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Essai Histoire

À Bad Arolsen, dans la forêt des archives nazies


par Jean-Marc Dreyfus , le 11 septembre 2008


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Le Service international de recherches, situé à Bad Arolsen en Allemagne, a été créé après la guerre pour retrouver la trace de millions de personnes déportées ou déplacées. Pendant la guerre froide, ses archives – fichiers de personnes, listes de transport, registres de décès de plusieurs camps de concentration, recensements de tombes et de fosses communes – ont servi à renseigner les familles et à instruire les demandes de réparation. Elles viennent d’être ouvertes aux chercheurs, suscitant l’intérêt de la communauté scientifique internationale.

Bad Arolsen est une petite ville située au nord du land de Hesse, dans une région rurale et boisée, à une heure de voiture de Dortmund, qui est la porte du bassin de la Ruhr ; mais le visiteur a ici le sentiment de s’être perdu dans la province allemande la plus profonde. Bad Arolsen est connu dans le monde entier, depuis quelques décennies, mais pas pour ses curiosités historiques : c’est là que se trouve le Service international de recherches, placé sous l’égide de la Croix-Rouge. Le SIR (souvent connu par ses initiales en anglais, ITS, pour International Tracing Service) est à la fois un centre de recherche, un lieu de mémoire de la persécution, du travail forcé et de la Shoah, et un gigantesque dépôt d’archives. Cette institution, créée en 1948, devait terminer le travail de recherche des personnes disparues et de réunion des familles entrepris dès avant la fin de la guerre : elle existe encore aujourd’hui, témoignage de l’incessante quête de mémoire, du travail de deuil jamais interrompu, mais aussi des procédures de réparations allemandes.

Aujourd’hui, elle se trouve à un tournant de sa déjà longue histoire, puisqu’elle a accueilli en juin 2008, pour la première fois, une équipe d’historiens venus évaluer ses kilomètres d’étagères chargées de documents [1]. Les dernières grandes archives de la persécution ont enfin été ouvertes à la recherche, après des années de tensions et une crise politique et diplomatique en partie relayée par les médias internationaux. Comment en est-on arrivé là ? Quelle est l’histoire de cette institution discrète et pourtant connue dans le monde entier ? Elle est complexe, témoignant des difficultés qu’ont rencontrées les Alliées après leur victoire dans la gestion de l’Allemagne, de la guerre froide et des évolutions de la mémoire du national-socialisme.

Des millions de personnes déplacées

La politique de l’Allemagne nazie a provoqué non seulement la mort de millions de personnes, civils ou militaires, mais aussi le déplacement de millions d’autres à travers l’Europe. À la victoire des Alliés en Europe, des millions d’hommes et de femmes s’étaient retrouvées sur le territoire allemand. Il y avait bien sûr les soldats démobilisés et les Allemands réfugiés de l’Est, qui fuyaient l’avancée de l’Armée rouge. Il y avait aussi des millions de soldats alliés prisonniers, de collaborateurs du régime nazi qui avaient fui devant les troupes américaines ou soviétiques et suivi les vainqueurs d’hier dans leur retraite. Il y avait encore les centaines de milliers de déportés, résistants, otages ou persécutés raciaux, en tout cas ceux qui étaient encore en vie. Et il y avait aussi les huit millions de travailleurs forcés emmenés sur le territoire allemand pour participer à l’effort de guerre du Reich.

Le sort de toutes ces personnes était mal connu des Alliés ; l’horreur des camps de concentration et d’extermination ne fut révélée au monde qu’à partir du début 1945. Il se créa dès ce moment-là des services de recherches, qui dressaient des listes de personnes dont on était sans nouvelles et que leur famille recherchait. Les différents États alliés mirent en place de semblables bureaux de recherches : en France, il était abrité par le ministère des Prisonniers, déportés et victimes de guerre, à la tête duquel se trouvait Henri Fresnay, et était installé au 63 avenue Foch, dans les locaux occupés peu de temps auparavant par la Gestapo. Les bureaux nationaux de recherches installèrent des antennes dans chacune des zones d’occupation en Allemagne. À côté de ces initiatives officielles, des dizaines d’autres bureaux furent créés par les diverses organisations d’assistance, les organismes nationaux de la Croix-Rouge, les organisations juives américaines comme l’American Joint Distribution Committee. Tous ces services, aux ressources souvent limitées, s’écrivaient frénétiquement les uns les autres pour échanger des informations. Leur histoire, qui reste à écrire, est d’autant plus importante qu’ils furent des lieux où ont été rassemblés les premières informations et les premiers récits sur la cruauté nazie, sur le système des camps et sur la destruction des Juifs d’Europe.

