Qu’est-ce qui compte en morale ? Pour le philosophe français Jules Vuillemin c’est la maxime de nos actions, comme il s’attache à le montrer dans une série d’articles réunis ici pour la première fois.
À propos de : Jules Vuillemin, Le Juste et le Bien. Essais de philosophie morale et politique, Agone
Qu’est-ce qui compte en morale ? Pour le philosophe français Jules Vuillemin c’est la maxime de nos actions, comme il s’attache à le montrer dans une série d’articles réunis ici pour la première fois.
La parution de ce recueil de quinze essais de philosophie morale et politique s’inscrit dans un projet plus vaste, et en cours, d’édition intégrale des 270 articles publiés par le philosophe français, professeur au Collège de France, Jules Vuillemin (1920-2001) au cours de sa carrière, tous annotés et commentés [1]. Vuillemin, auteur de livres de métaphysique magistraux [2], n’étant pas particulièrement connu pour sa philosophie morale et politique – il n’a, comme le rappelle le préfacier Stéphane Chauvier (p. XI), jamais consacré de livre à ces objets centraux de la philosophie morale et politique que sont le Bien et le Juste – la publication de ces essais de philosophie pratique (publiés originellement entre 1971 et 1998) est donc particulièrement bienvenue.
Si ces textes sont passionnants, et à méditer longtemps après les avoirs lus, il nous faut toutefois prévenir les lectrices et lecteurs qu’ils exigent un certain niveau de compétence en philosophie générale et en histoire de la philosophie, autant antique, médiévale, moderne et contemporaine (comme le précise également S. Chauvier, p. XXI et XXVI) : il ne s’agit donc pas de philosophie grand public ni même introductive, mais de philosophie pour philosophes professionnels. Enfin, si ce recueil traite également de philosophie politique – il y est question de tolérance (essai I), de régime civil (essai V), de paix internationale (essai VIII) ou encore du droit de propriété (essai IX) – la majorité des textes ici rassemblés sont des essais de philosophie morale, et c’est à eux que nous consacrerons le reste de cette recension.
En philosophie morale, la question que se pose Vuillemin est aisément formulable : qu’est-ce qui compte en morale ? Et sa réponse l’est tout autant : « ce qui compte en morale c’est la seule maxime de l’action » (p. 52, note 1). Qu’est-ce à dire ? Cela signifie tout d’abord, et négativement, que, selon lui, « en morale, l’important ce n’est ni l’action considérée matériellement, ni même l’habitude, c’est-à-dire une certaine disposition constante à l’action, mais uniquement la maxime qui détermine cette action ou cette disposition. » (p. 22). Autrement dit, ce qui donne sa teneur morale, négative ou positive, à une action humaine, c’est la raison pour laquelle nous l’accomplissons ou la raison pour laquelle nous sommes disposés à l’accomplir, et certainement pas ses conséquences attendues. Le choix d’une morale sera donc le choix de la maxime (ou des maximes) qui déterminera nos actions. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un tel choix est le seul qui soit entièrement du ressort de notre liberté (p. 201 et 216).
Cependant, toutes les maximes ne se valent pas selon Vuillemin, qui juge par exemple beaucoup trop rigoureuse, voire impossible à suivre, la maxime sceptique (dans sa variante extrême, dite « pyrrhonienne ») d’indifférence, à savoir : « Rien n’est plutôt ceci que cela » ou « Rien n’est préférable » (p. 23). Le choix de cette maxime devrait nous conduire à l’indifférence envers toute décision, mais Vuillemin invente cet exemple de raisonnement pratique pour montrer que ce n’est pas le cas, à propos du choix de se droguer ou non :
Majeure : Rien n’est plutôt ceci que cela
Mineure : Être conscient ou me droguer n’est pas plutôt ceci que cela
Conclusion : Je puis donc me droguer à volonté (p. 23)
Mais la toxicomanie « entre en conflit avec la maxime d’indifférence » (p. 24) puisqu’une fois toxicomane le choix de me droguer ou non ne me sera pas indifférent : autrement dit, ma dépendance sera une entrave à ma suspension du jugement vis-vis de ce qui est préférable. Or la « cohérence est synonyme de choix, c’est-à-dire d’une morale » (p. 24). Par conséquent, le sceptique pyrrhonien doit décider de ne pas se droguer, ou plutôt décider de ne rien faire qui puisse être un potentiel obstacle à sa suspension du jugement à l’avenir, ce qui est de fait extrêmement restrictif et contraignant pour ses futures décisions [3]. D’autres versions, adoucies, du scepticisme pratique, verront alors le jour, mais qui contiennent toutes, selon Vuillemin, des maximes plus ou moins contestables (voir p. 24-58 pour les détails de cette critique du scepticisme moral, catégorie dans laquelle Vuillemin range de façon surprenante la théorie de la justice de John Rawls [4]).
