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Essai Philosophie

Ce que sait la montagne
Aux sources des philosophies de l’environnement


par Catherine Larrère , le 30 avril 2013
avec le soutien de Fondation Florence Gould



S’il n’y a de droits et de devoirs qu’entre les hommes, comment se sentir obligé à protéger notre environnement ? C. Larrère montre que les réponses apportées par les philosophies écologiques sont largement tributaires de la pensée moderne occidentale : s’il y a des valeurs à respecter dans la nature, c’est que nous ne sommes pas seuls au monde.

« Is there a need for a new, an environmental ethic ? » : en 1973, un philosophe australien, Richard Routley (qui allait ensuite se faire appeler Richard Sylvan), présentait, à un congrès international de philosophie à Sofia, en Bulgarie, une communication qui allait renouveler la réflexion morale en faisant entrer la nature dans le domaine de la moralité : l’idée était qu’il y a de bonnes et de mauvaises façons de se conduire dans la nature, que nos rapports avec celle-ci ont d’autres limites que celles de notre puissance technique, que nous avons à son égard des devoirs, qu’elle a peut-être des droits, que la nature, donc, a une valeur morale (Routley, R., 1973).

L’idée, sans doute, n’était pas complètement neuve, et le souci qui l’inspirait n’était pas inédit. On peut faire remonter au XIXe siècle une attention portée à la nature qui est inséparable des transformations rapides de l’environnement consécutives à l’industrialisation. Ce sont les sociétés industrielles, et elles seules, qui ont formulé et donné sens à un projet de protection de la nature, destiné à mettre des espaces à l’abri du développement économique et industriel. Le 1er mars 1872 est établi, aux États-Unis, le premier parc national, le Yellowstone, alors qu’en France, à partir de 1853, les « séries artistiques » de Fontainebleau font l’objet de mesures de protection. Si ce mouvement de protection de la nature a pris, aux États-Unis, une ampleur et une importance considérables, cela tient sans doute à la rapidité et à la violence de la transformation des terres et des espaces appropriés par les colons : ceux-ci ont fait, en moins de cent ans, ce qu’il avait fallu des siècles aux Européens pour accomplir. Ils ont été ainsi brutalement mis en face des résultats de leurs actions. Lorsque disparaît la frontière, les colons américains peuvent se dire qu’avec celle-ci, une partie de leur identité est mise en cause et qu’il leur faut préserver une nature contre laquelle, mais tout autant avec laquelle, l’identité américaine s’est affirmée. Il existe donc toute une tradition qui puise dans le romantisme américain (particulièrement chez Thoreau et Emerson) un amour d’une nature sauvage (wilderness) qu’il faut respecter et préserver. John Muir, fondateur du Sierra Club, qui reste l’une des plus puissantes organisations environnementales américaines, est l’un des représentants les plus connus d’un mouvement de protection d’espaces naturels qui aboutit à l’adoption, en 1964, du Wilderness Act qui régit, aux États-Unis, la protection de la nature (Nash, Roderick F., 1967).

Après la deuxième guerre mondiale, s’il est de plus en plus question de mettre des espaces naturels à l’abri des transformations industrielles, ce sont également les effets globaux de ces transformations qui sont remarqués et redoutés : extension et multiplication des pollutions, épuisement des ressources, disparitions ou destructions irréversibles. Alors que l’on s’emploie à reconstruire les économies européennes, et que l’on se préoccupe de l’accès du reste du monde à un niveau de richesse et de bien-être comparables à celui des pays occidentaux, on commence à s’inquiéter de la possibilité de poursuivre indéfiniment le même mode de développement économique : toute une réflexion s’élabore de la sorte, marquée notamment par le rapport Meadows sur les limites de la croissance (Meadows, D. 1972). En 1962, une scientifique américaine, spécialiste de biologie marine, Rachel Carson, publie un livre, Silent Spring, qui, pour beaucoup, lance le mouvement environnemental aux États-Unis. Elle y montre les effets cumulatifs et dévastateurs de l’emploi des pesticides, tout particulièrement du DDT. L’idée s’impose qu’il ne s’agit pas de phénomènes épars, mais que toutes ces conséquences de nos interventions techniques dans la nature (auxquelles s’ajoute le poids grandissant d’une humanité en pleine croissance démographique) se réunissent et se globalisent en une crise environnementale. On peut donc chercher à remonter aux racines de cette crise, et tenter d’en déceler l’origine commune dans un certain rapport à la nature. En 1967, un historien des techniques (et plus précisément des techniques médiévales), Lynn White Jr, publie, dans la prestigieuse revue Science, un article qui devait avoir un immense retentissement : « The Historical Roots of our Ecological Crisis ». Il y rendait le christianisme — et la Bible, qui lui sert de référence — responsables de la crise environnementale : en créant l’Homme à son image, Dieu le met à part du reste de la Création — qui n’est plus, dès lors, qu’un instrument au service des besoins humains.

