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Recension Société

Ceci est leur corps

À propos de : Dominique Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Seuil


par Sébastien Roux , le 13 novembre 2015


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Comment le corps a-t-il acquis une telle importance dans la définition des identités contemporaines ? Mobilisant des enquêtes sur la greffe, l’accouchement, ou le rapport aux cadavres, Dominique Memmi dévoile les enjeux sociaux et politiques de cet ancrage corporel de soi.

Livre recensé : Dominique Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Le Seuil, 2014. 288 p., 22 €.

Que disent les corps de notre temps ? Avec La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Dominique Memmi prolonge la réflexion ambitieuse qu’elle conduit depuis de nombreuses années sur « le corps, en entier ou en morceaux » (p. 8). L’ouvrage traite plus particulièrement des processus d’identification qui s’appuient sur la chair pour « assigner des places et des identités sociales », et analyse la manière dont on « fabriquer[ait] les identités légitimes » par un « recours au corps et à la nature » – par un véritable travail social que l’auteure définit comme processus « d’incarnation » (p. 11).

Un travail d’incarnation

À la différence de nombreux travaux sur l’identité – notion aux contours floues et d’usage délicat en sciences sociales – l’ouvrage se concentre « moins sur ceux qui sont porteurs de ces identités (c’est-à-dire virtuellement sur chacun d’entre nous) que sur ceux qui se livrent à cette identification par l’incarnation » (p. 15). Le propos de Dominique Memmi est maîtrisé, et l’identité appréhendée comme le produit d’un travail social à objectiver plus qu’une essence ou une qualité. Ainsi, le lecteur ne trouvera ainsi nulle digression sur « la réalité » de ce que nous serions ou le sens de nos affiliations. La Revanche de la chair poursuit un objectif à la fois plus modeste et plus convaincant : retracer comment, et pourquoi, le corps est aujourd’hui devenu le lieu de la vérité des sujets.

D. Memmi saisit les opérations concrètes qui produisent ce travail d’incarnation à travers des objets et des terrains divers : la gestion des bébés morts, la thanatopraxie, l’adoption, la greffe, le don d’organes et de gamètes, le traitement du placenta, l’allaitement, le deuil, etc. Les thématiques sont nombreuses mais cette diversité ne nuit jamais au propos, bien au contraire. Certes, la lecture trahit parfois le degré relatif de familiarité que l’auteure entretient avec des objets si différents, et les pages consacrées aux terrains les plus maîtrisés sont nécessairement plus fouillées. Il n’en demeure pas moins qu’en prenant le risque de s’aventurer sur des thématiques moins attendues, Dominique Memmi organise avec brio les données, les références, les observations ou les entretiens (pour la plupart issus de ses propres enquêtes), donnant sens à des logiques sociales souvent appréhendées de manière isolée. Ainsi, par exemple, l’auteure étudie dans la première partie de l’ouvrage le discours majoritaire sur le « besoin » et la « nécessité » que ressentent les proches de victimes de catastrophe de posséder, récupérer ou recomposer les corps des disparus pour procéder au « travail de deuil » (chapitre 2).

Ces propos auraient pu faire l’objet d’une analyse en soi, afin d’étudier l’émergence des formes contemporaines d’expression du chagrin ou les interventions professionnelles qui rendent la prise en charge psychologique nécessaire. Mais par la mise en perspective d’autres dynamiques sociales, comme l’émergence récente d’un « droit aux origines » dans le monde de l’adoption (chapitre 6 et 13) ou l’investissement symbolique du placenta dans certaines pratiques « alternatives » d’accouchement (chapitre 5), la réflexion de Dominique Memmi prend une ampleur supplémentaire. Chaque analyse se nourrit d’une mise en écho bénéfique. Le travail de deuil, le droit aux origines ou le placenta apparaissent alors comme des manifestations locales de tendances plus générales – certes raffinées par les savoirs et les pratiques spécifiques qui entourent chacun des objets. Ces pratiques et ces discours sont davantage saisis comme la traduction d’un « gouvernement par la chair » (p. 261 et suiv.), qui – succédant à celui « par la parole » auquel Memmi avait déjà consacré Faire vivre et laisser mourir – préfère la « concrétude des corps » pour réguler les conduites et construire les identités. Adossé à des représentations psychologisantes et normatives du bien, du bon, mais aussi de l’obligé et du nécessaire, cette biopolitique se déploie par une gestion du corps, de son exposition et des savoirs biologiques sur la vie et le vivant qui l’accompagnent.

