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Aux Rythmes du Brésil

À propos de : Anaïs Fléchet, Si tu vas à Rio… La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle, Armand Colin.


par José Moura , le 29 janvier 2014


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Source de fascination et d’échanges depuis le XVIe siècle, le Brésil occupe une place à part dans la culture française. Retraçant avec minutie l’itinéraire des musiques brésiliennes en France au cours du siècle passé, Anaïs Fléchet montre que les relations franco-brésiliennes n’ont jamais été aussi fortes que dans le domaine musical.

Recensé : Anaïs Fléchet, Si tu vas à Rio… La musique populaire brésilienne en France au XXe siècle, Armand Colin, 2013, 392 p., 25 €.

Du premier engouement pour les danses exotiques jusqu’à la vague de la bossa nova, en passant par les rengaines populaires chantées par un Dario Moreno, l’ouvrage d’Anaïs Fléchet retrace minutieusement tout l’itinéraire des musiques brésiliennes en France au cours du siècle passé. Le premier intérêt de cet ouvrage est d’aborder, à travers le prisme de leur réception en France, les genres musicaux brésiliens les plus connus (samba, bossa nova) mais également ceux oubliés du grand public (maxixe, baião). En se penchant sur la manière dont les musiques brésiliennes sont arrivées dans l’Hexagone et dont elles séduisent le public, en observant les pratiques musicales adoptées par les musiciens français, l’auteur tente ainsi de comprendre comment on « écoutait le monde » (p. 21) dans la société française d’avant l’avènement de la world music.

Echanges musicaux et diplomatie culturelle

Mais surtout, loin de se limiter à ce qui serait un inventaire d’anecdotiques vogues d’antan ou d’en faire des prétextes à variations sur une identité brésilienne idéalisée dont la musique serait le reflet [1], l’auteur invite à réfléchir sur « la profondeur d’échanges musicaux qui [...] nourrirent une véritable dynamique de transferts culturels entre les deux rives de l’Atlantique » (p. 10). Dans cette traversée, la musique populaire brésilienne est ici envisagée à la fois comme la source de nouvelles pratiques musicales, signes de la pénétration progressive du paysage sonore français par les rythmes brésiliens, et comme « un horizon imaginaire » (p. 9), enjeu de médiations et d’appropriations diverses : « la musique brésilienne fut d’abord en France un exotisme, une forme de “goût des Autres” » (p. 20). C’est cet exotisme qui sert ainsi de matrice à la réflexion proposée par le livre, mettant en lumière, à travers ses différentes manifestations, certains processus de transformation des sensibilités.

Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage s’inscrit par conséquent dans le sillage ouvert par un champ disciplinaire – l’histoire culturelle – qui se veut d’abord « une histoire sociale des représentations » [2]. L’auteur s’attache donc dans son étude à examiner les différentes temporalités (temps forts des vogues musicales et périodes creuses d’effacement), les médiations (passeurs privés et acteurs institutionnels) ainsi que les discours (imaginaires et rhétoriques de l’altérité) ; ces analyses sont soigneusement articulées à une approche matérielle et quantitative des processus de diffusion et d’échanges de biens culturels. Par ailleurs, se plaçant à l’échelle globale d’un XXe siècle travaillé par d’intenses et complexes circulations, l’étude d’Anaïs Fléchet articule cette perspective à une prise en considération de l’histoire des relations internationales et explore jusqu’aux enjeux politiques des échanges musicaux à travers la diplomatie culturelle. Prenant le contre-pied d’une recherche privilégiant traditionnellement l’étude de la présence française au Brésil [3], elle s’attache à observer plus attentivement le trajet inverse qui préside à l’adoption de la musique brésilienne par les publics français, soulignant au passage la diversité et la complexité des mouvements de ces transferts culturels et de leurs enjeux politiques. L’auteur rappelle par exemple le rôle joué par les États-Unis dans la légitimation et la distribution de la musique brésilienne en Europe à partir de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la politique de bon voisinage (Good Neighbor Policy) de Franklin D. Roosevelt. À travers ce double axe problématique histoire culturelle/histoire des relations internationales, il s’agit pour l’auteur de montrer comment la musique brésilienne et plus largement les musiques populaires « offrent des pistes de réflexion pour penser l’histoire de notre temps » (p. 19). C’est par le prisme des transformations lentes qui s’opèrent au long d’un siècle et dans le cadre global d’une mondialisation culturelle que se déploie cette réflexion.