Vuillemin soumet également à l’analyse une autre maxime morale, sans aucun doute plus humainement réalisable : à savoir la maxime cartésienne de maîtrise de soi qui consiste à tâcher, autant que faire se peut, de se vaincre plutôt que la fortune, de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde (p. 136-138). Cette maxime, provisoire dans le Discours de la méthode (1637), est rendue définitive, selon Vuillemin, dans Les passions de l’âme (1649) où Descartes précise qu’il s’agit de s’accoutumer, à force de méditations, à aisément « régler ses Désirs de telle sorte, que d’autant que leur accomplissement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière satisfaction » (article CXLVI). Il est alors frappant que Vuillemin offre de cette morale cartésienne, centrée sur la maîtrise de nos désirs, une interprétation en termes de « bonne volonté ». Il écrit ainsi à propos de Descartes, mais en paraphrasant en réalité l’ouverture de la Fondation de la métaphysique des mœurs de Kant :
Par conséquent, la bonne volonté, entendue comme ferme intention de bien faire est la seule chose bonne. Ce retournement paradoxal qui substitue au bien, effet des passions visant leur objet propre, l’intention morale centrée sur l’utilité de la seule volonté est une conséquence nécessaire dès qu’on place le bien dans ce qui est en notre pouvoir. (p. 120).
Ainsi, selon Vuillemin, pour Descartes aussi ce qui compte en morale c’est la seule maxime de l’action, puisque « notre unique bien consiste dans la maîtrise de soi ou vertu » (p. 121). Cette maxime cartésienne de maîtrise de soi annoncerait ainsi l’autonomie kantienne (p. 147) [5] et aurait été précédée par l’autarcie épicurienne (p. 201) [6]. En effet, si seule notre volonté dépend de nous, alors c’est la seule chose que nous devons prendre pour objet. La maxime cartésienne serait donc : se faire une volonté bonne, car la volonté bonne est le seul bien (au sens « moral »), et avoir une volonté bonne c’est être capable de régler ses désirs pour être résolu en ses actions. De cette maxime de maîtrise de nos désirs nous pouvons alors en tirer des règles pratiques en situation, comme Descartes l’illustre dans le passage suivant tiré des Passions de l’âme :
Car par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu où nous puissions aller par deux divers chemins, l’un desquels ait coutume d’être beaucoup plus sûr que l’autre, bien que peut-être le décret de la Providence soit tel, que si nous allons par le chemin qu’on estime le plus sûr, nous ne manquerons pas d’y être volés, et qu’au contraire nous pourrons passer par l’autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela être indifférents à choisir l’un ou l’autre ; n’y nous reposer sur la fatalité immuable de ce décret, mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coutume d’être le plus sûr ; et notre désir doit être accompli touchant cela, lorsque nous l’avons suivi, quelque mal qui nous en soit arrivé ; à cause que, ce mal ayant été à notre égard inévitable, nous n’avons eu aucun sujet de souhaiter d’en être exempts, mais seulement de faire tout le mieux que notre entendement a pu connaître, ainsi que je suppose que nous avons fait (article CXLVI, cité et commenté p. 119).
En situation d’incertitude en ce qui concerne la conduite de notre vie, faire de notre mieux, voilà le devoir cartésien. Certes, mais, quoi qu’en dise Vuillemin, cela signifie-t-il que maîtriser ses désirs et faire tout le mieux que notre entendement a pu connaître est « la seule chose bonne », c’est-à-dire un bien inconditionnel qu’il faudrait rechercher comme une fin en soi ? Ce devoir de faire de notre mieux n’est-il pas plutôt un devoir de prudence si l’on veut être heureux, dans le cadre d’un eudémonisme somme toute plutôt classique [7] ? La question interprétative est complexe mais, comme le reconnaît Vuillemin lui-même, parler de formalisme cartésien serait « certes excessif » (p. 147) [8].