Le terrain était ainsi préparé pour une réflexion philosophique sur ces questions environnementales ou écologiques et plusieurs interventions ou publications allèrent dans ce sens. En 1973, paraissaient simultanément, outre l’article de Richard Routley, un article d’Arne Naess qui devait lancer l’expression de « deep ecology », un autre de Peter Singer sur la libération animale, et un article de Georges Canguilhem, intitulé « La question de l’écologie ».

Si, à la convergence de ces articles, se dessinent les contours philosophiques d’une réflexion émergente sur les questions d’environnement, seul l’article de Routley pose directement et centralement la question d’une éthique de la nature ou de l’environnement [1]. On peut ainsi considérer que cet article marque le début d’une réflexion philosophique et morale sur l’environnement et les rapports de l’homme à la nature qui, dans les pays de langue anglaise (Angleterre, Amérique du Nord, Australie), s’est développée en un courant d’éthique environnementale, ayant ses différentes tendances, ses revues scientifiques à comité de lecture, ses associations et ses congrès. Dans cet article pionnier, l’auteur construit un cas fictif, celui du dernier homme à survivre sur terre (après une catastrophe mondiale), « Mr Last Man ». Il s’emploie, avant de disparaître, à détruire tout ce qui l’entoure, plantes, animaux... Comment évaluer ce qu’il fait ? Si l’on s’en tient à l’éthique dominante dans le monde occidental, où il n’y a de droits et de devoirs qu’entre les hommes, il ne fait rien de mal, puisqu’il ne lèse personne. Mais si l’on considère qu’il y a des valeurs dans la nature, que nous avons des devoirs à leur égard, alors son acte est moralement condamnable.

Biocentrisme

L’éthique environnementale, qui s’est développée dans la foulée de cet article, s’est élaborée autour de l’idée de la valeur intrinsèque, celle des entités naturelles, ou de la nature comme un tout. L’expression de « valeur intrinsèque » se trouve chez Kant : a une valeur intrinsèque tout ce qui doit être traité comme une « fin en soi », c’est-à-dire, pour Kant, l’humanité et, plus généralement, tout être raisonnable. Tout le reste n’est considéré que comme un moyen, comme une valeur instrumentale. L’éthique environnementale va nommer « anthropocentrique » cette position qui ne reconnaît de dignité morale qu’aux humains, et laisse, en dehors de son champ, tout le reste, c’est-à-dire la nature, vue comme un ensemble de ressources. L’ambition de l’éthique environnementale est au contraire de montrer que les entités naturelles ont une dignité morale, sont des valeurs intrinsèques.

L’idée est que, là où il y a des moyens, il y a nécessairement des fins. Or, tous les organismes vivants, du plus simple au plus complexe, qu’il s’agisse d’animaux (même dépourvus de sensibilité), de végétaux, ou d’organismes monocellulaires..., tous déploient, pour se conserver dans l’existence et se reproduire, des stratégies adaptatives complexes, qui sont autant de moyens au service d’une fin. Il y a donc des fins dans la nature. On peut considérer tout être vivant comme l’équivalent fonctionnel d’un ensemble d’actes intentionnels, comme une « fin en soi » : « les organismes, affirme Rolston, un des théoriciens de la valeur intrinsèque, valorisent ces ressources de façon instrumentale, parce qu’ils s’accordent à eux-mêmes, à la forme de vie qu’ils sont, une valeur intrinsèque » (Rolston III, Holmes, 1987, 269). À l’opposition entre les personnes humaines et les choses, caractéristique de l’anthropocentrisme, se substitue une multiplicité d’individualités téléonomiques, qui peuvent toutes prétendre, au même titre, être des fins en soi, et donc avoir une valeur intrinsèque (Taylor, Paul W., 1981, 1986 ; Rolston III, Holmes, 1994b ; Callicott, J. Baird, 1999a). Tout individu vivant est, à égalité avec tout autre, digne de considération morale : c’est ce qu’on appelle le biocentrisme.