C’est dans ce contexte qu’a été créé le Service international de recherches. L’histoire de son émergence est pour l’instant encore confuse : un premier projet de création aurait émergé au sein du Relief Department, du service de secours d’urgence, du Foreign Office, à partir de 1943, sous la direction du major Eyre Carter. Il fut installé à Francfort, dans l’immeuble de la firme de chimie Hoechst. Puis, après la victoire, il fut créé un service des personnes déplacées et des réfugiés, à la direction quadripartite, au sein du Haut-commissariat interallié installé à Berlin. Il s’agissait au départ d’un petit service, chargé de coordonner les efforts de recherche entre les différentes puissances occupantes, l’Union soviétique acceptant encore plus ou moins de collaborer à ce moment-là.

Dès la fin 1945, un nouveau service fut créé, le Service de recherches des enfants : l’opinion internationale s’était en effet émue des révélations de l’opération Lebensborn, mise en place par Himmler, et qui est restée dans les mémoires. Le Lebensborn incitait les jeunes filles allemandes à procréer et à faire don au Führer de leurs bébés, placés dans des maisons d’éducation nazies. Mais l’opération consista surtout à enlever à leurs parents biologiques des enfants polonais et plus généralement slaves, dont les « caractéristiques raciales » correspondaient à celles qu’on imaginait être de race aryenne. Le service de recherches des enfants entreprit d’interroger et de contrôler 200 000 enfants et adolescents dont l’origine était suspecte et qui se trouvaient placés, soit dans des orphelinats, soit, plus fréquemment, dans des familles d’accueil allemandes.

Le recensement des tombes et des fosses communes

À partir de la fin 1946 aussi, une commission fut créée au sein du service des personnes déplacées et des réfugiées pour réfléchir à la création d’un Service central de recherches. On choisit de le localiser dans la petite ville d’Arolsen, qui était intacte et qui offrait des bâtiments de grandes tailles disponibles : une caserne SS, le « nouveau château », datant du XIXe siècle, et même le château baroque, dont le propriétaire, un général nazi, avait été emprisonné. Arolsen avait l’avantage aussi d’être en zone américaine, mais non loin des trois autres zones d’occupation. Le Service central de recherches d’Arolsen fut placé quelques temps sous l’égide de l’UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration) et, à partir du 1er juillet 1947, de l’IRO (Organisation internationale pour les réfugiés).

La création officielle du SIR date du 1er janvier 1948. Le Service repassa sous le contrôle allié en avril 1951. Le mandat de 1948 était provisoire, il s’agissait pour le SIR de terminer le travail commencé au début de l’année 1945. L’institution s’installait à ce moment-là dans le provisoire, alors que la situation des personnes déplacées commençait à se régler, avec la création de l’État d’Israël en mai 1948 et surtout la révision de la politique d’immigration des États-Unis, à l’été de la même année. Par ailleurs, l’Union soviétique s’était retirée de la gestion de l’organisme, signe que la guerre froide s’installait là aussi. Les prédécesseurs du SIR avaient commencé à comprendre l’ampleur de la catastrophe européenne, des massacres et des déplacements de population, et surtout entreprit de concentrer les archives qui pouvaient être utiles aux recherches. Parmi celles-ci – et cela est d’importance pour comprendre les débats actuels, très violents, autour de l’institution – figurent les fichiers de personnes, les listes de transport et les registres de décès de plusieurs camps de concentration (mais pas de tous).