À la lecture de ce qui précède on se doute que la maxime morale qui a, in fine, les faveurs de Vuillemin, est celle, formulée par Emmanuel Kant, connue sous le nom d’ « impératif catégorique » et qui a pour particularité d’être une maxime portant sur la forme de nos futures maximes, à savoir : « Agis selon la maxime qui peut valoir comme principe d’une législation universelle » (p. 70). Comme le formule Vuillemin, pour Kant « la moralité consiste à faire de la loi notre maxime » (p. 216), et il ne suffit pas d’être constant dans nos résolutions pour que notre maxime devienne une loi. Ainsi, écrit Kant, « quelqu’un peut prendre pour maxime de ne pas subir d’offense sans se venger, et reconnaître cependant en même temps que ce n’est pas là une loi pratique, mais seulement sa maxime à lui, et que par contre, comme règle pour la volonté de tout être raisonnable, elle ne peut s’accorder avec elle-même dans une seule et même maxime [9]. »
L’homme décidé à se venger à chaque offense sait donc bien que sa maxime n’a pas une teneur morale puisqu’elle ne peut pas valoir comme principe d’une législation universelle. Le problème, comme le souligne Vuillemin à plusieurs occasions, est qu’il est beaucoup plus difficile, en fait impossible, de savoir avec une entière certitude quand notre maxime, ou notre intention, possède effectivement cette teneur morale. Tout simplement parce que l’on peut à tout moment croire, même sincèrement, que l’on agit d’après une maxime qui peut valoir comme une loi, alors que ce n’est pas le cas : comme le résume Vuillemin « la bonne intention n’est pas une donnée d’expérience », mais « quelque chose que nous devons vouloir », contrairement à la mauvaise, ce qui expliquerait cette forme d’asymétrie épistémique (p. 195 et p. 206) : l’expérience morale ne peut être que négative [10]. Comme l’écrit Vuillemin :
Il suffit qu’une action ne s’accorde pas à ce qu’exige extérieurement la loi, une constatation qui s’impose à chacun immédiatement, pour que je sache que j’ai violé la loi et que je prenne ainsi conscience que ma volonté est ou a été mauvaise. En revanche, qu’une action s’accorde à ce qu’exige la loi, cet accord prouve seulement que la maxime de ma volonté est conforme au devoir, une conformité compatible avec n’importe quelle intention morale, y compris la plus perverse. (p. 194)
Il est évidemment toujours possible d’agir conformément à la loi pour d’autres raisons que le seul respect pour la loi, par exemple par prudence, par intérêt, par plaisir, amour de soi ou même des autres. Pour citer un exemple devenu scolaire : « il est assurément conforme au devoir que le petit marchand ne fasse pas payer un prix exorbitant à ses acheteurs inexpérimentés (…). Car son intérêt exigeait une telle attitude [11]. » Mais comment s’assurer que ce ne soit pas toujours le cas, même quand nous avons l’impression d’être de bonne foi ? C’est impossible selon Vuillemin. Il ne suffit même pas qu’une action nous rebute pour que nous soyons assurés d’agir par devoir (comme il n’est pas nécessaire qu’une action nous rebute pour que nous agissions effectivement par devoir). En revanche on sait immédiatement quand notre action n’est pas conforme au devoir.
Or, selon Vuillemin, négliger le fait que le devoir doit être l’unique raison de l’obéissance au devoir, c’est perdre ce qui spécifie la moralité dans le champ pratique (p. 220). Cependant, il est impossible de savoir avec une entière certitude si une action a été accomplie uniquement par devoir, et donc si une action possède une teneur morale véritable. Face au constat d’une telle asymétrie morale entre le bien et le mal, on pourrait alors se contenter d’une morale négative, faite uniquement d’interdictions et de prohibitions. Mais cela ne semble pas suffisant pour Vuillemin qui reconnaît, contrairement à Kant, l’existence de possibles conflits de devoirs et d’obligations, par exemple concernant l’interdiction absolue du mensonge (p. 195-199) [12].