L’éthique environnementale biocentrique reconnaît ainsi un vouloir-vivre (une infinité de vouloir-vivre individuels) à l’œuvre dans la nature entière, et transfère à la vie, à tout ce qui est vivant, la dignité morale que l’éthique kantienne accorde aux êtres libres. Il s’agit donc d’une éthique du respect de la nature, dont Paul Taylor détaille les principes : (1) Tous les êtres vivants ont un statut égal. (2) On ne peut traiter une valeur intrinsèque comme un simple moyen . (3) Chaque entité individuelle a droit à la protection. (4) Il s’agit bien d’une affaire de principe, d’un principe moral (Taylor, P. W., 1986, 78-79). L’éthique du respect de la nature est donc une éthique déontologique, qui évalue les actions morales suivant qu’elles respectent ou non des principes moraux, nullement en anticipant des conséquences. C’est cet aspect déontologique qui peut expliquer le succès de l’éthique de respect de la nature. Elle implique une véritable conversion morale : il s’agit de se déprendre de l’égoïsme des conceptions morales traditionnelles, anthropocentriques (leurs détracteurs parlent à ce sujet de « chauvinisme humain ») pour découvrir la valeur de tout ce qui nous entoure. De quel droit ne nous reconnaissons-nous de valeur qu’à nous-mêmes, nous les humains ?

La reconnaissance de la valeur intrinsèque passe par une sorte de sursaut moral, une attention au vivant qui a rapidement gagné des adeptes. La valeur intrinsèque est devenue le cri de ralliement de nombreux militants de la protection de la nature. On en retrouve aussi la marque dans les différents textes législatifs qui règlent la protection des espèces : elles impliquent le plus souvent l’interdiction de tout prélèvement individuel des composantes de ces espèces. Cette attention à l’entité individuelle est caractéristique du biocentrisme.

Reconnaître une valeur intrinsèque à chaque entité vivante, c’est admettre qu’elle existe d’une façon telle que l’on ne peut en disposer de façon arbitraire, qu’elle ne peut être à volonté remplacée par un équivalent. Cela ne conduit pas à s’interdire toute intervention dans la nature qui risquerait de tuer des êtres vivants (ce serait impossible) mais à en rendre nécessaire la justification. Aussi longtemps que l’anthropocentrisme est dominant (c’est-à-dire que les êtres humains sont considérés comme les seules fins en soi, dignes d’être moralement considérées) la charge de la preuve, là où la diversité biologique est en danger, revient aux protecteurs de la nature : ils doivent prouver que telle ou telle perte de diversité biologique entraînera plus de coûts que d’avantages pour les populations humaines. Se ranger au biocentrisme conduirait à inverser la charge de la preuve : il faudrait que ceux qui proposent de nouvelles activités, potentiellement dangereuses, apportent la preuve que l’on a des raisons valables de détruire des valeurs intrinsèques.

Mais si les adeptes de l’éthique biocentrique justifient ainsi son utilité pratique, on peut cependant avoir quelque doute sur la réalité de celle-ci. Comment une éthique qui accorde une valeur égale à toutes les entités vivantes peut-elle répondre aux besoins d’une politique de protection de la nature qui passe par des choix entre plusieurs scénarios possibles, ce qui implique que l’on puisse hiérarchiser les valeurs ? En outre, protéger la nature, ce n’est pas tant sauvegarder des individus que des populations, et prendre en considération des ensembles complexes (écosystèmes, ensembles d’écosystèmes, paysages) où se lient le vivant et le non-vivant (auquel l’éthique biocentrique ne reconnaît pas de valeur). On comprend donc le besoin d’une éthique qui ne se contente pas d’énoncer quelques affirmations de principe (qui se traduisent essentiellement par des interdictions) mais permette de diriger pratiquement les actions de protection.

Écocentrisme

Certains environnementalistes, comme Baird Callicott, considèrent ainsi qu’il faut accorder de la valeur non pas à des éléments séparés mais à l’ensemble qu’ils forment, à la « communauté biotique ». Cette approche, dite « écocentrique », se réclame d’un forestier américain de la première moitié du XXe siècle, Aldo Leopold. Dans un livre écrit à la fin de sa vie, A Sand County Almanac, Leopold, dans la tradition américaine des récits de nature (dont Thoreau, avec Walden, est l’initiateur), enchaîne, en suivant les mois de l’année, une série d’historiettes, ou de vignettes, où il raconte ses promenades matinales, dans son domaine du Wisconsin (le « comté des sables »), les animaux qu’il y rencontre, tous usagers d’un même territoire. Ces récits vivants et attachants débouchent sur la présentation d’une éthique environnementale (qu’Aldo Leopold nomme Land ethic). Une formule la résume : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. » (Leopold, A., 1995, p. 283).