À la fin 1945, les autorités alliées avaient ordonné, chacune dans leur zone d’occupation en Allemagne, le recensement de tous les étrangers ressortissants des États alliés contre l’Allemagne. Les maires de toutes les communes allemandes furent obligés de répondre. Ces listes ont été fournies au service central de recherches. Un peu plus tard, ce furent les fosses communes, les tombes individuelles de tous les étrangers morts sur le territoire allemand, qui firent l’objet d’un recensement. Il fallut pour cela reconstituer les transports d’un camp à un autre et les trajets des « marches de la mort », c’est-à-dire l’évacuation des camps vers l’intérieur du Reich (on ne les appelait pas encore ainsi à l’époque). Les relevés des fosses et des tombes, là encore, ont été versés à l’organisme qui deviendra le Service international de recherches. Pour le SIR d’Arolsen, les recherches sur les Juifs assassinés ou survivants étaient incluses dans les recherches plus larges sur toutes les victimes non-allemandes de déplacements forcés, et en particulier les travailleurs forcés et les personnes déplacées, parmi lesquels les Juifs étaient nombreux, mais pas majoritaires. La Croix-Rouge de Munich créa un service de recherche pour les Allemands réfugiés ou expulsés de l’Est.

Un contrôle international

Dès 1952, le Service international de recherches d’Arolsen fit face à une nouvelle tâche. La première grande loi fédérale allemande d’indemnisation des victimes du national-socialisme avait été votée en 1952, sous le nom de loi BeG (Bundesentschädigungsgesetz). Elle dédommageait, parfois largement, les victimes allemandes ou qui avaient eu la nationalité allemande, pour toute sorte de persécutions, depuis la privation d’une formation universitaire jusqu’à l’emprisonnement dans un ghetto ou un camp de concentration, en passant par les séquelles médicales et même le port de l’étoile jaune ou de tout autre signe distinctif [2]. Les citoyens israéliens pouvaient aussi bénéficier de cette loi (mais pas les autres victimes non-allemandes). Pour obtenir les réparations, bénéficier des pensions, il fallait montrer des certificats d’internement et le SIR, qui avait conservé tant de documents des camps de concentration, était à même de les fournir. Les demandes adressées à l’organisme de recherches se diversifièrent dès ce moment-là.

L’étape suivante dans l’histoire, déjà compliquée, du SIR, fut le traité de Bonn, en 1955, qui redonna son indépendance à l’Allemagne fédérale. Dans le texte même du traité, les puissances alliées occidentales exigèrent de l’Allemagne qu’elle prenne leur suite dans la gestion du service d’Arolsen. Mais il fut décidé de placer l’organisme sous le contrôle du Comité international de la Croix-Rouge, pour garantir l’impartialité de l’institution, mais aussi probablement parce que le Comité avait l’expérience de la gestion d’un grand service de recherches : celui qu’elle maintenait à Genève pour les prisonniers de guerre avait été créé en 1914. Il s’agissait aussi de maintenir un contrôle international sur les dossiers du SIR, sans faire confiance à l’Allemagne dix ans seulement après la fin de la guerre. Il est possible que le Comité international de la Croix-Rouge ait été volontariste pour se voir confier cette gestion, sans toutefois y prendre de grands engagements financiers [3] : dès l’après-guerre, les critiques avaient été violentes contre le désengagement presque complet de la Croix-Rouge auprès des victimes des persécutions nazies et particulièrement des Juifs. La Croix-Rouge avait été absente des camps de concentration et d’extermination et les rapports qu’elle avait produits sur ceux-ci avaient été lénifiants, pour dire le moins. Dès 1947, le Comité international s’était cru obliger de publier un dossier justifiant de son activité dans les camps [4]. La polémique rebondira avec violence trente ans plus tard [5].

En tout cas, un accord officiel fut signé le 6 juin 1955 entre le Comité international de la Croix-Rouge, la République fédérale d’Allemagne et huit pays vainqueurs. L’Allemagne fédérale devait financer le fonctionnement du SIR et les salaires des employés (sauf celui du directeur, payé par Genève). Il était instauré une Commission internationale où neuf pays occidentaux étaient représentés [6]. Le directeur suisse nommé était Nicolas Burckhardt [7]. Dès ce moment-là, ce qui attirait l’étonnement (et l’admiration aussi), c’est l’immense fichier constitué par noms de personne recherchée, qu’elle soit présumée vivante ou décédée. Les listes de transport et les fichiers des camps avaient été dépouillés. Avec l’élargissement des bénéficiaires potentiels des réparations allemandes, à partir de 1956, les demandes d’information et de certificat continuèrent d’affluer. À la fin de la décennie, ce furent les victimes des pseudo-expériences médicales nazies qui bénéficient de réparations. Un fonds de l’UNRRA fut aussi créé et Arolsen répondait aux demandes et fournissait des certificats, y compris de décès.

