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Recension Philosophie

Cette fameuse séparation des pouvoirs

À propos de : Jeremy Waldron, Political Political Theory, Harvard University Press


par Juliette Roussin , le 27 février 2017


La cour constitutionnelle est-elle une instance démocratique ? Non, répond J. Waldron, qui considère que le pouvoir judiciaire n’a pas à se substituer aux citoyens pour déterminer leurs droits. Mais sa conception de la séparation des pouvoirs est-elle encore d’actualité ?

Recensé : Jeremy Waldron, Political Political Theory, Cambridge, Harvard University Press, 2016, 403 p.

Professeur de philosophie politique et du droit à la New York University, auteur d’importants travaux sur les droits et la démocratie, Jeremy Waldron rassemble aujourd’hui dans Political Political Theory une douzaine d’articles qui, hormis trois inédits, ont paru dans différentes revues au cours des dix dernières années.

À travers ces essais courent deux fils rouges qui tissent la matière d’un livre. Le premier donne son titre à l’ouvrage et correspond à l’objectif avoué de J. Waldron : produire une théorie proprement politique, qui remette au centre de la réflexion philosophique et normative les institutions et les processus qui caractérisent les systèmes démocratiques, et que la philosophie contemporaine tendrait à négliger au profit de l’examen de principes plus abstraits comme la justice ou l’égalité. Le second, moins perceptible, est encore plus ambitieux : dans ces pages, c’est à proposer une nouvelle théorie de la constitution comme instrument d’habilitation et d’organisation du pouvoir, plutôt que comme moyen de limiter ce pouvoir au nom des droits individuels, que s’attèle J. Waldron.

La philosophie politique en quête d’un nouveau souffle

L’ouvrage s’ouvre sur un constat critique : les philosophes politiques contemporains, dans le sillage d’Isaiah Berlin mais aussi de John Rawls, ont tendance à calquer leurs questionnements et leurs modes de raisonnement sur ceux de la philosophie morale, comme si les problèmes sociaux et politiques n’étaient pas susceptibles d’un traitement normatif spécifique. Ce « moralisme politique », selon l’expression que J. Waldron emprunte à Bernard Williams (p. 5), conduit la philosophie politique à se concentrer exclusivement sur les fins et les principes de la bonne société politique, au détriment d’une interrogation normative sur les institutions, les structures et les processus politiques qui permettent de donner une réalité à ces idéaux plus abstraits.

Les questions institutionnelles étaient jadis au cœur des réflexions des philosophes politiques qui, à l’instar de Montesquieu, Locke ou Bentham, s’attachaient à penser en détail les modalités de la séparation des pouvoirs, le sens de l’État de droit, les avantages du fédéralisme ou les exigences pratiques de la représentation politique. J. Waldron prétend redonner à ces questions leur centralité, consacrant par exemple deux chapitres au principe de la séparation des pouvoirs, quatre à l’assemblée législative et aux divers règles et processus qui lui permettent d’exercer « dignement » sa fonction d’organe de production des lois, deux enfin au pouvoir judiciaire dans sa relation au pouvoir législatif.

S’il milite pour un rapprochement de la philosophie politique avec la théorie du droit et la science politique, y compris dans ses dimensions empiriques (p. 12, 16, 19), J. Waldron insiste cependant sur le fait que les questions de structure et institutionnelles sont aussi des questions normatives, de morale politique. La théorie dans cette perspective doit s’assumer comme « politique » précisément parce que les institutions et les processus, jusque dans leurs détails les plus pratiques, impliquent des « choix » de société (p. 8) qu’il importe de justifier. Elle se doit en tant que telle d’explorer les traductions pratiques de ces choix, tant il est vrai que les grands idéaux de justice, d’égalité ou de respect auxquels voudrait se consacrer exclusivement la théorie politique quand elle prétend singer la philosophie morale, trouvent plus ou moins à se réaliser selon l’organisation institutionnelle qui les abrite et dont l’existence seule, à proprement parler, permet de leur donner corps.