Un des récits les plus célèbres de l’Almanach, « Penser comme une montagne », permet d’en saisir le sens (Leopold, 1995, 168-172). Leopold s’y présente en chasseur, que le cri de la louve, sur laquelle il vient de tirer, arrache de ses certitudes sur la nécessaire disparition des loups. Au détour de cette fable, Leopold se livre à une critique de la politique d’extermination des « nuisibles » décidée par l’Office américain de gestion de la faune sauvage, politique à laquelle il avait lui-même commencé par participer activement, et qui avait conduit à la disparition des loups dans de nombreux États américains. Une extermination tout à l’avantage des chasseurs, avait-on pensé, mais la pullulation des cerfs et des daims qui s’en était suivie avait été de courte durée, entraînant des dommages écologiques (surpâturage, dégradation des pentes) de longue durée. « Penser comme une montagne » met en scène la situation et montre ainsi comment l’éleveur et son troupeau, le chasseur et ses proies, ont tous intérêt — du moins le croient-ils — à la disparition du loup. Mais, du point de vue de ce bien commun qu’est pour eux la montagne, avec ses ressources — arbres et herbe —, ils se trompent, ils ont la vue trop courte. Le loup a sa place dans la communauté biotique qui vit de la montagne. La prospérité des troupeaux et celle du gibier en dépendent à long terme. Leopold découvre ainsi le niveau qui intègre les points de vue, assignant à chacun sa place : c’est celui de la montagne, qui « sait » que, sans les loups, les cerfs proliféreront et mettront ses pentes à mal.

À la différence du biocentrisme, qui insiste sur la valeur propre, intrinsèque, de chaque entité vivante, considérée isolément, l’éthique de Leopold met l’accent sur l’interdépendance des éléments et leur commune appartenance à un ensemble, celui de la « communauté biotique ». Cette éthique, que l’on a pu dire « holiste » (par opposition à l’individualisme du biocentrisme), fait procéder les devoirs ou les obligations de l’appartenance à une totalité (que représente symboliquement la montagne) qui englobe ses membres. Ceux-ci n’ont pas de valeur en eux-mêmes, indépendamment de la place qu’ils occupent dans l’ensemble et qui leur assigne leur valeur. L’homme n’est donc pas extérieur à la nature, il en fait partie : il est membre, au même titre que les loups ou les cerfs, de la communauté biotique.

Baird Callicott, qui s’est donné pour tâche de dégager les fondements philosophiques et les références scientifiques de la Land ethic de Leopold, fait bien ressortir la double dimension, diachronique et synchronique, de cette solidarité des vivants (Callicott, J. Baird, 1989, p. 82). Diachroniquement, c’est la continuité de l’évolution telle qu’elle se dégage de l’enseignement de Darwin. « L’homme n’est qu’un compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », affirme Leopold, qui insiste sur le retentissement moral, au niveau des sentiments, de cette proposition scientifique : « Cette découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique » (Leopold, Aldo, 1995, p. 145). Nous faisons partie d’un tout dont les éléments sont interdépendants. Ce que « sait » la montagne, c’est ce qu’apprend l’écologie, des développements scientifiques de laquelle Leopold fut contemporain : la connaissance des chaînes trophiques, des échanges complexes d’énergie dans lesquels s’organise la poursuite de la vie, et qu’il expose sous la forme raccourcie et poétique de « la pyramide de la terre » (Leopold, 1995, p. 271-278).

