L’ouvrage d’Allyn Walker, A Long, Dark Shadow, est tiré d’une thèse de criminal justice, soutenue à la City University of New York en 2017. Il traite des personnes déclarant une attirance sexuelle pour les mineurs, mais n’ayant pas mis en pratique ces attirances. Paru en juin 2021, l’ouvrage est passé relativement inaperçu dans les milieux académiques, mais la diffusion des résultats de la recherche dont il rend compte a donné lieu à une intense polémique en novembre 2021, qui a abouti à la démission d’Allyn Walker (par ailleurs chercheur.e trans) de son poste d’Assistant Professor à la Old Dominion University de Norfolk, en Virginie.
L’enjeu central de cette recherche est de distinguer clairement les auteurs de violences sexuelles sur mineur et les personnes attirées par des mineurs. Pour ce faire, l’auteur·e a mené quarante-deux entretiens en ligne (dont 13 via un chat) avec des personnes présentant ces attirances et déclarant n’avoir pas commis de violences, rencontrées par le biais de forums de discussion.
Ce choix de construction de l’objet de recherche a pour but d’acter d’une différence nette entre ces deux groupes de personnes, qui sont généralement confondus sous le terme de « pédophiles ». A. Walker précise que « bien que la pédophilie implique une attirance pour les enfants, elle ne décrit en rien le comportement d’un individu » (p. 3). Le cœur de son argumentation est que cette confusion fait peser injustement un fort stigmate sur les personnes attirées par les enfants, qui les isole et les dissuade ou les empêche de recourir à des formes d’aide ou de soutien qui seraient à même de prévenir la perpétration de violences. Iel se prononce donc en faveur d’une déstigmatisation de ces personnes (mais pas des auteurs de violences), afin de rendre plus aisée la recherche de soutiens, et d’améliorer leurs conditions d’existence. Le premier moyen de réduction du stigmate étant de substituer au terme péjorativement connoté de « pédophile » l’expression « Minor Attracted People » (MAP). Cette entreprise est justifiée par l’auteur·e par un impératif de protection de l’enfance, dans la mesure où « stigmatiser les MAP pour leurs seules attirances peut faire courir aux enfants un danger plus grand », car cela « affecte les façons dont les MAP font face à leurs attirances » (p. 9).
Stigmate et stratégies de résilience
L’essentiel de l’ouvrage consiste ensuite à rendre compte des difficultés induites par ces attirances et par le stigmate qui leur est associé, et à mettre en avant les stratégies de « résilience » mises en œuvre par les MAP. Parmi ces difficultés qui sont cause d’un « bien-être psychologique moindre » (p. 75) sont mentionnés la dissimulation liée au fait d’être « dans le placard » (p. 42), caractéristique des déviants stigmatisables [1], mais aussi l’isolement, la haine de soi (causée par l’intériorisation du stigmate) ou encore la frustration de ne pouvoir connaître de vie affective satisfaisante. Quoique se trouvant fréquemment dans des situations de détresse psychique, comme l’indique la forte prévalence parmi les enquêtés des troubles dépressifs ou anxieux, ils sont confrontés à de grandes difficultés d’accès aux soins, du fait précisément du stigmate dont ils font l’objet, y compris de la part des professionnels de santé. Pour ceux qui osent dévoiler leurs attirances à des thérapeutes, les signalements abusifs sont courants, tout comme le recours à des sexual orientation change efforts, c’est-à-dire des thérapies de conversion.
Allyn Walker prête néanmoins une attention particulière aux stratégies mises en place par les MAP pour « faire face » ou « faire avec » (to cope) les difficultés rencontrées. Reprenant une distinction établie en psychologie clinique à propos des différents modes de réaction au stress [2], A. Walker distingue des stratégies de désengagement et des stratégies d’engagement. Là où les premières se traduisent par exemple par l’usage de stupéfiants, la dissimulation ou le déni, les stratégies d’engagement prennent des formes aussi diverses que l’engagement dans la communauté (en ligne principalement), une démarche d’information, la recherche de soutien de proches, l’engagement religieux (décrit davantage comme une source de réconfort que de honte) ou encore l’acceptation de soi. Dans cet exposé, l’auteur·e se cantonne globalement au registre descriptif et se contente de mentionner que « [ses] participants sont susceptibles de se distinguer par leur capacité à accéder à certains modes d’adaptation (coping styles) » (p. 100), là où une analyse des conditions d’accès à ces modes d’adaptation aurait été envisageable et bienvenue.
