Si la critique d’art a fait l’objet de nombreuses recherches, la critique architecturale reste largement méconnue. Le collectif dirigé par Agnès Deboulet, Rainier Hoddé et André Sauvage permet de mieux comprendre les enjeux esthétiques et politiques d’une discipline qui participe, non sans ambiguïté, à la structuration et la diffusion des représentations de l’architecture contemporaine.
Recensé : Agnès Deboulet, Rainier Hoddé, André Sauvage (dir.),La critique architecturale. Questions – Frontières – Desseins, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 311 p.
Pourquoi s’intéresser à la critique architecturale ? Tout d’abord parce que, dans la presse professionnelle, elle participe de manière active à la structuration des valeurs partagées dans le milieu de l’architecture et de la ville ainsi qu’à leur diffusion. Ensuite, parce que ces processus de reconnaissance et de légitimation se trouvent encore amplifiés lorsque, s’adressant à un plus large public, à l’occasion de la remise d’un grand prix ou de débats liés aux grands travaux, elle focalise l’attention vers le segment le plus symbolique de la production du cadre bâti. Mais peut-être est-ce avant tout parce qu’au delà de l’identification de ces édifices singuliers, elle peut aussi prendre la forme d’un outil didactique visant l’acculturation aux problématiques architecturales, pour une meilleure compréhension de la ville contemporaine. Pourtant, au regard de ces enjeux, les motifs mobilisés par la critique semblent souvent incertains et mouvants, pouvant allier subjectivisme esthétique, analyse technique ou encore, pêle-mêle, arguments politiques, économiques, sociaux et environnementaux.
Issu d’un séminaire organisé en 1999 à l’École d’architecture de Nantes, cet ouvrage collectif vise à mieux saisir les mécanismes de la critique architecturale, en identifiant les différentes pratiques qu’elle recouvre, selon les auteurs, les destinataires et les objets qu’elle vise. Architectes, historiens et sociologues y explorent les définitions, le cadre problématique et les ancrages disciplinaires de la critique architecturale telle qu’elle s’exerce ou pourrait s’exercer.
Exigences et inquiétudes : une « crise » de la critique
La publication des communications du séminaire est utilement augmentée par un ensemble de rééditions d’articles écrits par des acteurs majeurs de la critique architecturale, français ou étrangers, des années 1960 à aujourd’hui. Ceux-ci présentent leurs propres conceptions de l’exercice critique mais aussi leurs exigences et leurs inquiétudes face à la manière dont il se pratique. Ces témoignages remettent en perspective l’idée fréquemment reprise d’une « crise » actuelle de la critique, comparée à la richesse du débat d’idées dans les revues d’architecture des années 1970.
Cet appauvrissement est corrélé en premier lieu aux incertitudes théoriques qui traversent la scène architecturale. En effet, si des courants doctrinaux bien identifiables structuraient encore celle-ci au début des années 1980, nous assistons aujourd’hui à leur émiettement en une constellation d’expressions d’individualités. Mais cet émiettement réduit-il forcément la critique à « l’intersubjectivité généralisée », selon les termes de François Chaslin ? Cette crise du discours critique est souvent rapportée au désengagement, dans les deux dernières décennies, du milieu architectural par rapport aux débats politiques et sociaux. Les « positions de critiques » rassemblées dans la première partie de l’ouvrage s’accordent à dénoncer la superficialité complaisante de comptes rendus trop souvent dépendants d’un système professionnel et médiatique. Face à ces insuffisances, les auteurs esquissent des orientations méthodologiques motivantes, par exemple lorsqu’ils questionnent la spécificité des outils de la critique architecturale par rapport à la critique d’art. C’est le cas de Marcel Cornu, ancien collaborateur de la revue Urbanisme évoquant, en 1968, la nécessité de reconstruire les modalités de compréhension de l’architecture par le grand public, selon des critères désormais moins artistiques, plus sociaux et plus urbains. Il invite ainsi à refonder la critique sur des connaissances et méthodes renouvelées, capables d’apprécier à la fois les qualités intrinsèques du cadre bâti et ses rapports complexes avec « l’ensemble de la vie sociale ». En 1990, l’architecte Bernard Huet, ancien rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui, s’interroge encore sur les instruments critiques capables de s’ajuster à l’hétérogénéité constitutive de la production architecturale, partagée entre image, technique et usages.