Comme l’explique Baird Callicott, une éthique, c’est « la description de la structure de la communauté faite, de l’intérieur, par ses propres membres » (Callicott, J. Baird, 1989, p. 66). En ce qui concerne la communauté biotique, cette description est donnée par l’écologie, ou par la théorie de l’évolution. Étroitement liée à un contenu scientifique, la Land ethic s’expose donc à une constante révision. La formule de Leopold qui insiste sur l’intégrité et surtout sur la stabilité de la communauté biotique est datée : elle renvoie à un état de l’écologie qui met l’accent sur les équilibres de la nature, qu’il s’agisse de la notion de climax, telle que Clements a pu la présenter, comme l’état stable auquel parviennent les successions, ou de la vision thermodynamique de l’équilibre écosystémique exposée par Tansley. Or les développements plus récents de l’écologie (écologie des perturbations, écologie des paysages) ont mis en cause cette prépondérance de l’équilibre, qui n’apparaît plus que comme un moment rare et précaire de dynamiques naturelles dont le régime le plus fréquent est celui des perturbations [2]. Callicott s’est donc employé à actualiser la formule de Leopold, en tenant compte de ces transformations scientifiques, ce qui l’a amené à en présenter une nouvelle version : « Une chose est juste lorsqu’elle ne tend à perturber la communauté biotique qu’à des échelles temporelles et spatiales normales. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. » (Callicott, J. Baird, 1999 b. p. 138 ; notre traduction).

La Land ethic peut apparaître comme une redondance de l’écologie : « il s’agit, selon Leopold, de deux définitions différentes d’une même chose. » (1995, p. 256). Ce que l’éthique apporte à l’écologie c’est une modalité vécue : elle fait appel à des sentiments. Poursuivant son exploration des fondements conceptuels de la Land ethic, Callicott fait ressortir tout ce qu’elle doit à la théorie des sentiments moraux, celle de Hume et de Smith, dont Darwin, le Darwin de La filiation de l’homme, peut être considéré comme un continuateur. L’appartenance est vécue, ressentie comme un sentiment de fraternité avec les autres créatures, et toute la progression de l’Almanach d’un comté des sables, qui commence par des historiettes présentant des animaux avec juste ce qu’il faut d’anthropomorphisme pour nous les rendre attachants, est là pour éveiller ou réveiller nos sentiments de proximité à la nature, dont nous découvrons ensuite le contenu descriptif qui les oriente. Comme le dit Leopold lui-même, la Land ethic est « en réalité un processus d’évolution écologique » (1995, p. 256). Ces sentiments de proximité, d’appartenance que nous avons avec les autres membres de la communauté biotique, sont une composante des comportements sociaux dont Darwin, dans La filiation de l’homme, montre l’émergence. La Land ethic peut donc être considérée comme une variante d’éthique évolutionniste : c’est, indique Leopold, « une sorte d’instinct communautaire en gestation » (1995, p. 257).

Comme les autres éthiques évolutionnistes, la Land ethic se préoccupe de l’émergence des comportements sociaux (« une éthique, explique Leopold, distingue entre des formes sociales et asociales de conduite » 1995, p. 256). Mais la plupart des éthiques évolutionnistes (de Darwin à la sociobiologie) ne s’intéressent qu’aux comportements sociaux à l’intérieur d’une même espèce. La Land ethic est plurispécifique. En élargissant « les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou collectivement, la terre », la Land ethic de Leopold ne dépasse pas seulement les frontières de l’humanité (celles, ordinaires, de la moralité), elle devient celle d’une communauté mixte, qui inclut des diverses populations, d’espèces différentes.

L’éthique biocentrique est déontologique : elle formule des normes universelles, principalement sous forme d’interdits — l’éthique du respect est essentiellement une éthique de la non-intervention. La Land ethic de Leopold est conséquentialiste : la qualité d’une action (« une chose est juste » — « right ») se mesure à ses effets sur la communauté biotique (« stabilité, intégrité, beauté »). Aussi Leopold définit-il l’écologiste, ou le protecteur de la nature, non pas comme celui qui s’abstient d’intervenir, mais comme celui qui intervient à bon escient et ne craint pas de laisser une marque, ou une empreinte : « J’ai lu de nombreuses définitions de ce qu’est un écologiste, et j’en ai moi-même écrit quelques-unes, mais je soupçonne que la meilleure d’entre elles ne s’écrit pas au stylo, mais à la cognée. La question est : à quoi pense un homme au moment où il coupe un arbre, ou au moment où il décide de ce qu’il doit couper ? Un écologiste est quelqu’un qui a conscience, humblement, qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa signature sur la face de la terre. » (Leopold, 1995, p. 97).