1,3 millions de requêtes

Dès le milieu des années 1950, les documents du Service de recherches intéressèrent les chercheurs. Le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale à Paris, sous la direction d’Henri Michel, se mit entre en contact avec le SIR, qui publia un premier Dictionnaire des camps et lieux d’internement nazis, en plusieurs volumes, plusieurs fois remis à jour. Ce dictionnaire est resté longtemps le travail de référence sur la question. Il a servi à établir l’index des bibliothèques pour les ouvrages concernant la déportation et la persécution nazie. Dès le milieu des années 1950 aussi, Yad Vashem, l’autorité nationale israélienne de commémoration de la Shoah et de la résistance, demanda et obtint des copies sur microfilms des documents d’Arolsen (mais on ne sait pas ce qui a été copié, s’il s’agit de l’intégralité des fonds réunis à l’époque). Le travail effectué par l’organisme était considérable. En 1960, la convention de 1955 fut prolongée.

Le SIR s’installait donc dans un provisoire qui durait. Il continuait à recevoir des archives diverses, par exemple celles de la Mission française de liaison, installée à Bonn, qui dépendait de l’ambassade. En 1970, Arolsen avait déjà reçu au moins 1,3 millions de requêtes, venues du monde entier, pour moitié de particuliers et pour moitié produites par les organismes les plus divers – des administrations responsables des réparations aux associations d’anciens déportés soucieux de rassembler de la documentation historique. La chronologie de ces demandes mériterait d’être étudiée. On voit une nette augmentation à partir de 1954, avec 103 363 demandes [8], dont 70 % pour l’application de la loi BeG sur les dédommagements aux victimes du national-socialisme, avec un maximum en 1974 (210 465 demandes enregistrées, plus de la moitié concernant la rédaction de livres de mémoire, de mémoriaux imprimés comprenant la liste des victimes juives d’une municipalité ou d’une région).

Il faut noter que, dès 1953, le SIR répondait à des demandes concernant des recherches historiques, 205 en 1953 et jusqu’à 5 325 en 1976. Sous la direction de A. de Cocatrix, entre juillet 1970 et la fin de 1977, le SIR communiquait largement, recevait des visiteurs qui s’en retournaient ravis dans leur pays, en décrivant ce fameux fichier, qui ne cessait de prendre de l’ampleur. Il y eut, après son départ, un net changement de politique, liée probablement à la personnalité du nouveau directeur. P. Züger resta jusqu’en 1985 et le nombre de requêtes diminua fortement sous sa direction, passant de 162 854 en 1976 à 38 380 en 1982. Son successeur, le très controversé Charles-Claude Biedermann, entama en 1985 un règne de plus de vingt ans. Sous sa direction, l’accès aux dossiers du SIR se fit de plus en plus restreint. Les visiteurs ne pouvaient plus voir que le fameux fichier. Certains bâtiments étaient interdits d’accès sans l’autorisation expresse du directeur.

Un mécontentement croissant

Or la fermeture – relative – d’Arolsen au monde extérieur correspondit avec une modification de la demande sociale et mémorielle autour de la Seconde Guerre mondiale. Trente-cinq ans après la fin de la guerre, les survivants commençaient à répondre aux demandes de leur famille, à faire des recherches sur les leurs assassinés dans les camps. Ils furent nombreux à écrire au Service international de recherches, qui répondait avec des délais plus ou moins longs, mais faisait à chaque fois une recherche approfondie. Il faut noter cependant qu’environ 50 % des demandes recevaient une réponse négative : il n’y avait pas d’informations sur la personne recherchée. Les années 1980 ont vu aussi en Europe de l’Ouest et aux États-Unis une demande croissante d’accès aux archives de la persécution nazie en général et de la Shoah en particulier. Dans tous les pays occidentaux, des polémiques éclataient sur les archives peu accessibles, voire fermées à la recherche en application de lois restrictives (y compris les archives du Comité international de la Croix-Rouge). La chute du communisme en Europe centrale et orientale permit à partir de 1989 l’accès à de nouvelles séries d’archives demeurées fermées jusque-là.

