Laurent Bove dresse un portrait vigoureux et ardent d’un philosophe peu fréquenté, Vauvenargues, qui réussit selon lui une belle synthèse entre les pensées de Spinoza et de Pascal : le philosophe aixois serait ainsi parvenu à concilier deux conceptions antithétiques du désir, tout à la fois manque (Pascal) et puissance (Spinoza)
Recensé : Laurent Bove, Vauvenargues ou le séditieux. Entre Pascal et Spinoza, une philosophie pour la seconde nature. Honoré Champion, Paris 2010, 328 p., 65 €.
Qui, aujourd’hui, connaît Vauvenargues ? Le nom, sans doute, que la mémoire du promeneur de la montagne Sainte-Victoire aura fixé avec le souvenir de la dernière demeure de Picasso. Mais l’auteur ? Qui le lit ? Pas grand monde, il faut bien le reconnaître. Qui l’a lu ? Voltaire certainement, qui a annoté la première édition de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain, sans en saisir toute la dimension subversive. Laurent Bove prévient : « La pensée authentique de Vauvenargues est très peu connue. Elle ne joue aucun rôle dans l’histoire de la philosophie et un rôle mineur dans l’histoire de la littérature. » (p. 15). À considérer la série des contresens de ses éditeurs et commentateurs successifs, on se met à penser qu’il eût été préférable que personne ne l’ait lu. Pourtant le titre du livre que Laurent Bove lui consacre, après plusieurs années de recherche, ainsi que ses deux sous-titres, nous en avertissent : un tel regret serait un nouveau contresens. Comment regretter ce qui est le produit d’une histoire tout entière déterminée de façon nécessaire, quand elle advient à un texte qui fait profession de nécessitarisme ? La longue introduction expose la généalogie des lectures d’une œuvre cryptée par son auteur lui-même au point de tromper le jésuite des Mémoires de Trévoux qui trouve qu’il « honore partout la religion et la vertu » (cité p. 36). Repris dans l’Encyclopédie, sans mention de nom d’auteur, certains de ses propos furent frappés par la censure. Et Vauvenargues restera, jusqu’à une date très récente, à l’exception d’un commentateur du début du XIXe, Prévost-Paradol, qui comprend la filiation spinoziste de sa pensée, un moraliste un peu superficiel, penseur de l’action. La découverte et la publication au XIXe siècle de manuscrits inédits furent l’occasion, pour son éditeur, Gilbert, de le présenter comme un penseur jeune et incohérent, balançant entre nécessité et liberté. La lecture contemporaine d’un auteur à découvrir [1] a pour enjeu la compréhension du caractère imaginaire de cette contradiction, laquelle est au principe du système spinoziste.
Généalogie d’un contresens
Pourquoi une telle méprise ? Par la volonté de Vauvenargues lui-même, certainement. Mais si l’on « nie que la volonté soit jamais le premier principe », que l’on soutient qu’elle est « au contraire, le dernier ressort de l’âme, (…) l’aiguille qui marque les heures sur une pendule et qui la pousse à sonner » [2], quels ressorts ont déterminé le philosophe aixois à un tel jeu de cryptage, payé du prix d’une si mauvaise renommée ? Le mérite du travail de Laurent Bove est double : établir, par la fréquentation des manuscrits le fait du cryptage et en rendre raison par l’intelligence du contexte de l’œuvre et de sa réception. L’axe de lecture que les textes posthumes rendent possible, singulièrement le Traité sur le libre arbitre, fait apparaître la position philosophique de Vauvenargues : elle compte parmi celles qui sont qualifiées de « spinozistes » au XVIIIe siècle. C’est ce qualificatif, pris dans son contexte, qui rend raison de la stratégie éditoriale de l’auteur, pour autant qu’il désigne non pas une école ou la pensée de Spinoza, mais toute pensée, revendiquée ou combattue, mettant en cause les fondements moraux et religieux de l’ordre établi. Figure que retient Vauvenargues, dans sa seule référence explicite au philosophe hollandais [3]. Le rapport de notre moraliste avec l’auteur de l’Ethique est-il direct ? Sans doute pas, mais il passe très probablement par Boulainvilliers, auteur de la Réfutation des erreurs de Benoît de Spinosa qui est son Essay de métaphysique, auteur aussi d’une œuvre historienne et politique, aux accents machiavéliens patents, que le philosophe aixois a lue. Il n’en reste pas moins vrai que, en cette première moitié du XVIIIe siècle, la thèse nécessitariste ne peut avancer que masquée, si elle veut franchir la barrière de la censure. C’est ce qui explique la stratégie du jeune philosophe qui livre un texte coupé d’une introduction, révélée plus tard par les manuscrits, et qui devait exposer le fondement ontologique des écrits moraux. Stratégie trop bien réussie en quelque sorte. Il faut la décision philosophique de Laurent Bove pour rendre ces textes cohérents et les articuler en une problématique féconde qui permet de les lire effectivement, c’est-à-dire d’en faire apparaître le sens réel en restituant les articulations et les fondements sans lesquels il se perd.