Mais ce qui fait l’avantage de la Land ethic (elle permet de formuler des injonctions précises, et positives) l’ouvre également à la critique : car du fait qu’elle vise un résultat global (au niveau de la communauté), elle ne prend pas nécessairement en compte la valeur des individus, dont les éthiques déontologiques font une question de principe. Comme toutes les éthiques conséquentialistes (notoirement l’utilitarisme), la Land ethic s’expose à se voir reprocher de sacrifier les individus au bien commun, mais, parce qu’elle est plurispécifique, elle s’expose en plus à se voir reprocher de ne pas accorder plus d’importance à une espèce qu’à une autre. Dans la communauté biotique, les humains se trouvent ainsi doublement exposés : comme individus, et comme espèce, qu’il est d’autant moins justifié de privilégier qu’ils sont ceux qui mettent le plus gravement en danger la communauté biotique à laquelle ils appartiennent.

Pragmatisme

Les difficultés que rencontrent les tentatives de franchir les limites habituelles de la moralité pour y inclure tous les vivants ou la communauté biotique, expliquent que l’on ait pu tenter d’élaborer une éthique environnementale en remettant en cause la rigidité de la distinction entre valeur intrinsèque et valeur instrumentale. Il n’est pas nécessaire d’opposer la valeur intrinsèque à la valeur instrumentale, il suffit de faire apparaître la diversité des valeurs instrumentales. L’utilité n’est pas seulement immédiate, ou matérielle, il faut prendre en considération qu’il y a un avenir, et des générations futures, qu’il y a des intérêts désintéressés, comme le sont les intérêts esthétiques, ou cognitifs. Envisager la nature comme un ensemble de ressources, ce n’est pas nécessairement s’employer à la détruire : la nature nous fournit sans doute des biens (matières premières, produits agricoles...) que nous consommons en les détruisant, mais elle nous fournit aussi des services (pollinisation, recyclage, fixation des nitrates, régulation homéostatique), sans lesquels nous n’aurions pas accès à ces biens, et qu’il est dans notre intérêt de maintenir en activité, nullement de faire disparaître. La même chose peut-être dite de l’intérêt cognitif ou esthétique pour la nature. Si des scientifiques, comme les systématiciens, n’ont guère besoin d’éthique environnementale très élaborée, c’est qu’en défendant la nature, ils défendent leur objet de travail : Stephen Jay Gould raconte bien comment la disparition d’une espèce est une tragédie pour le naturaliste (1996, p. 23-41). De la même façon, ceux qui admirent la beauté de la nature, ou trouvent dans le sublime une expérience spirituelle qui élève leur âme, valorisent sans doute une expérience subjective qui leur est propre, mais, ce faisant, ils ont besoin d’une nature intouchée sans laquelle cette expérience ne pourrait avoir lieu. Des programmes de protection de la nature sont parfaitement justifiables d’un point de vue anthropocentrique, et l’on peut, comme le fait Bryan Norton, estimer que c’est là le mode de justification le plus répandu chez les environnementalistes (Norton, Bryan G., 1987, p. 175). De l’anthropocentrisme réducteur dénoncé par les éthiques bio- ou écocentriques, on peut ainsi distinguer un anthropocentrisme élargi (parfois dit « faible ») tel que valoriser l’homme n’implique pas nécessairement de dévaloriser la nature.

En s’appuyant sur l’argument de bon sens selon lequel instrumentaliser la nature ne conduit pas nécessairement à la détruire, toute une réflexion d’inspiration pragmatiste s’est développée qui remet en cause la volonté de fonder l’éthique environnementale sur la valeur intrinsèque. Il est reproché à celle-ci de faire appel à une métaphysique lourde et de conduire à des positions sectaires. La quête de la valeur intrinsèque est la recherche d’une théorie unique, moniste de la valeur. Celle-ci risque d’autant moins d’être acceptée par le plus grand nombre qu’elle implique une interrogation métaphysique, une recherche du fondement alors que la philosophie d’aujourd’hui a plutôt proclamé la fin de la métaphysique. À cette vision moniste et solitaire de la valeur, les pragmatistes opposent une vision pluraliste et relationnelle. Pourquoi, pour affirmer la valeur d’une forêt, faudrait-il s’en tenir à sa « valeur intrinsèque » ? Il y a quantités de raisons de trouver un intérêt à une forêt, quantité de façons de la valoriser. D’autre part, les valeurs ne sont pas isolées, il existe, pour chacun d’entre nous, des systèmes de valeurs qui sont liées les unes aux autres. Et cela, d’autant plus, que les valeurs ne sont pas complètement indépendantes, elles n’existent que dans un contexte donné : la valeur (écologique) d’une plante n’est pas la même suivant qu’elle abonde dans un milieu, ou que, en un autre endroit, elle n’est qu’un des rares spécimens de l’espèce à subsister encore (Weston, Anthony, 1996).