La situation du SIR contrastait de plus en plus avec l’effervescence autour des masses de documents produits par les bureaucraties nazies. Les amicales d’anciens déportés protestaient et certains diplomates exprimaient leur mécontentement. En 1992, la Commission internationale tenta sans succès d’obtenir le renvoi de M. Biedermann. Ainsi, en 1998, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes lança une campagne et publia une brochure, appelant à l’ouverture des archives d’Arolsen à la recherche. Le directeur se retranchait à chaque fois derrière l’accord de 1955 et la priorité donnée aux recherches des familles, « dans un but humanitaire ». L’institution la plus en pointe dans l’identification des archives fut le Musée-Mémorial de l’Holocauste à Washington. Celui-ci entreprit la reproduction de toutes les archives disponibles relatives à la Shoah, dans le monde entier. Cette gigantesque opération, encore en cours, oblige à passer des accords de reproduction. Le pays détenteur des archives reçoit en général une copie des microfilms [9]. Dans de nombreux pays, cette opération permet la conservation d’archives menacées par le temps, qui ne sont plus désormais consultables que sur microfilms.

La situation devenait d’autant plus paradoxale que l’activité du SIR avait été démultipliée après la chute du communisme. En particulier, l’Allemagne s’apprêtait à dédommager, enfin, les travailleurs forcés de l’Est. Après des années de débat, une dernière, peut-être l’ultime fondation d’importance, fut créée pour payer une somme forfaitaire aux Ukrainiens et aux Biélorusses qui avaient travaillé sans paiement pour l’économie de guerre du Reich [10]. Arolsen fut sollicité et reçut un nombre record de dossiers, qu’elle traita, de façon simplifiée, en vérifiant ses registres de travailleurs forcés. À partir de 1991, le SIR traita plus d’un million de demandes de ce type, vérifiant simplement si le nom du requérant se trouvait dans son fichier central.

Lors des grandes conférences sur la Shoah de la fin des années 1990, le Service de recherches était de plus en plus souvent mentionné. La déclaration finale de la Conférence de Stockholm sur l’éducation de l’Holocauste, en 2000, où plus de trente chefs d’État et de gouvernements étaient présents, exigeait l’engagement d’ouvrir largement les archives de la persécution encore fermées aux chercheurs. C’était là une allusion claire à la situation d’Arolsen. Mais Charles-Claude Biedermann tenait bon. Il est difficile à l’heure actuelle de savoir exactement pourquoi il était impossible d’infléchir cette fermeture, face à toutes les protestations. Les rumeurs allaient bon train : on parlait des services secrets occidentaux, qui auraient toujours eu accès aux archives et qui ne voulaient pas que l’on découvre qu’il y aurait eu là des informations sur les criminels de guerre ; on disait que les Allemands ne voulaient pas payer davantage de réparations et qu’on aurait ouvert ainsi la porte à de nouvelles demandes. Devant ces archives fermées, de plus en plus mystérieuses, on pouvait tout imaginer : des documents inédits et cruciaux sur la politique hitlérienne, sur la Shoah, sur les responsabilités des puissances occidentales, sur les criminels, etc. Comme toujours, le secret alimentait les bruits. La position du Comité international de la Croix-Rouge demeurait mystérieuse (elle l’est toujours), la France s’affirmait pour l’ouverture, les Italiens contre… Il semble de toute façon que le statut provisoire de 1955, renouvelé en 1960, n’était plus adapté et qu’il était facile de se retrancher derrière celui-ci : on ne savait plus quelle instance pouvait prendre la décision d’ouvrir les archives. Et, devant l’afflux de demandes, et peut-être pour apporter une raison supplémentaire au refus de l’ouverture, les dossiers en retard s’accumulaient. Il y en eut jusqu’à 400 000 en attente de réponse, alors que le ministère allemand de l’Intérieur, de qui dépend curieusement Arolsen, faisait des économies de personnel et imposait une réduction du nombre d’employés.