Vauvenargues spinoziste…
De ce point de vue, la première partie de l’ouvrage (Le « Spinozisme » de Vauvenargues) est remarquable et fascinante pour le lecteur qui découvre plus qu’une convergence de pensée, des similitudes de formulations entre le philosophe aixois et son homologue amstellodamois. La condition de cette lecture engage que l’on ait compris « qu’une philosophie de l’activité peut être aussi et sans contradiction (…) une philosophie de la stricte nécessité » (p. 65), ce que ne pouvaient admettre ses éditeurs successifs pour qui la « libre nécessité » spinoziste reste un oxymore. Or, ce que Vauvenargues énonce comme dépendance à l’égard de Dieu, c’est la productivité de la nature ou de la vie en chaque être : une pensée fort proche de Spinoza. Du coup, rien n’interdit de concevoir une action qui soit à la fois volontaire et conforme à la nécessité des lois de la nature : « La violence que nos désirs souffrent du dehors est entièrement distincte de la nécessité de nos actions. Une action involontaire n’est point libre ; mais une action nécessaire peut être volontaire, et libre, par conséquent. Ainsi la nécessité n’exclut point la liberté. » (cité p. 78). La conséquence tient à l’identification de la vertu et de la force, c’est-à-dire à l’identification de la vertu et de la puissance d’agir effective qui est celle d’un être déterminé, puissance qui, chez un homme, est son devenir éthique.
… et lecteur de Pascal
Mais c’est en lecteur de Pascal que Vauvenargues s’approprie le spinozisme, ce qui le conduit à faire porter l’accent sur la finitude voire le vide au cœur de l’existence de chacun : chez lui, c’est cette expérience de l’inquiétude qui est, subjectivement, motrice. C’est la raison pour laquelle, pour lui, chacun est conduit à valoriser tout ce qui peut le favoriser au point, bien souvent, de mettre « soi-même avant tout ». Tel est l’amour-propre, amour de ce « moi haïssable » sur lequel l’anthropologie pascalienne a mis l’accent. Mais précisément, là n’est pas le dernier mot du moraliste aixois. Participant d’un processus de pensée, celui qui construit l’individu de la première modernité, il perçoit le nihilisme d’une position qui ne comprend pas la puissance agissant au fond de cet affect aliénant : celle d’une « intime satisfaction », d’un « amour de nous-mêmes » « qui précède tout égoïsme car il est antérieur à la constitution imaginaire de l’ego » (p. 111), retrouvant le concept spinoziste d’acquiescement en soi-même ou contentement de soi (acquiescentia in se ipso).
La lecture que Bove donne de son auteur se fait alors comprendre dans son enjeu contemporain. En effet, prise dans la perspective de la généalogie de l’individualité, le moment Vauvenargues est celui d’un effort pour échapper à l’antinomie qui oppose le sujet de l’individualisme possessif, dont l’être s’épuise en calculs rationnels destinés à augmenter son avoir, et sa critique augustinienne qui voit dans l’amour-propre la marque indélébile de la chute originelle et dans son humiliation, la condition du salut.