Du primitif à l’authentique : histoire d’une appropriation musicale

Il est très difficile ici de rendre compte dans le détail de la richesse d’une telle étude observant avec minutie les pratiques musicales dans leurs dimensions matérielles – supports techniques, déterminations économiques, enjeux politiques, sociabilités, espaces de circulations et médiations – et symboliques – discours critiques, appropriations, systèmes de représentations. Remarquablement documenté, l’ouvrage témoigne d’un travail fouillé sur une grande quantité et variété de sources écrites (des partitions aux manuels de danse en passant par les archives diplomatiques), d’archives audiovisuelles, faisant la part belle à des analyses quantitatives convaincantes. Toutefois, la principale originalité de l’ouvrage réside dans la déconstruction de systèmes de représentations issus des processus d’appropriations de la musique brésilienne, systèmes qui modèlent les sensibilités, autant qu’ils en sont tributaires :

L’histoire de ces appropriations musicales ne saurait cependant se réduire à une simple équation mécanique entre des « signaux » émis par les compositeurs et les « horizons d’attente » du public. Entre ces deux pôles se situe [...] un espace historiquement déterminé par des acteurs et des pratiques, mais également par des systèmes de représentations qui évoluent selon les lieux, les temps et les communautés. À l’histoire des acteurs et des pratiques répond une histoire des imaginaires qui contribuèrent à cette opération de construction de sens, modifièrent les sensibilités musicales des Français et produisirent une série d’effets retour sur les usages et les représentations de la musique au Brésil. (p. 91)

Or, pour Anaïs Fléchet, le principe structurant de ces systèmes réside dans un exotisme qui fonctionne comme un paradigme historique. Selon l’auteur, l’histoire de ce regard exotique porté sur la musique brésilienne se déploie selon trois modalités successives qui en caractérisent les modes d’appropriation en France. La structure de l’ouvrage épouse ces trois moments : du paradigme du primitif dans la première moitié du XXe siècle, on passe à celui du typique de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’orée des années soixante, pour enfin aboutir à l’ère du souci de l’authentique. Signalons que chacune de ces parties s’ouvre sur de très utiles introductions dressant un panorama de la vie musicale et culturelle de chaque période, de part et d’autre de l’Atlantique. Y sont mis en lumière non seulement les grands enjeux des transformations qui traversent la société française dans son rapport à la musique, mais sont également signalés les différents moments forts de l’histoire musicale brésilienne : les décennies qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, période tenue traditionnellement pour l’âge d’or de la musique brésilienne, font ainsi l’objet d’une présentation claire et efficace. L’auteur rappelle le contexte dans lequel naissent de nouveaux genres musicaux tels que la samba et le choro, s’institutionnalise progressivement le carnaval carioca et se développent les industries culturelles, éléments qui contribuent à une forme de légitimation progressive des rythmes afro-brésiliens au Brésil. Du reste, tous ces phénomènes ne trouvent pas forcément d’écho ou de répercussions immédiates dans l’Hexagone : le choro, genre musical majeur tout au long du XXe siècle, reste méconnu en France avant les années 2000.

De la révélation sonore à la reconnaissance culturelle

La première partie de l’ouvrage est consacrée à ce que l’auteur nomme le moment de « la révélation d’un nouveau monde sonore » (p. 26) pour le public français du premier XXe siècle (1905-1945). Celui-ci découvre les danses exotiques brésiliennes qui connaissent un certain succès dans les dancings parisiens : la maxixe, surtout, avec la figure emblématique du danseur mondain Duque et, dans une moindre mesure, la samba avec le séjour parisien de Pixinguinha et des Batutas en 1922 à l’invitation du même Duque. À la faveur d’un intérêt grandissant pour l’exotisme et pour le primitivisme, les milieux artistiques et savants, quant à eux, font connaître notamment par le biais des revues musicales les « airs populaires » folklorisés dans les œuvres de Darius Milhaud (Saudades do Brasil et Le Bœuf sur le toit en 1920 composées après son séjour brésilien) ou les premières compositions d’Heitor Villa-Lobos lors de ses deux longs séjours à Paris dans les années 1920. Musiciens, mélomanes, danseurs, écrivains, critiques sont les passeurs qui permettent ces relations musicales complexes : modifiant profondément les sensibilités musicales des Français désormais fascinés par cette musique perçue comme sauvage et ancestrale, ces échanges produisent en retour des effets dans le champ musical brésilien, à travers la reconnaissance de certains artistes par leurs élites francophiles. Ainsi « Villa-Lobos, qui occupait une position très marginale dans le milieu musical brésilien avant son départ pour Paris, devint le grand compositeur national à son retour en 1930 » (p. 112).

Dans la seconde partie, l’auteur souligne combien les années de l’immédiat après-guerre (1945-1959) sont marquées par le déferlement en France des danses latines avec l’entrée de la musique dans la culture de masse et l’hégémonie culturelle américaine qui en constitue désormais le truchement privilégié. La vogue d’une samba américanisée, popularisée par Carmen Miranda à Hollywood, se répand alors en France sous la forme de rengaines tropicales comme Maria de Bahia ou Si tu vas à Rio et ouvre la voie à la mode des danses tropicales « typiques ». Avec elles s’ancrent dans la société française d’après-guerre de nouveaux stéréotypes portés par un exotisme populaire qui, aujourd’hui encore, modèle certaines représentations de la culture brésilienne – ailleurs standardisé, corps érotisés, plaisirs de la fête, sensualité de la femme métisse et du latin lover, fièvre du carnaval. De nouvelles lignes de partage se dessinent alors : l’exotisme typique et populaire exacerbant ces clichés expulse provisoirement la figure du Noir, à laquelle était jusque-là associée la musique brésilienne, alors même que le discours scientifique de l’ethnomusicologie s’attache à étudier de plus près les cultures musicales afro-brésiliennes.

