L’euroscepticisme : une tradition renouvelée
Les sondages sont encore partagés quant à l’issue du référendum de jeudi, mais un élément demeure certain : la majorité des Britanniques se disent aujourd’hui eurosceptiques – ou du moins hostiles à l’Europe [1]. Comment expliquer ce phénomène ? Au Royaume-Uni, l’euroscepticisme est à la fois le fruit d’évolutions récentes et de traditions politiques plus anciennes, remontant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès l’amorce du processus de construction européenne, le pays avait tenu à garder ses distances. Pour l’expliquer, il convient de dépasser le stéréotype de l’insularité [2]. Certes, cette méfiance est en partie porteuse d’arguments souverainistes, par ailleurs toujours présents dans le discours eurosceptique d’aujourd’hui. Contrairement à ses voisins d’Europe continentale, le Royaume-Uni n’a pas subi l’occupation nazie, ni n’a fait le jeu de la collaboration. Il n’a donc pas ressenti le besoin de se reconstruire via un partenariat inter-étatique poussé [3]. Au contraire, lors de la période dite du « consensus » (1945-1979), conservateurs et travaillistes ont partiellement mis leurs différences politiques de côté pour rebâtir le pays, tout en s’appuyant sur des traditions politiques nationales déjà établies : la poursuite des politiques d’État-providence (welfare state), amorcées sous les gouvernements libéraux du début du siècle, et la réaffirmation de la souveraineté parlementaire. De fait, la confiance dans le Parlement de Westminster (à Londres) comme rempart contre les ingérences politiques, qu’elles viennent du monarque tenté par la tyrannie ou par des puissances extérieures, est au cœur des principes constitutionnels britanniques depuis le XVIIIe siècle, et demeure depuis lors l’un des piliers de l’identité nationale [4].
Mais parallèlement à ce discours souverainiste, la méfiance envers l’Europe se nourrit d’arguments internationalistes. Fort du souvenir de l’Empire, le Royaume-Uni a perçu le marché commun en formation comme un cadre trop étriqué pour ses ambitions mondiales. D’un point de vue géopolitique, les priorités sont donc allées au renforcement de la special relationship avec les États-Unis, et au maintien des liens post-coloniaux dans le cadre du Commonwealth. Cet engagement extra-européen avait en outre l’avantage d’offrir un contrepoids au couple franco-allemand, dont la puissance ne cessait de s’affirmer.
Ces réticences initiales peuvent donc s’entendre comme un conflit entre des cultures politiques fortement différenciées. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE en 1973 ait été placée sous le signe de l’intérêt économique plus que sous celui de la coopération politique. Le gouvernement conservateur d’Edward Heath estimait en effet que le marché commun constituait un cadre favorable à l’exercice du libre-échange. Par conséquent, la méfiance envers l’Union européenne n’a pas disparu après 1973. Elle a même gagné du terrain, à mesure que la construction européenne dépassait précisément le simple cadre économique de ses débuts pour affirmer sa vocation politique supranationale. La politique thatchérienne a eu son influence : la glorification d’un idéalisme néo-libéral allait de pair avec la volonté de faire cavalier seul face à l’UE. Mais l’euroscepticisme britannique a surtout connu un regain sans précédent depuis les années 1990 et la ratification du traité de Maastricht, sous le gouvernement de John Major [5]. Le rejet de la monnaie unique et de Schengen visaient à préserver les intérêts et l’intégrité de la nation face à l’interférence supposée des bureaucrates bruxellois. Cette période a également confirmé l’évolution du discours eurosceptique vers la droite de l’échiquier politique. Au sein du parti conservateur tout d’abord, notamment au sein d’une aile dure qui se veut l’héritière du thatchérisme face au « conservatisme empathique » (compassionate Conservatism) défendu par le gouvernement de David Cameron. Le succès du UKIP (United Kingdom Independence Party), parti populiste arrivé en tête des élections européennes de 2014, a quant à lui popularisé un argument jusque-là marginal dans les cercles eurosceptiques britanniques : la revendication d’un retrait pur et simple de l’UE. Si le parti s’appuie sur la tradition souverainiste du pays, entre défense de la livre sterling et rejet de la bureaucratie européenne, il bâtit également sa stratégie sur un contexte social particulièrement tendu, où le spectre de l’étranger est sans cesse brandi. Depuis la vague d’immigration des travailleurs originaires d’Europe de l’Est amorcée en 2004 avec l’expansion de l’UE, jusqu’à l’actuelle crise des réfugiés en passant par la récession de 2008, la conjoncture n’a fait que renforcer l’euroscepticisme des Britanniques.