Repenser la constitution du pouvoir

Cet intérêt pour les institutions ne résulte pas uniquement d’une posture méthodologique. Il exprime une ambition plus profonde : celle de modifier notre compréhension de la nature et du rôle de la constitution politique. Le constitutionnalisme contemporain, qui conçoit essentiellement la constitution comme le moyen de prévenir les abus de pouvoir de l’État et l’identifie donc strictement au gouvernement limité, laisse en effet J. Waldron profondément « sceptique » (chapitre 2). Dans cette perspective, la fonction essentielle de la constitution est d’établir des règles fondamentales qui orchestrent la restriction du pouvoir, en lui interdisant certaines actions (par une déclaration des droits), en dispersant son exercice (par la séparation des pouvoirs), en ralentissant ses effets (par le bicamérisme) ou en le soumettant aux exigences procédurales généralement associées à l’État de droit. Dispositions constitutionnelles, mécanismes institutionnels et procédures sont vus au seul « prisme de la limitation » (p. 36).

Pour J. Waldron, cette approche est singulièrement réductrice. Comme son nom l’indique, une constitution n’opère pas en premier lieu comme une restriction, mais comme un instrument de construction et d’habilitation (empowerment) du pouvoir public (p. 34) : les règles qu’elle fixe ne visent pas d’abord à freiner le pouvoir mais bien à l’ériger, à le constituer comme tel. L’objet de la constitution, c’est de donner aux membres de la communauté les moyens collectifs et publics d’agir, pour faire aboutir des projets qu’ils ne pourraient mener à bien seuls ; les règles, les procédures et les institutions publiques qu’elle prévoit pour ce faire assurent certes le « contrôle » du pouvoir, mais celui-ci doit se concevoir comme faculté positive de conduire les rênes de l’État, et non sous l’angle tout négatif de l’empêchement et de la limitation (p. 30). Plus qu’une manœuvre dilatoire, l’institution d’une deuxième chambre offre ainsi un moyen de donner un poids politique à « différentes voix » au sein de la communauté (p. 36). La séparation des pouvoirs, de même, ne renvoie pas essentiellement à un mécanisme de dispersion et de freinage du pouvoir par équilibre et contrepoids. Elle prend plutôt acte de la différence des « fonctions » (p. 51) au sein de l’État : en posant que les pouvoirs de faire la loi, de l’exécuter, et de la faire appliquer dans les litiges individuels doivent être distingués, le principe de la séparation des pouvoirs affirme « l’intégrité » particulière (p. 36, 46) de chaque branche de l’État, et détermine les modalités et processus propres de leur mise en pratique.

Cette tendance à n’appréhender les règles constitutionnelles que comme des limites posées au pouvoir politique découle directement, d’après J. Waldron, de la défiance du constitutionnalisme contemporain envers le projet démocratique. Tandis que nombre de constitutionnalistes définissent de façon révélatrice la constitution comme un rempart contre la « tyrannie de la majorité » (plutôt que contre la tyrannie en général, p. 38), le philosophe entend au contraire produire une théorie constitutionnelle qui garantisse le « contrôle » des citoyens sur leur propre constitution. C’est cet engagement qui motive son opposition bien connue à l’examen par des juges de la constitutionnalité des lois votées à l’assemblée.

Les juges et la démocratie

La démocratie états-unienne prévoit en effet que toute loi votée au Congrès ou par l’assemblée d’un État peut faire l’objet d’un examen a posteriori par les cours (selon un système d’appel allant jusqu’à la Cour suprême), et être déclarée nulle en cas de non-conformité à la Constitution. Dans le chapitre le plus remarquable du livre, « The Core of the Case Against Judicial Review », J. Waldron suggère que ce système, dont s’inspire pourtant un nombre croissant de démocraties depuis 1945, ne peut prétendre offrir une norme démocratique universelle. Dans une démocratie en bon état de marche, c’est aux institutions élues et représentatives, et non aux cours, que devrait revenir la décision suprême en cas de désaccord sur les droits.