L’auteur consacre la dernière partie de son ouvrage à analyser la reconfiguration des relations musicales entre la France et le Brésil à partir des années soixante, au moment où ce dernier accède à une reconnaissance culturelle internationale. Signe d’une intensification des liens due notamment à un changement d’échelle dans la diffusion médiatique, le répertoire brésilien diffusé en France se diversifie d’abord progressivement avec le succès de la bossa nova, par le biais du cinéma avec Orfeu Negro en 1958 puis du jazz américain qui lui offre une projection internationale. Ce répertoire s’enrichit encore avec l’arrivée de la MPB [4] et du tropicalisme [5] : assurée par les festivals brésiliens et internationaux, leur diffusion est favorisée par des sociabilités politiques nouvelles liées à l’exil de certains chanteurs durant la dictature. Par ailleurs, le développement grandissant chez les musiciens professionnels et amateurs français d’une pratique spécifique de ce répertoire attestent une connaissance plus précise et passionnée de la musique brésilienne, revendiquée comme telle. Dès lors, un nouvel exotisme apparaît en rupture avec ce qui précède, à travers une rhétorique de l’authentique :

Cette quête de l’authenticité modifia en profondeur les pratiques musicales, qui se caractérisèrent par un plus grand souci de l’original [...]. Souhaitant renverser le décor pour passer de l’autre côté du miroir, les musiciens et les journalistes français prônèrent alors une écoute intime de la musique de l’Autre qui n’était pas dépourvue de contradictions. (p. 321)

Ainsi, en dénonçant par exemple les dérives des musiques commerciales et la marchandisation générale des biens culturels dans les années 1970, cette rhétorique de l’authenticité se déploie précisément en opposition à ce qui a été son propre terreau : l’essor des industries discographiques et médiatiques ainsi que le développement d’une culture musicale de masse et transnationale, qui ont favorisé à ce moment-là un goût nouveau pour les musiques du monde.

À travers l’histoire de la musique populaire brésilienne en France au XXe siècle, l’ouvrage d’Anaïs Fléchet propose en somme une réflexion des plus stimulantes en montrant que cette histoire est surtout celle des formes d’exotisme produites par les appropriations successives de cette culture musicale. Sans doute pourra-t-on regretter au terme de ce parcours un manque de ginga [6] du propos de temps à autre, une légère raideur formelle de l’argumentation, par exemple dans l’approche systématique qui structure chacune des trois périodes de la démonstration autour des trois axes production/médiation/réception. Quoi qu’il en soit, ce livre extrêmement riche ouvre, de manière originale, la voie à de nouvelles recherches et à une réflexion qui, en explorant les différents processus d’appropriation de cette musique et en déconstruisant ses puissants stéréotypes, en restitue paradoxalement le pouvoir de fascination.

par José Moura, le 29 janvier 2014

Pour citer cet article :

José Moura, « Aux Rythmes du Brésil », La Vie des idées , 29 janvier 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Aux-Rythmes-du-Bresil

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Notes

[1Dominique Dreyfus (dir.), MPB, Musique populaire brésilienne, Paris, Cité de la musique/Réunion des musées nationaux, 2007, p. 12.

[2Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 13.

[3Denis Rolland, La Crise du modèle français, Marianne et l’Amérique latine : culture, politique et identité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000  ; Idelette Muzart-Fonseca dos Santos, Denis Rolland et Katia de Queiros Mattoso (dir.), Modèles politiques et culturels au Brésil. Emprunts, adaptations, rejets, XIXe et XXe siècles, Paris, Presses Université Paris-Sorbonne, 2003.

[4Désignant littéralement la « musique populaire brésilienne », cet acronyme renvoie sous sa forme majuscule à un mouvement musical né dans les années 1960, issu de la bossa nova, de la chanson engagée et de genres plus traditionnels, intégrant avec le tropicalisme des influences des musiques pop anglo-saxonnes.

[5Le tropicalisme est un mouvement musical et artistique brésilien né à la fin des années 1960, autour des chanteurs emblématiques Gilberto Gil et Caetano Veloso, et s’inspirant à la fois de la samba, de musiques traditionnelles du Nordeste, de la bossa nova ou encore du rock psychédélique  ; il se revendique d’une esthétique qui mêle avant-garde, culture de masse et engagement politique.

[6Renvoyant d’abord à un jeu de jambes hérité de la capoeira et plus largement à une manière ondulante de marcher en dansant, le terme est également associé dans la langue courante et dans la culture brésilienne à diverses modalités de comportements alliant souplesse, art de l’esquive et élégance. François Laplantine en propose une analyse anthropologique dans Le social et le sensible, introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005.

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