Sociologie des eurosceptiques
Contrairement à ce que ce virage à droite pourrait laisser supposer, il existe bien un euroscepticisme de gauche au Royaume-Uni. Historiquement, l’aile gauche du parti travailliste regroupait d’ailleurs une bonne part des eurosceptiques [6]. Avant Thatcher, on l’a vu, le parti conservateur considérait la CEE comme une plate-forme privilégiée pour servir les intérêts économiques du pays, à condition de promouvoir le libre-échange ; dans ces conditions, le Labour craignait une dérive ultra-libérale de l’Union européenne, ce qui explique l’opposition de nombreux travaillistes à l’adhésion dans les années 1973-75. L’euroscepticisme de gauche a perdu du terrain sous Thatcher : dans les années 1980, le Trades Union Congress (TUC), organe central du syndicalisme britannique, comprend son intérêt à créer des alliances avec les groupes socialistes du Continent, et conserve aujourd’hui cette posture résolument pro-européenne. À la fin des années 1990, les mandats Blair et Brown ont confirmé cette ouverture vers l’UE, quoique dans une perspective plus social-démocrate. Le sentiment de méfiance envers Bruxelles persiste encore cependant au sein de la vieille garde travailliste, rétive au centrisme du « New Labour ». D’un point de vue sociologique, ses tenants appartiennent davantage aux classes populaires qu’aux professions intellectuelles et libérales, groupe qui forme l’autre cœur de cible de l’électorat travailliste. Comme à droite, on retrouve dans cet euroscepticisme de gauche un attachement à certaines valeurs perçues comme typiquement britanniques, telles que la défense de la souveraineté parlementaire par rapport aux instances bruxelloises. Cependant, la critique des dérives néo-libérales de l’Union est toujours présente, d’autant que le gouvernement Cameron est accusé d’avoir soutenu cette tendance. Les travaillistes eurosceptiques militent ainsi contre la politique d’austérité, et pour le maintien des droits sociaux des travailleurs en dépit de la crise. C’est notamment le cas de Jeremy Corbyn, l’actuel chef du parti.
À droite, l’euroscepticisme affiche un visage plus contrasté. Au sein du parti conservateur, les anti-UE appartiennent souvent aux classes moyennes et supérieures, voire aux élites politico-financières du pays, à l’image de Boris Johnson, ancien maire de Londres et figure de proue de la campagne en faveur du retrait. La rhétorique parfois mâtinée de xénophobie de ces conservateurs peut dans une certaine mesure se confondre avec celle du UKIP, mais ce dernier s’adresse à un tout autre public. En effet, les sympathisants du parti de Nigel Farage se recrutent principalement parmi les couches les plus défavorisées de la population britannique et/ou ceux s’estimant être les premières victimes des directives européennes : précaires des anciens centres industriels en crise, mais aussi une bonne partie du monde rural et des pêcheurs, en particulier dans l’est et le sud de l’Angleterre. Avec le UKIP, le discours souverainiste ne possède plus la dimension internationale qu’il revêt bien souvent au sein du parti conservateur [7]. Dans une veine populiste, la priorité va à la défense des intérêts anglais, prétendument assiégés par la grande Europe et, au delà, par la masse des migrants extérieurs à l’Union.