Le philosophe avance deux objections contre le contrôle juridictionnel de constitutionnalité. La première est qu’il souffre de défauts substantiels : en se concentrant excessivement sur le texte constitutionnel, les juges chargés d’examiner la loi tombent dans un « formalisme rigide » (p. 222) et des querelles d’interprétation qui les détournent d’une réflexion réelle sur les enjeux moraux et politiques soulevés par la loi soumise à leur examen. Le contraste est saisissant à cet égard entre les maigres paragraphes que l’arrêt Roe v. Wade, parmi d’infinies considérations exégétiques et jurisprudentielles, réserve à la question du statut moral du fœtus, et les longues heures de débat sur les aspects moraux, sociaux, pratiques de la légalisation de l’avortement à la Chambre des Communes en 1966. L’exemple suggère qu’une assemblée législative, quand elle est représentative, délibérative, et libérée de toute révérence outrée pour le texte juridique, peut constituer un forum plus approprié qu’une cour de justice pour penser les droits et résoudre les disputes qu’ils suscitent.

Le second défaut du contrôle juridictionnel de constitutionnalité est d’après J. Waldron son manque fondamental de légitimité démocratique. Les neuf juges de la Cour suprême ne sont ni élus, ni responsables devant les citoyens (p. 231). En prétendant substituer leur propre appréciation de ce que les droits requièrent à la décision de représentants que les citoyens ont élus dans le but publiquement établi d’élaborer la loi en leur nom, ils violent les principes de représentation et d’égalité politiques, et privent les citoyens ordinaires de leur pouvoir de décision. L’équité exige en effet que chacun se voie garantir une voix égale dans le processus de décision collective ; confier le pouvoir de décider en dernière instance de la validité des lois à une instance « non démocratique » témoigne à cet égard d’un manque de « respect » pour les citoyens ordinaires en tant qu’ils sont également capables de « jugement politique » (p. 141), conclut J. Waldron.

On peut à l’évidence s’interroger sur la catégorisation implicite sur laquelle repose le raisonnement de Waldron ici. Qualifier la cour constitutionnelle d’institution non ou moins démocratique suppose d’identifier la démocratie à la souveraineté de parlementaires régulièrement élus au suffrage universel pour représenter les citoyens dans l’élaboration de la loi (p. 106, 125). On pourrait pourtant faire valoir qu’une constitution démocratique ne se résume pas à un système électoral et que le pouvoir judiciaire est une institution tout aussi légitime, sous l’égide de la séparation des pouvoirs que J. Waldron loue par ailleurs, qu’une assemblée élue. C’est au delà sa résistance à admettre l’idée de droits fondamentaux qui frappe dans le raisonnement du philosophe : si les citoyens ou leurs représentants peuvent à tout moment définir et redéfinir les droits, n’est-ce pas la notion même de constitution comme loi fondamentale, fixant les règles du jeu ordinaire de la politique démocratique, qui risque de se trouver dissoute ?

J. Waldron tempère son rejet du contrôle juridictionnel de constitutionnalité en admettant qu’il peut dans certaines circonstances s’avérer nécessaire, pour contrebalancer la domination de l’exécutif sur le pouvoir législatif dans un système parlementaire monocaméral (p. 86), par exemple, ou pour protéger certaines minorités « distinctes et isolées » contre l’indifférence ou les préjugés de la majorité politique et sociale (p. 241). Mais c’est pour souligner aussitôt que ces situations correspondent à des déviations exceptionnelles par rapport à ce qui doit autrement constituer la norme d’une société démocratique : soit des institutions démocratiques et judiciaires en bon état de marche et un attachement général et désintéressé des citoyens à l’idée des droits individuels et des minorités, malgré un désaccord persistant sur ce que ces droits recouvrent exactement (p. 202-212). Dans une société démocratique telle que les États-Unis, dont les institutions démocratiques sont corrompues par l’influence disproportionnée des groupes de pression sur le processus législatif, et qui se trouve gangrénée par un racisme hérité qui fait craindre que les membres de certaines minorités ne seront pas traités avec une considération égale par leurs concitoyens, l’examen de la constitutionnalité des lois par des juges indépendants peut constituer un utile rempart ; mais il faut alors pleinement reconnaître le caractère local et conditionnel de sa justification, insiste J. Waldron, plutôt que de le présenter comme le prérequis de toute démocratie constitutionnelle digne de ce nom (p. 245).