Modes d’exercice et enjeux
Ces témoignages dessinent une première cartographie de la critique, distinguant une vocation didactique orientée vers un large public et un versant plus spécialisé alimentant les débats doctrinaux au sein des milieux professionnels. La seconde partie « Diffusion et appropriation de la critique » explore des modes d’exercice plus diversifiés mais non moins efficients qui ont émergé depuis la fin du XVIIIe siècle. À la pratique « populaire », centrée sur l’intérêt spectaculaire d’une architecture au fort potentiel symbolique, pourrait se rattacher aujourd’hui l’attribution des grands prix et autres logiques de distinctions, dont on évoque le flou des critères. Cette critique journalistique ne façonne pas seulement les légitimités professionnelles, elle sert aussi les identités territoriales, dans un contexte de compétition accrue entre villes. Moins médiatique, la critique « profane » exercée à l’encontre des projets en cours dans les rapports ou commissions se révèle particulièrement influente sur les paysages urbains. Elle s’incarne aujourd’hui par la pratique « au quotidien » des agents territoriaux lors des jugements de concours publics ou lors de l’attribution des permis de construire. L’un des articles en dénonce l’indigence conceptuelle : quand, dominée par l’application des règlements et la recherche d’une certaine conformité avec l’existant, elle conduit, en l’absence de référents plus stimulants, à un appauvrissement et à une banalisation du bâti. Nettement plus féconde apparaît la critique « professionnelle » exercée par et pour les architectes lors du processus de conception, comparant et discutant la pertinence de différentes esquisses au regard du contexte ou du programme. Ce mode de critique est à l’origine de l’enseignement moderne de l’architecture, des « concours d’émulation » de l’École des beaux-arts jusqu’à l’échange argumenté entre étudiant et enseignant tel qu’on le connaît aujourd’hui. Mais hors des processus de reconnaissance, de censure ou d’apprentissage peuvent également s’inventer des modes d’évaluation plus indépendants, notamment dans le cadre universitaire. Reste par exemple à imaginer le protocole d’une critique « ordinaire » et « interdisciplinaire » qui explorerait les qualités d’une production plus courante que celle habituellement mise au débat dans les médias, au prisme de critères à la fois plus explicites et plus diversifiés, dépassant les logiques de consécration auxquelles la presse reste inféodée.
Régimes de justification et généalogies des traditions critiques
La troisième partie, « Points de vue disciplinaires », adopte un regard plus distancié, reconsidérant la « crise » souvent constatée au prisme d’analyses sociologiques ou historiques. Les premières mettent en avant les régimes de justification auxquels sont soumis les discours de la critique architecturale. Ainsi se voient décryptés les procédés descriptifs trop lisses des « pseudo-critiques », chroniqueurs de l’actualité des revues professionnelles, dans des comptes-rendus qui ne visent souvent qu’à confirmer « l’architecturalité » de l’édifice, sans en examiner la pertinence historique ou sociale. À propos de ces mêmes publications sont également soulignées les « dérives médiatiques » d’un propos mué en discours promotionnel d’un trop petit cercle de maîtres d’ouvrage. Car l’idéal d’un riche débat intellectuel sur l’acte de construire se confronte aux enjeux professionnels de ces revues, quand celles-ci, devenues des vitrines de la production bâtie, deviennent des passages obligés pour l’accès à la commande des architectes.
Certains discours critiques témoignent pourtant, dans les milieux architecturaux, d’ambitions plus savantes. C’est le cas outre-atlantique où la critique théorique produite par les universitaires modèle la pensée actuelle sur l’architecture, en y incorporant des questions socioculturelles et des apports disciplinaires variés. Sur le terrain européen, l’analyse historique permet de retracer différentes lignes de pensée dont sont redevables les positions contemporaines. Se distinguent notamment l’héritage de deux traditions culturelles souvent opposées. D’un côté, la critique dite « opératoire », prônée par des historiens de l’architecture italiens dans les années 1970, défend un engagement actif vis à vis des processus de projet, guidé par des lignes idéologiques fortes. A cette orientation de type « prescriptif » s’oppose la visée explicative d’une approche dite « intrinsèque » ou « formaliste ». Inspirée de la critique littéraire, elle s’attache d’abord à révéler les cohérences internes d’une proposition architecturale au regard de sa généalogie.
En révélant toutes ces facettes, le recueil inscrit ces pratiques de la critique architecturale dans un horizon plus large que celui supposé au départ, lié aux logiques de consécration. Il renvoie en somme aux enjeux qui traversent l’architecture elle-même ; partagée entre des stratégies de médiatisation et son statut de discipline intellectuelle exigeante, consciente de ses implications politiques et sociales. Au delà d’un constat de crise, il relance le débat pour une vision plus vertueuse et responsable de la critique architecturale et urbaine.
Estelle Thibault, « À quoi sert la critique architecturale ? »,
La Vie des idées
, 17 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./A-quoi-sert-la-critique
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