Le cas du UKIP rappelle ainsi qu’au Royaume-Uni, l’euroscepticisme est avant tout un phénomène anglais, et non britannique à proprement parler. Rappelons la nature politique particulière du pays, qui n’est pas une fédération, mais une union de quatre nations où l’une (l’Angleterre) domine les trois autres (Écosse, pays de Galles et Irlande du Nord) d’un point de vue politique, économique et culturel. Par conséquent, l’euroscepticisme n’a jamais véritablement essaimé dans ce qu’il a longtemps été coutume de nommer avec condescendance les « marges celtiques ». Pour les Écossais, les Gallois et les Irlandais du nord, l’UE représente justement un garde-fou face à la puissance anglaise. Le SNP, parti indépendantiste écossais et troisième force politique de Grande-Bretagne depuis les élections générales de mai 2015, n’envisage pas son émancipation hors de l’UE.
Brexit et instrumentalisation de l’euroscepticisme
À juste titre, l’essor du UKIP a été analysé comme un coup porté au système biparti qui fonde traditionnellement le paysage politique outre-Manche [8]. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que le Brexit soit le lieu privilégié de stratégies électoralistes élaborées, visant à la (re)conquête du champ politique. L’instrumentalisation de l’euroscepticisme est donc visible dans le contenu des débats, en particulier avec la cristallisation autour de la question des migrants et du terrorisme islamiste. On peut aller plus loin cependant, et arguer que l’idée même du référendum est affaire d’instrumentalisation. Le scrutin du 23 juin 2016 n’est en effet pas le fruit d’une volonté populaire, mais le résultat d’une promesse faite par David Cameron lors des élections générales de 2015 à l’aile droite des Conservateurs, parti dont il est également le leader. On se retrouve donc dans une situation paradoxale : un premier ministre pro-européen qui organise un référendum sur le retrait de l’UE. C’est le résultat d’une double pression, exercée à la fois par un parti dont Cameron veut conserver la tête, et par la crainte de voir le vote conservateur se reporter sur le UKIP, comme cela a été le cas lors des dernières élections européennes.
L’utilisation de l’euroscepticisme à des fins stratégiques est également à l’ordre du jour chez les travaillistes. Au printemps 2016, Jeremy Corbyn a surpris la classe politique en se déclarant opposé au Brexit, propulsant son parti dans le camp du « stay ». À une condition seulement : que le Labour s’engage fermement dans la réforme des institutions européennes, en partenariat avec les autres groupes parlementaires socialistes de l’Union. Il s’agit de préparer l’avènement d’une Europe plus sociale, là où les conservateurs pro-UE, David Cameron et George Osborne en tête, souhaitent le maintien du consensus libéral, porté par le renforcement des mesures d’austérité et des politiques sécuritaires en matière d’immigration et d’accueil des réfugiés [9]. En se faisant le champion d’un euroscepticisme réformiste, qui ne réclamerait pas nécessairement le retrait de l’UE, Jeremy Corbyn poursuit deux buts politiques précis. Il s’agit premièrement de gagner en légitimité au sein de son parti, dans la mesure où ses prises de position n’ont jamais fait l’unanimité, en particulier auprès des nostalgiques du New Labour plus modéré. Deuxièmement, il souhaite affirmer son statut de chef de l’opposition. Si le camp du « stay » l’emporte le 23 juin, les travaillistes n’entendent pas céder au gouvernement Cameron le monopole de la victoire.
Quelle que soit l’issue du scrutin, l’euroscepticisme nous en dit autant sur le Royaume-Uni lui-même que sur ses rapports avec l’UE. La perspective du référendum a mis en évidence des clivages profonds entre les différentes nations qui composent le pays, mais a aussi révélé des divisions internes aux partis, ainsi que d’importants rapports de concurrence et luttes de pouvoir. C’est donc, à l’heure actuelle, l’un des plus importants baromètres de la société britannique.