Le chapitre 4, portant sur les stratégies mises en place pour ne pas commettre de violences, est un des temps forts de l’ouvrage, tant on devine les implications concrètes qu’il peut avoir en termes de prévention des violences. Se plaçant dans une optique préventive, A. Walker interroge les MAP sur leurs motivations et leurs stratégies pour ne pas commettre de violences. Parmi ces motivations, la plus fréquemment mentionnée est la volonté de ne pas faire de mal à des enfants. Viennent ensuite la peur des sanctions ou d’autres motifs, tels que la honte que ces actes infligeraient à la famille de leur auteur. Ici encore, on peut regretter que ces motivations soient simplement reprises telles quelles, sans analyser par exemple les effets de la situation d’entretien sur ces discours et sans remettre en question la transparence des motifs de l’action pour les acteurs.
Quant aux stratégies concrètement mises en place pour éviter les violences, on peut mentionner le choix de limiter les interactions avec des enfants dans la vie quotidienne, ou le fait de dévoiler ses attirances à un tiers pour qu’il exerce une surveillance supplémentaire. Mais en réalité, les trois quarts des enquêtés déclaraient ne pas se sentir particulièrement à risque de concrétiser leurs attirances, et ne ressentaient donc pas la nécessité de mettre en œuvre des stratégies particulières pour l’éviter. La consultation de pédopornographie est enfin abordée dans ce chapitre, où l’auteur·e prend part à un débat préexistant, qui vise à trancher si cette pratique est de nature à favoriser la concrétisation des attirances, ou au contraire à encourager l’abstinence [3]. Iel soutient que la pornographie infantile serait un « dérivatif sexuel » (p. 128) et pourrait donc constituer une stratégie d’abstinence, à condition de distinguer les contenus fictionnels (jugés inoffensifs à l’égard des enfants) des contenus mettant en scène de vrais enfants. Légaliser les contenus fictionnels représenterait ainsi une « solution pratique quoique inconfortable » (p.128).
De la réduction du stigmate à la panique morale
Suite à un entretien donné par Allyn Walker à l’organisation de protection de l’enfance Prostasia Foundation, dont la vidéo a été postée le 8 novembre 2021, sa recherche a suscité une vague d’indignation, d’abord sur Twitter et dans des réseaux conspirationnistes en ligne, puis sur le campus de son université, où une pétition lancée par une étudiante et dénonçant des « idées inacceptables au sujet de l’attirance pour les mineurs » a obtenu plus de quinze mille signatures [4]. Accusé·e de normaliser la pédophilie et les rapports sexuels impliquant des enfants, A. Walker s’est défendu·e dans un communiqué commun avec le président de l’université déclarant : « Mon programme de recherche vise à prévenir les violences sexuelles sur les mineurs. Cette recherche a été détournée par certaines personnes dans les médias et en ligne, en partie du fait de ma transidentité. » Ce même communiqué annonçait la mise à pied d’A. Walker, jusqu’à expiration de son contrat six mois plus tard. Relayée par le Washington Post le 18 novembre, l’affaire a ensuite été reprise par une partie de la presse de droite et d’extrême droite, y compris en Europe (du Daily Mail au Toronto Sun, en passant par Valeurs Actuelles). Du côté du milieu académique, peu de réactions se sont fait entendre, à l’exception d’un compte rendu publié par M. Ball dans la revue Critical Criminology, s’attachant à démontrer la « mauvaise foi » des critiques adressées à l’ouvrage [5].