À partir de 2004, le Musée de l’Holocauste intensifia sa campagne pour l’ouverture des archives du SIR. Paul Shapiro, le directeur du Centre de recherche avancé sur l’Holocauste, le département de recherche du Musée, chercha à rendre l’affaire publique et surtout, à obtenir l’appui du Département d’État américain. Dans ses déclarations publiques, il alla jusqu’à affirmer que la fermeture des archives était une forme de négationnisme de la Shoah, que les Allemands ne pourraient pas éviter une seconde Shoah, etc. Il y eut même, à la suite de ces déclarations, un incident diplomatique entre les États-Unis et l’Allemagne, cette dernière étant pourtant prompte à donner tous les gages possibles quant à son intérêt pour la mémoire de la Shoah, la commémoration et la recherche historique [11]. Finalement, la crise prit une telle ampleur que même la Croix-Rouge à Genève fut obligée de réagir : Charles-Claude Biedermann fut brutalement limogé, après près de vingt-cinq ans de services, et remplacé par Reto Meister, un délégué rompu aux situations de crise (il a été en poste à Bagdad pendant la guerre Iran-Irak, à Beyrouth pendant la guerre du Liban, en Amérique centrale et au Népal). Un accord fut finalement obtenu : les représentants des onze pays siégeant à la Commission internationale se mirent d’accord pour l’ouverture des archives. Un amendement à l’accord de 1955 fut rédigé, l’ouverture fut effective au printemps 2008.

Une mine d’archives

Peu après la signature du protocole, le 28 mars 2007, Paul Shapiro témoigna devant la Commission pour les affaires étrangères du Congrès (sous-commission Europe). Dans une présentation ambitieuse, il mit en avant les nécessités, à ses yeux à la fois morales et scientifiques d’ouvrir les dossiers d’Arolsen aux chercheurs et de les reproduire pour les mettre à la disposition des survivants. On comprenait nettement que, pour lui, seul le Musée de l’Holocauste de Washington serait à même de réaliser cette tâche, alors que les derniers survivants disparaissaient les uns après les autres. Les collections sont aujourd’hui en voie de digitalisation, par un procédé qui permettra des recherches par lieu (alors que l’ensemble des documents d’Arolsen ont été classés, depuis 1948, en fonction des noms de personnes à rechercher). Une première livraison de copies a déjà été faite à Jérusalem et à Washington, la suite est annoncée en un calendrier qui s’échelonnera jusqu’en 2011. Et la question reste posée : que sont ces dix-sept millions de documents ? Quelles informations nouvelles sur la Shoah et sur la persécution en général contiennent-ils ? Les archives, de complètement fermées, se sont retrouvées complètement ouvertes, avec un délai d’accès à vingt ans, c’est-à-dire moins que le délai habituel (trente ou cinquante ans), pour des dossiers qui sont surtout, par définition, des dossiers personnels et des listes de noms. Le statut du SIR reste à redéfinir. Un comité stratégique est annoncé pour septembre 2008. Ces archives ne mériteraient-elles pas d’être classées patrimoine mondial de l’UNESCO ?

Il apparaît qu’un quart des dossiers concernent des Juifs. Les documents sont d’une extrême variété. À Arolsen, il y a tout d’abord le fameux fichier, Il utilise une méthode compliquée pour se repérer dans la complexité des orthographes de noms de familles venus de toutes l’Europe. Ainsi, le nom « Schwartz » peut s’écrire de 156 façons différentes et n’est retranscrit que d’une seule façon dans le fichier : « Svartz ». La retranscription dans le fichier des noms et des prénoms fait l’objet d’un volume entier, de plusieurs centaines de pages. Il faut un minimum de quatre mois pour commencer à s’y retrouver et à pouvoir faire une recherche. L’informatisation doit faciliter les choses, mais, en attendant, on se demande comment il sera possible de se passer de l’expérience des employés d’Arolsen pour retrouver un dossier en partant d’un nom.