Il s’agit de faire ressortir l’intérêt pratique d’une telle démarche : il vise à l’établissement d’un consensus sur les objectifs à poursuivre. Or, le pluralisme des valeurs ne s’oppose pas à ce consensus, au contraire, il le renforce. Des valorisations différentes peuvent très bien converger et, loin de conduire à des oppositions, renforcer les objectifs. À explorer les multiples raisons qui nous font attacher de la valeur à un lieu, on découvre d’autant plus d’arguments pour le protéger. Bien loin de rejeter les arguments en faveur de la protection de la nature que leur provenance anthropocentrique rendrait suspects (comme les environnementalistes figés dans leur rejet de l’anthropocentrisme sont accusés de le faire), Andrew Light (comme Norton et les autres pragmatistes) en appelle à toutes les justifications possibles du moment qu’elles ne sont pas compromises par des engagements intolérables (fascistes par exemple) et qu’elles visent la même fin. Plus les justifications seront nombreuses, mieux cela sera ! Aussi ne faut-il pas chercher à convertir à une théorie préexistante ceux qui se montreraient réticents devant cet objectif : il faut trouver des arguments qui soient recevables dans leurs propres conceptions morales et enrichir de la sorte l’argumentation en faveur de l’environnement (Light, Andrew, 2003).

La où les tenants de la valeur intrinsèque ont tendance à rechercher l’argument massue qui emporte la conviction et ne réussissent qu’à être sectaire, les pragmatistes font ressortir les valeurs démocratiques du pluralisme : il autorise le compromis (car tous ceux qui s’entendent sur un même objectif sont prêts à abandonner une partie de leurs divergences) et il favorise la délibération, car, en rapprochant les arguments, on peut être amené à changer de raisons et à se rallier sur une base commune.

Ainsi, en réinstallant l’homme comme centre des valeurs, les pragmatistes n’abandonnent pas le souci de la nature. Mais ne se détournent-ils pas de ce qui peut être considéré comme l’enseignement principal des éthiques non-anthropocentriques : nous ne sommes pas seuls au monde, les non-humains comptent aussi, pour eux-mêmes ?

Conclusion

En France, cette interrogation sur la dimension morale de nos rapports à la nature a été diabolisée sous le nom de « deep ecology ». Luc Ferry, dans Le nouvel ordre écologique (1992) a confondu, sous cette appellation, différents courants d’éthique environnementale et d’éthique animale, l’écosophie du philosophe norvégien Arne Naess (inventeur de l’expression deep ecology), mais également l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas, ou le Contrat naturel de Michel Serres. Dans tout cela, il retrouvait la même expression d’un romantisme antimoderne et anti-Lumières qui ne pouvait conduire qu’au fascisme. Les effets annoncés s’étant fait attendre, la critique a perdu de sa virulence, et la réception des conceptions américaines, longtemps retardée, a été finalement rendue possible [3]. Pourtant si cette philosophie de l’environnement ne soulève plus d’opposition farouche, elle est plus tolérée que connue.

Cela tient sans doute à ce qu’il s’agit essentiellement d’une philosophie de la protection de la nature, élaborée dans le contexte culturel — très américain — de la wilderness, celui d’immenses espaces naturels, maintenus, autant que possible, à l’écart des interventions humaines. Les États-Unis se vantent d’avoir un réseau de parcs naturels unique au monde. Mais la protection de la nature occupe une place de moins en moins importante dans les soucis environnementaux, ou écologiques d’aujourd’hui : la protection des sociétés humaines contre les conséquences néfastes de leurs actions techniques (épuisement des ressources, pollutions diverses, changement climatique, accidents nucléaires) retient la plus grande part de l’attention, et renvoie à une réflexion sur la responsabilité humaine et à une philosophie de la technique plutôt qu’à une philosophie de la nature : Ellul, Illich ou Jonas plutôt que Callicott, Rolston ou Leopold. Sans doute cette réflexion sur la technique n’ignore-t-elle pas complètement le rapport à la nature, mais celui-ci se trouve relégué à l’arrière plan d’une réflexion centrée sur l’homme.