De l’auteur des Pensées, Vauvenargues retient la fermeté du tableau clinique de la condition humaine, de « l’homme sans Dieu » s’épuisant dans une quête indéfinie du bonheur, impossible à satisfaire parce que conduite dans l’oubli de l’objet du désir, Dieu même, dont seul le vide est éprouvé du fait du péché originel. Le monde de la seconde nature n’est donc pas pensable, chez lui, en référence à la nature perdue, parce qu’il est « le vrai monde, le seul monde, celui de l’homme » (p. 283). Le désir sans Dieu pascalien, devient « désir sans objet » propre à l’inquiétude du philosophe aixois [4], caractérisant une deuxième nature détachée de la première et pensée du point de vue de la nécessité des enchaînements qui la constituent, sans être rapportée à la transcendance, fût-elle cachée. C’est dire que notre auteur parvient à concilier deux concepts du désir pourtant radicalement opposés : celui d’un manque essentiel qui meut l’individu du fait du manque d’être (ou du manque à être) en lui ; et celui d’une force ou d’une poussée sans finalité pré-déterminée, sans objet naturellement donné. Pascal ou Spinoza, si l’on veut ; et bien d’autres. Tant aux niveaux logique qu’ontologique, la conciliation semble impossible. « Désir sans objet » prend deux sens différents : il est, dans une problématique de type pascalien, privation ou distance infinie, « vide infini » qui rend compte de la quête indéfinie et impuissante à trouver le bonheur « sans la foi » ; il est, dans la problématique spinoziste, l’essence affirmative du désir, le principe de sa productivité, ce qui permet de le penser comme « essence de l’homme, en tant qu’elle est déterminée par une quelconque affection d’elle-même ». Dans un cas, l’absence d’objet est principe d’aliénation, dans l’autre d’émancipation : soit le désir enferme dans une quête désespérée, soit il est puissance productive d’un monde humain. Dans un cas, l’existence humaine relève d’une « deuxième nature », dans l’autre la nature est une, sans écart et sans vide. Mais dans les deux cas, la servitude procède de l’imagination selon laquelle le bonheur résulte de la maîtrise d’un objet et le malheur de sa privation. En reprenant la description pascalienne de la seconde nature comprise comme étant la seule nature existant effectivement, Vauvenargues forge une ontologie personnelle dans laquelle l’inquiétude, la « mésaise » joue un rôle qui peut être productif. S’agit-il encore d’une « seconde » nature, puisque c’est la nature humane elle-même, puisque l’émancipation n’est pas restitution d’une origine perdue ? Ce que Laurent Bove dit bien : « Ce que n’accepte pas Pascal, c’est que nous ne soyons rien d’autre que cette aptitude éphémère et tendue à produire, par de nouvelles actions, de « nouvelles idées », de « nouvelles passions », de l’être nouveau, auquel notre vie est perpétuellement suspendue. Et qu’en dehors de cette activité, de cette productivité naturante indéfinie, notre être n’est rien » (p. 293). L’accord entre les deux concepts du désir est réalisé, chez Vauvenargues, par une autre ontologie du temps, dans laquelle la reconnaissance de l’impossibilité de se fixer au temps présent devient le levier de la productivité de l’imaginaire, tout en étant la cause de la quête aliénante du bonheur, sur un mode qui fait penser à ce que dira, un siècle plus tard, Leopardi. Faut-il conserver le mot de « seconde nature » au risque de maintenir, ne serait-ce que sous forme de fantôme, la première ? La question se pose d’autant plus que la figure que ce fantôme peut prendre est celle d’un état de perfection réalisée, de paradis (re)trouvé. C’est donc une éthique et une politique de la conversion des passions, et non de leur éradication, qui est ainsi rendue possible. Politiquement, c’est « l’action du prince populaire et accessible (…) non plus éclairée par une raison politique abstraite (…) mais par la familiarité de son âme comme pratique, inhérente à la diversité des forces de l’État » (p. 223) qui est déterminante. Mais c’est aussi, surtout ?, l’idée d’un « peuple à part », peuple des passions, des « bas-fonds », non pas porteur de la vérité à venir, mais ambivalent , endurci dans et par la misère, capable de « funestes courages » (cité p. 298) et, sans doute, levier de transformations sociales et politiques. Éthiquement, la sagesse n’est pas opposée à la sensibilité, mais identifiée aux « passions libres ou exprimant la libre nécessité de notre être dans l’amour de la vérité et de la gloire. » (p. 233).
Concluons ce trop bref compte rendu avec l’auteur : « Sur fond d’horizon pascalien, le conatus politique vauvenarguien, c’est donc la puissante liberté de la force inquiète et multiple de la constitution du monde. Une force poétique émancipatrice qui est indéfiniment à construire dans, par, et avec, la puissance de la multitude des esprits inquiets, contre les pouvoirs dominateurs des États modernes qui jettent dans la misère la plus grande partie du genre humain. » (p. 302). Laurent Bove est parvenu à faire de Vauvenargues l’un de nos contemporains.
Gérard Bras, « À la redécouverte de Vauvenargues »,
La Vie des idées
, 31 mars 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./A-la-redecouverte-de-Vauvenargues
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[1] La publication annoncée des Œuvres complètes de Vauvenarges par D. Acke, L. Bove, J. Dagen et J. Vercruysse, permettra certainement cette découverte.
[2] Vauvenargues, Traité sur le libre arbitre, in Œuvres complètes et correspondances, coda, 2008.
[3] Essai sur quelques caractères, n° LV : Eumolpe, ou le mauvais poète : « Eumolpe est un versificateur entiché, qui ne sait rien, ne lit rien, et ne veut rien savoir ni lire ; (…) il a ouï parlé, dit-il, d’un certain Spinoza qui ne croyait point en Dieu, et que, pour cette raison, il a toujours eu envie de lire. » Cité p. 32 et 295.
[4] Le mot est de Vauvenargues et se trouve dans le livre II de l’Introduction à la connaissance de l’esprit humain.