Le souvenir des choses passées

Au sortir de l’ouvrage, aussi foisonnant que rigoureux dans ses analyses, le lecteur peut toutefois se demander si J. Waldron a tenu son pari, et s’il est parvenu à démontrer l’intérêt, pour la théorie politique normative, d’une réflexion distincte sur les institutions, les structures et les processus politiques. En effet, ni la description détaillée des pratiques institutionnelles ni la comparaison par le menu des traditions politiques des différents pays ne s’adossent dans l’ouvrage à une fondation théorique particulièrement éprouvée. En choisissant d’exposer dans le détail le fonctionnement de la machine empirique, J. Waldron est conduit semble-t-il à sous-théoriser les principes normatifs sous-jacents aux logiques institutionnelles qu’il étudie. Il ne mentionne bien souvent ceux-ci que superficiellement, sans avancer à leur appui de justification poussée ni, plus curieusement, s’appesantir sur leur articulation aux institutions et structures en question. Analysant par exemple le « principe de l’opposition loyale », qui veut qu’en démocratie le parti battu aux élections ne fasse pas sécession mais participe activement, par les voies prévues par la loi, à la critique des actions du gouvernement comme à la préparation de l’alternance politique, J. Waldron réserve comparativement peu de lignes à la justification du principe lui-même. Il se contente de renvoyer au « désaccord » politique régnant inéluctablement entre les membres d’une même société, pour consacrer ensuite de longues pages à la comparaison des différents dispositifs institutionnels qui, au Royaume-Uni et aux États-Unis, permettent de reconnaître un statut et un rôle à l’opposition politique. Cette discussion empirique ne manque assurément pas d’intérêt, mais sa contribution à la théorie normative n’est pas absolument évidente.

On peut aussi s’interroger sur la nouveauté des analyses proposées par J. Waldron. Sa démarche va certes à contre-courant de la philosophie politique anglo-américaine contemporaine, peu soucieuse de contextualiser ses concepts et leur supposant volontiers un caractère de vérités universelles. Les mécanismes institutionnels qu’il entend mettre à l’honneur sont cependant loin d’être inconnus. La séparation des pouvoirs, le bicamérisme, les modalités de la représentation politique ont été discutés et théorisés par les penseurs du politique quand il s’agissait précisément de les introduire dans la constitution et la pratique du pouvoir. Ce sont là des questions importantes, mais que la théorie politique a en leur temps réglées, et les analyses de J. Waldron, quand elles restituent les arguments de Montesquieu, Bentham ou Sieyès, ne contribuent pas à en renouveler la pensée.

Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’elles y prétendent : à plusieurs reprises, le philosophe semble assumer un certain passéisme, soutenant que si les « vieux principes » (p. 85) de la séparation des pouvoirs ou de l’assemblée délibérative peuvent paraître obsolètes à l’ère des partis politiques et des agences administratives multi-compétentes, il importe néanmoins de les étudier, comme pour se rappeler ce que l’on a perdu. Dans le cadre d’un ouvrage qui prétend reconnecter les fins et les principes identifiés par la philosophie normative avec les institutions et les pratiques politiques, cette posture peut paraître curieuse : s’il s’agit de montrer comment les principes peuvent et doivent s’incarner dans les institutions, pourquoi convoquer des recettes passées dont le contexte politique contemporain compromet immédiatement l’application, telle la délibération législative dans une démocratie de partis ou la séparation des trois pouvoirs à l’ère du recoupement des fonctions exécutives, législatives et judiciaires ? La « théorie politique politique » de J. Waldron aurait sans doute gagné à s’engager davantage dans la reformulation des principes de la séparation des pouvoirs ou de la représentation politique, pour ne citer qu’eux, afin de proposer des dispositifs institutionnels qui permettent effectivement d’en respecter l’esprit dans le contexte démocratique actuel.

par Juliette Roussin, le 27 février 2017

Pour citer cet article :

Juliette Roussin, « Cette fameuse séparation des pouvoirs », La Vie des idées , 27 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Cette-fameuse-separation-des-pouvoirs

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