Pour résoudre ce problème Vuillemin appelle de ses vœux, mais ceci est tout à fait programmatique, voire un peu mystérieux, une forme de « prudence morale spécifique seule capable de faire tenir la maxime d’une action en même temps que le principe d’une législation universelle dans un monde soumis au renversement des maximes » (p. 213). Cette prudence qui permettrait d’arbitrer des conflits de devoirs ou d’obligations – conflits qui ne peuvent manquer d’arriver dans un monde où les maximes sont « renversées », c’est-à-dire un monde où la plupart des hommes ne font pas de la loi leur maxime – ne serait cependant de l’ordre ni de la casuistique ni du calcul rationnel (au sens de la rationalité instrumentale) : elle serait « morale ». Cependant, une telle formule, « prudence morale », loin d’être une solution, certes à une bonne question, nous apparaît bien plutôt comme l’expression d’une difficulté dont Vuillemin semble ne pas parvenir à se sortir. Cette formule est en effet étrange car elle est soit oxymorique, si l’on considère que la prudence n’a rien à voir avec la morale, soit pléonastique si l’on pense que la prudence, ou sagesse pratique, est une vertu comme une autre.
Il est clair que pour Vuillemin la difficulté, même terminologique, vient en partie du fait qu’il tient à ne surtout pas « perdre ce qui spécifie la moralité » (p. 220), et pour lui, comme pour Kant, c’est l’action par devoir. Cependant, cesser de vouloir à tout prix spécifier la moralité – c’est-à-dire vouloir savoir ce qui donne une teneur proprement morale à une action humaine en en trouvant le critère – fait-il nécessairement de nous des sceptiques moraux naturalistes incapables de distinguer entre des bonnes et des mauvaises actions humaines et, surtout, incapables de reconnaître l’existence de prohibitions absolues et de prescriptions catégoriques ? Rien n’est moins sûr, mais il est clair que Vuillemin nous met au défi de répondre à cette question extrêmement difficile de philosophie morale.
par , le 12 avril 2023
Vincent Boyer, « C’est l’intention qui compte », La Vie des idées , 12 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./C-est-l-intention-qui-compte
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[1] S’agissant de ce recueil, les notes des éditeurs sont très utiles et éclairantes. On notera seulement une coquille malencontreuse dans la définition du modus ponens (p. 228, note II).
[2] Au premier chef Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Minuit, 1984. Au sujet de la classification, originale, des systèmes philosophiques par Vuillemin et de son rapport avec la philosophie morale, voir la préface très éclairante de Stéphane Chauvier du Juste et le Bien.
[3] Voir pour plus de détails l’article de Lorenzo Corti, « Jules Vuillemin et la morale du pyrrhonisme », Philosophia Scientiæ, 20/3, 2016, p. 9-27.
[4] Voir le dossier complet dirigé par Lorenzo Corti et Joseph Vidal-Rosset, « Le scepticisme selon Jules Vuillemin », Philosophia Scientiæ, 20/3, 2016.
[5] Pour aller plus loin dans la comparaison des philosophies morales de Descartes et Kant, voir D. Kambouchner, « La loi morale vue par Descartes », in Descartes et la philosophie morale, Paris, Hermann, 2008, p. 171-197.
[6] À la suite de Martial Gueroult, Vuillemin affirme de façon intéressante que le rapport entre Descartes et Épicure et bien plus important que celui entre Descartes et les stoïciens (p. 299, n11).
[7] Denis Kambouchner, « La loi morale vue par Descartes », op. cit.
[8] Vuillemin liste certaines différences entre Descartes et Kant en philosophie morale aux pages 215-216.
[9] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. J.-P. Fussler, Paris, G.-F., 2003, p. 109-110 (cité p. 208).
[10] Stéphane Chauvier, le préfacier du volume, est revenu récemment sur ce thème de l’asymétrie du bien et du mal : si, selon lui, on se trompe plus aisément sur le bien à faire que sur le mal à éviter c’est que le mal, pour différentes raisons, est plus connaissable que le bien. Voir « L’erreur morale : pourquoi se trompe-t-on plus aisément sur le bien à faire que sur le mal à éviter ? », Revue Philosophique de Louvain, 118/2, 2021, p. 173-200.
[11] Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs, I, trad. A. Renaut, Paris, G.-F., 1994, p. 65.
[12] Vuillemin rappelle à cette occasion l’aventure de Madame de Staël, « mentant à l’envoyé du Comité révolutionnaire et niant qu’elle hébergeât Mathieu de Montmorency » (p. 195). Qui pourrait l’en blâmer demande-t-il.