La première partie de l’ouvrage – « la réincarnation des vivants et des morts » - traite de la disparition, du deuil, des greffes, de la naissance et de la filiation. Dominique Memmi s’intéresse aux investissements sociaux aux marges de la vie ; la liminalité du début, de la fin et de l’indétermination a engendré une multiplicité de discours et de pratiques, professionnels et profanes, qui édictent les conduites normales et souhaitables, et déterminent la gestion attendue des corps. Une mère endeuillée par la disparition de son bébé ressent, exprime et agit d’une manière spécifique et normée, et désire (ou dit désirer) conserver des souvenirs tangibles de l’enfant ; un malade témoigne avoir incorporé le greffon d’un donneur comme un morceau à la fois étranger et non intrusif d’un corps qu’il ne fait sien que pour partie ; une femme qui accouche « sous X » laisse des traces identificatoires accessibles un jour à l’enfant qu’elle confie à l’État, marquant l’existence ténue mais irrévocable du lien biologique qui l’unit à « son » bébé… Ces manifestations, diverses, disent l’importance accordée à la chair comme matière par laquelle se pensent les individus et s’assignent les identités. Certes, donner du sens au sang, au muscle, à l’organe, ou au gène n’est pas en soi un phénomène nouveau. Mais penser le corps, à travers l’administration de la vie et de la mort, comme le lieu à partir duquel se déploie une « entreprise de refondation du sujet » (p. 81) témoigne à l’inverse d’une évolution biopolitique notable.

La deuxième partie, « Les entrepreneurs de la réforme », réunit ensuite cinq chapitres sur le travail d’incarnation. Si, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, Dominique Memmi prend soin de rappeler que les évolutions étudiées s’inscrivent dans une « humeur du temps » (p. 217) qui rend tout interprétation mécaniste peu satisfaisante, l’auteure n’abandonne jamais la vocation explicative de l’objectivation sociologique. Elle porte un intérêt particulier aux agents qui interviennent sur le corps et les sujets. Ces formes d’intervention s’observent d’abord comme activité professionnelle, et Dominique Memmi consacre des pages passionnantes aux métiers du psychisme (sur le deuil et son accompagnement, chapitre 8), mais aussi à la diffusion de ce savoir – ou plutôt de sa vulgate – dans d’autres corps professionnels, comme les sages-femmes ou les thanatopracteurs (chapitre 10).

Pour autant, ces agents sont moins saisis comme les promoteurs d’un nouveau rapport à l’identité que leurs révélateurs. Et Dominique Memmi de préciser que « les psychologues, les soignants ou les agents du funéraire évoluent dans le même contexte socioculturel que le public auquel ils sont confrontés et dont ils s’efforcent de traduire les attentes ; de ce point de vue la sensibilité qu’ils expriment avec une acuité particulière pourrait bien refléter un malaise plus diffus » (p. 191). Ce malaise tient, pour partie, à un rapport ambigu à la nature et la manière dont on s’y réfère. D’après l’auteure, on « ne cess[e] de mimer la nature pour donner un surcroît de légitimité à ce que [nous sommes] en train de faire » ; ce travail, qu’elle nomme un « naturalisme en acte », traverse autant le discours et les pratiques des professionnels que le public qu’ils prennent en charge. Et l’on comprend alors pourquoi et comment la chair, perçue comme le substrat « naturel », donné et biologique de notre existence, se voit saisie (et désignée) comme le fondement même de nos identités.