Pour une approche critique de l’attirance pour les mineurs
L’ouvrage n’a donc pas fait l’objet d’une discussion sérieuse, qu’il mérite néanmoins. En effet, si distinguer les attirances pour les mineurs de la pratique des violences nous semble salutaire, cette démarche reste prise chez Walker dans une contradiction qu’il paraît bon d’éclairer. Une des thèses défendues par Walker est que les personnes attirées par les mineurs ne représentent pas nécessairement une menace pour les enfants, et qu’à ce titre elles ne doivent pas hériter du stigmate destiné aux agresseurs. Cependant, la justification centrale donnée à cette réduction du stigmate est la prévention des violences sexuelles : en réduisant le stigmate pesant sur les MAP, on facilite leur accès à l’assistance et à la résilience, et l’on réduit donc la probabilité qu’ils mettent en pratique leurs attirances. En un mot, on réduit leur dangerosité. Allyn Walker s’en défend pourtant, affirmant que « [son] intention n’est pas de décrire les MAP comme un danger ou une menace » (p. 167), mais évoque cependant de manière euphémisée leur « besoin d’assistance préventive ».
Il semble qu’ici l’auteur·e bute sur le degré de détermination existant entre des attirances et des pratiques, qu’iel laisse impensé au profit de l’affirmation de leur stricte séparation, qui cadre mal avec l’ambition préventive adoptée, laquelle induit par définition l’existence d’un groupe considéré comme « à risque ». Le paradigme du risque sous-tendant implicitement cette démonstration s’enracine ici dans une conception de la sexualité comme pulsion, dominante dans les travaux en psychologie et criminologie sur le sujet, qui envisage la sexualité comme un instinct naturel irrépressible devant être canalisé par la structure sociale. C’est cette conception qui justifie la position de l’auteur·e au sujet des images pédopornographiques fictionnelles (les pulsions auraient parfois besoin d’être libérées pour ne pas déborder), et exige une « résilience » de ses enquêtés face à leurs propres désirs. Une conception critique et constructiviste de la sexualité, comme celle formulée par John Gagnon et William Simon dans leur théorie des scripts sexuels [6], permettrait de dépasser cette contradiction en s’émancipant, au moins le temps de l’analyse, d’une approche en termes de risque. Ces auteurs considèrent la sexualité non comme un instinct à canaliser, mais comme un ensemble de représentations et de pratiques socialement et historiquement situées devant faire l’objet d’une socialisation. Illustrant le caractère socialement construit de la sexualité par la métaphore dramatique, ils décrivent l’émergence de conduites sexuelles comme l’interprétation de « scripts » préexistants, et distinguent trois niveaux de script : les scénarios culturels, les scripts interpersonnels, et les scripts intrapsychiques [7].
Partant de cette base théorique, il deviendrait possible d’examiner plus en détail en quoi consistent concrètement les attirances pour les mineurs, comment elles peuvent être informées par un ensemble de représentations culturelles entourant l’enfance, et finalement de remettre en cause l’enchaînement de l’instinct et des pratiques, en considérant que « chaque niveau de script influence l’autre de manière contextuelle, mais rarement avec une force suffisante pour fournir une compréhension exhaustive de l’autre niveau » [8]. Faute d’une description attentive des fantasmes, des représentations et des pratiques sexuelles des MAP, l’ouvrage d’A. Walker peine à envisager concrètement leur articulation, et à produire une analyse véritablement critique des désirs pour les mineurs (dont on aurait par exemple pu montrer l’inscription dans des inégalités structurelles de statut entre adultes et enfants). Cette recherche expose en revanche avec clarté l’expérience du stigmate de ceux qui sont attirés par les mineurs, et permet d’aborder de manière stimulante la question du bien-fondé de la souffrance infligée aux « MAP » par les mécanismes de stigmatisation.
Allyn Walker, A Long, Dark Shadow, Minor-attracted people and their pursuit of dignity, University of California Press, 2021, 236 p.