Dans la section d’archives sur les personnes déplacées, on trouve par exemple 35 000 enveloppes contenant des informations sur un individu précis, 4 436 boites contenant des listes par pays, 230 boites contenant des listes de personnes, juives pour la plupart, des fichiers de l’après-guerre, 16 000 dossiers de l’International Committee for European Migration, 10 650 du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ainsi que des dossiers très divers, venant de plusieurs hôpitaux et sanatoriums. Il y a là aussi les « shipping lists », les listes d’immigration des personnes déplacées, sources importantes pour l’histoire des migrations d’après-guerre et pour l’histoire des familles (mais ces listes ont leur équivalent dans les pays d’arrivée). Et n’oublions pas les dossiers du Haut-commissariat aux réfugiés de Hong-Kong, qui sont arrivés là on ne sait comment !

La section sur le travail forcé rassemble les fameuses listes de recensement des ressortissants étrangers se trouvant en Allemagne en 1945, mais les listes pour la zone soviétique sont loin d’être complètes. On trouve aussi là des certificats de naissance, de mariage et de décès émis par les autorités allemandes et concernant les travailleurs forcés, ainsi que des registres d’hôpitaux, et bien d’autres documents encore.

La section des camps de concentration contient des archives originales des camps, les fichiers, les registres de décès (qui étaient tenus par les détenus eux-mêmes) et les listes de transfert. Cependant, le matériel est très inégal d’un camp à un autre. Si l’on trouve presque toutes les archives de Buchenwald, un camp comme Maïdanek n’est presque pas représenté. Les archives du Struthof-Natzweiler sont surtout conservées aux Archives départementales du Bas-Rhin et il n’y a à Arolsen rien d’original, ou presque, sur Auschwitz.

75 % des documents d’Arolsen sont des originaux. Certains de ces originaux, comme tous les dossiers de la Gestapo, existent depuis longtemps à l’état de copies, facilement accessibles, dans les archives des Länder respectives. Rappelons aussi que la plupart des documents ont été reproduits et fournis à Yad Vashem en 1956. Et les réduire à des archives de la Shoah est une erreur : il s’agit de documents sur toutes sortes de victimes et aussi sur les bourreaux : parmi les personnes déplacées se trouvaient de nombreux collaborateurs des Allemands, des Allemands ethniques ou bien de nationalité minoritaire de l’empire soviétique. Ivan Demjanjuk, qui a été jugé et acquitté en Israël pour crimes contre l’humanité, y possède une fiche à son nom, sur laquelle il est précisé qu’il a bel et bien travaillé à Treblinka !

Il reste enfin les demandes interrogeant le Service de recherches, nommées les «  TD files » (pour tracing and document files). Il y en a 2,4 millions classés chronologiquement, auxquels il faut ajouter 105 000 demandes antérieures à la création du SIR (c’est-à-dire à 1948) et quelques centaines de milliers de dossiers ayant provoqué une réponse négative et classés à part. La moitié des demandes proviennent de particuliers, l’autre d’institutions de tout type. Ces dossiers requièrent des informations sur un ancêtre déporté, sur l’emplacement d’une tombe, un certificat d’internement ou de travail forcé. Il est émouvant de les voir ainsi empilés, soigneusement classés, témoins du travail considérable qu’a effectué le SIR depuis sa création, une opération humanitaire d’une ampleur inégalée jusqu’à aujourd’hui. Ils témoignent du drame de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme, ainsi que de l’interminable gestion mémorielle et financière des conséquences de la catastrophe. Ils sont pour la plupart de modestes bouteilles à la mer lancées par des survivants, qui espèrent recueillir une précieuse bribe d’information sur un membre de leur famille qu’ils ont vu pour la dernière fois à la descente du train de déportation, parfois même sur l’itinéraire d’un camp à un autre qu’ils ont eux-mêmes connu, n’ayant pu conserver le compte et le nom de tous les camps par lesquelles ils sont passés. Ils constituent en eux-mêmes une matière historique de premier ordre sur les suites de la persécution et de la folie nazies, qu’il reviendra aux historiens d’étudier.