Un désir d’éternité

Les cinquante dernières pages du livre présentent « Une grande rêverie placentaire », où Dominique Memmi propose des analyses particulièrement stimulantes sur le travail d’incarnation et ce qu’il dit de notre époque. L’auteure, s’appuyant notamment sur les travaux de Norbert Elias et Michel Foucault (mais aussi Nikolas Rose, Giorgio Agamben ou Cars Wouters), montre ici toute la portée politique de son travail. Pour Memmi, et c’est le sens de cette « rêverie placentaire », nous (sujets, professionnels, publics…) entretiendrions un rapport « mélancolique » au monde, « un vague à l’âme inspiré par la fugacité ou la vanité de l’existence, une morosité devant la course inexorable du temps, synonyme de mort et de séparation » (p. 250). La nature – son idée, en fait – nous apparaît stable, permanente et solide. Elle devient alors ressource en permettant de « suspendre le temps : naturaliser, c’est essentialiser une réalité en niant l’histoire » (ibid.).

Dominique Memmi suggère que notre rapport actuel à la chair et la nature proviendrait du « malaise » suscité par le processus d’individuation qui, et notamment depuis « la grande rupture des années 1960-1970 », aurait bouleversé le lien nous unissant aux autres (p. 265). Nous, contemporains, éminemment libéraux, sommes ainsi devenus des sujets de choix pour les réformateurs qui cherchent à nous réancrer dans une destinée (corporelle) que la célébration du choix et de l’autonomie rend plus difficilement appréhensible. Et l’auteure de conclure quant à la responsabilité des professionnels (réformateurs) dans ces évolutions, véritable « surprise de [son] travail » (p. 278). Infirmières, psychologues, assistantes de travail social, sages-femmes… Pour elle, ces agents se « trouvent à un endroit névralgique pour ressentir, interpréter, puis précipiter le changement » (p. 279). Mais surtout, ils possèdent un outil d’action et de théorisation superbement efficace : le psychisme (p. 280), que l’on (et qu’elles) se représente(nt) comme construit et assis sur un substrat corporel toujours déjà donné. Elles agissent par le gouvernement des âmes (comme dirait Nikolas Rose), mais aussi par l’édiction de ce que les âmes doivent ressentir, penser, dire, exprimer parce qu’elles sont – à leur manière – aussi déterminées par la matérialité de nos corps.

La revanche de la chair est un ouvrage qui compte. D’une grande maîtrise, il produit à la lecture la jubilation des grands livres. À la fois modeste et humble dans son écriture, toujours soucieuse d’asseoir ses arguments sur un travail empirique minutieux, Dominique Memmi propose un livre construit autour d’une véritable thèse, capable de donner du sens à des expériences souvent saisies de manière isolées, et d’accorder un peu plus d’intelligibilité à des expériences pourtant si délicates à analyser. On pourrait discuter certaines propositions (notamment la notion de mélancolie, à la fois séduisante et indéfinie), ou certains choix théoriques (pourquoi, notamment, avoir tant passé sous silence les travaux féministes qui se sont intéressé à la chair et à l’affectivité ?). Mais ces parti-pris sont justement la marque des propositions personnelles et d’une science sociale vivante qui nourrit la pensée. Dominique Memmi signe ainsi un ouvrage qui fera date, et qui rappelle que les sciences sociales, comme projet scientifique et politique, permettent non seulement de se comprendre, comme « soi et les autres » – ces sujets gouvernés –, mais aussi, plus largement, de saisir les logiques de notre époque et de notre temps.

par Sébastien Roux, le 13 novembre 2015

Pour citer cet article :

Sébastien Roux, « Ceci est leur corps », La Vie des idées , 13 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Ceci-est-leur-corps

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