Au niveau international, que ce soit celui du programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) ou celui des grandes ONG environnementales (UICN, Greenpeace, WWF), des objectifs de protection de la nature ont été adoptés dont les normes sont souvent inspirées des politiques — et des éthiques — américaines. Elles ont cependant fait l’objet de critiques, qui sont venues d’anthropologues (comme Philippe Descola), de sociologues (Bruno Latour), d’environnementalistes du Sud (Ramachandra Guha) ou d’historiens de l’environnement (William Cronon). Ils ont montré qu’aussi bien la notion de wilderness que les éthiques qui en organisaient la protection procédaient d’une vision occidentale de la nature, vision dualiste qui n’a pas d’équivalent dans d’autres conceptions du monde ou d’autres ontologies. Imposer les normes de la wilderness dans d’autres parties du monde ce n’est pas protéger la nature, c’est vider des espaces de leurs habitants habituels, pour en faire des parcs de loisir pour touristes occidentaux ou des lieux sous contrôle scientifique. Cela conduit finalement à protéger strictement certains espaces de nature sauvage (ou réputée telle) et à laisser faire à peu près n’importe quoi ailleurs.

La critique de la wilderness n’a pas seulement été importée de l’extérieur dans la philosophie environnementale : elle a aussi été menée de l’intérieur des courants américains d’éthique et de philosophie de l’environnement, ce qui a conduit à un débat en leur sein, opposant défenseurs et critiques de la wilderness (Callicott et Nelson 1998, p. 2008). Il a fait apparaître les racines romantiques de l’idée américaine de wilderness, sa dimension sociale et idéologique (des espaces récréatifs pour des urbains cherchant un affrontement viril avec la nature), sa dépendance vis-à-vis de certains schémas scientifiques de protection de la nature (ceux des équilibres de la nature, d’un « climax » qui ne peut être atteint qu’en l’absence de l’homme). Ce débat n’a pas conclu, cependant, à l’abandon de la notion, mais plutôt à sa redéfinition : une fois que l’on a abandonné le mythe d’une nature vierge, intouchée par l’homme, il reste à maintenir un réseau d’espaces tels que les grands prédateurs, qui supportent difficilement la présence humaine, puissent s’y déplacer librement, et qui puissent également servir d’indicateur scientifique pour définir une « naturalité ». Au travers du maintien de l’idée de wilderness, c’est donc une certaine référence à la nature, dans son altérité, qui est maintenue.

Ce débat, qui est loin d’être clos, témoigne de la capacité critique de la philosophie environnementale. Si les éthiques environnementales relèvent du naturalisme occidental, et peuvent être dites modernes, en ce sens, elles montrent cependant la plasticité de l’ontologie occidentale, sa capacité à se remettre en cause, de l’intérieur. Or sur quoi porte cette critique ? Dans une contribution au débat sur la wilderness, Val Plumwood s’en prend à ce qu’elle appelle « le scepticisme de la wilderness », l’idée qu’il ne s’agit là que d’une construction sociale. Cette façon de réduire la nature à la culture, d’assimiler l’humain et le culturel conduit, dit-elle, au solipsisme de l’humain (Val Plumwood, 1998, p. 672). Hors de l’humain, rien n’existe, rien ne fait sens. Nous pouvons estimer que nous avons fait le tour de l’humain ; l’anthropologue Eduardo Viveiro de Castro évoque « les vieux européens, depuis longtemps résignés au solipsisme cosmique de la condition humaine » (Viveiro de Castro, 2009, p. 23). Et, effectivement, ce solipsisme a conduit un certain nombre de philosophes à considérer que les hommes devaient, soit échapper à l’humain, vers le transhumain, soit partir vers d’autres planètes. Les éthiques environnementales nous invitent au contraire à explorer notre condition terrestre, à découvrir ceux qui la partagent avec nous. Nous ne sommes pas seuls au monde : voilà qui est plutôt encourageant.

par Catherine Larrère, le 30 avril 2013

Aller plus loin

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Pour citer cet article :

Catherine Larrère, « Ce que sait la montagne. Aux sources des philosophies de l’environnement », La Vie des idées , 30 avril 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Ce-que-sait-la-montagne

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Notes

[1L’article de Naess a une orientation plus politique, et les développements ultérieurs de sa réflexion (Naess, A., 1989) intègrent la dimension morale dans une «  écosophie  » originale.

[2Sur la longue persistance, dans l’écologie scientifique, d’une conception des équilibres de la nature et sa récente remise en question, voir Blandin, Patrick, 2009.

[3À l’étude de Catherine Larrère (1997) et à l’anthologie d’Hicham Afeissa (2007), s’est ajouté un important travail de publications et de traductions, notamment aux éditions Wildproject, ce qui rend cette philosophie accessible à un public francophone.

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