Il est peu probable que les autres millions de documents d’Arolsen ouvrent des champs nouveaux d’investigation : on ne retrouvera sûrement pas l’ordre d’Hitler d’assassiner les Juifs d’Europe, ni même la liste de Schindler (contrairement à ce qui a été écrit dans certains articles de presse ). Les dossiers d’Arolsen permettront de compléter les recherches déjà existantes, basées sur des archives différentes, et, surtout, ils seront une source première pour entamer une nouvelle recherche. Ils permettront de préciser la géographie de la persécution, rangés tels qu’ils le sont par zone géographique. Ils faciliteront aussi largement les études prosopographiques sur un camp, un kommando de travail, un convoi de déportation, un camp de personnes déplacées, etc. Il reste encore un travail considérable à effectuer, avant que les historiens ne disposent d’un inventaire complet et utilisable et, bien sûr, il faudra écrire l’histoire de l’institution même. Les archives du SIR n’ont pas encore livré tous leurs secrets, si tant est qu’ils existent.

par Jean-Marc Dreyfus, le 11 septembre 2008

Pour citer cet article :

Jean-Marc Dreyfus, « À Bad Arolsen, dans la forêt des archives nazies », La Vie des idées , 11 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./A-Bad-Arolsen-dans-la-foret-des

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Le premier atelier de recherche historique dans les dossiers du Service international de recherches a été organisé en collaboration avec Centre de recherche avancée sur l’Holocauste, l’un des départements du Musée-Mémorial de l’Holocauste à Washington. Il a fait travailler ensemble quinze historiens, sociologues, anthropologues et archivistes (dont moi-même), du 16 au 27 juin 2008. Je tiens à remercier le SIR et le Musée de Washington pour leur invitation à cet atelier. Cet article est largement redevable des discussions animées que j’ai eues avec mes collègues, que je tiens à remercier également ici.

[2Pour une vue complète de l’ensemble de l’édifice législatif, complexe, des réparations allemandes, voir Constantin Goschler, Schuld und Schulden. Die Politik der Wiedergutmachung für NS-Verfolgte seit 1945, Göttingen, Wallstein, 2005.

[3Les négociations qui menèrent à l’accord de 1955 furent serrées : la RFA réclamait le contrôle du SIR tandis que le Comité international de la Croix-Rouge pesa de tout son poids pour obtenir que le directeur fût suisse.

[4Internationales Komitee vom Roten Kreuz, Die Tätigkeit des IKRK zugunsten der in den deutschen Konzentrationslagern inhaftierten Zivilpersonen (1939-1945), Genève, 1947.

[5Devant la charge et les interrogations, et alors que ses archives demeuraient fermées aux chercheurs, le comité international de la Croix-Rouge commandita un travail fouillé à l’historien Jean-Claude Favez, qui eut accès à tous les documents de la période de la guerre. La recherche, très sévère envers la Croix-Rouge, fut publiée, ce qui mit fin à la polémique (Jean-Claude Favez, Une mission impossible. Le CICR, les déportations et les camps de concentration nazis, Lausanne, Payot, 1998).

[6Il s’agissait de la Belgique, la France, la République fédérale allemande, Israël, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et les États-Unis. Plus tard, la Grèce et la Pologne rentreront dans la Commission internationale.

[7Sur cette signature, voir : R. B., «  Le Service international de recherches  », Revue du Comité international de la Croix-Rouge, août 1955, p. 514-525.

[8Statistiques fournies par le SIR, à partir des données publiées dans les rapports annuels.

[9En France, des accords ont été signés en ce sens entre le Musée de Washington, la Fondation pour la mémoire de la Shoah et les Archives nationales.

[10En 2000, une loi allemande créa la Fondation «  Erinnerung, Verantwortung, Zukunft   », dotée de 10,1 milliards d’euros. À la date de la forclusion du dépôt de demandes de dédommagement, le 12 juillet 2007, 4,4 milliards d’euros avaient été distribués à 1,6 millions d’anciens travailleurs forcés.

[11Roger Cohen, «  US-German Flare-Up Over Vast Nazi Cam Archives  », New York Times, 20 février 2006.

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