Recensé : Erwann Michel-Kerjan & Paul Slovic, The Irrational Economist, PublicAffairs, 2010
L’inéluctable irrationalité
L’économiste irrationnel est-il une nouvelle espèce de savant fou ? Par cette dénomination les auteurs de ce volume sorti en 2010 veulent que nous comprenions qu’un économiste qui reconnaît que les agents économiques ne suivent pas les standards de rationalité doit lui-même renoncer à la théorie néoclassique de la rationalité économique et accepter, par conséquent, que l’irrationalité caractérise sa propre entreprise. Ceci est une boutade sérieuse. Le livre en contient un grand nombre sur ce thème au cours des 29 contributions (mais notons l’absence de contribution n°13). La note de Thomas Schelling au début de l’ouvrage nous informe que 80% d’un échantillon d’Américains de plus de 45 ans croient aux miracles. À de vrais miracles qui contrediraient les lois de la nature. Dans le même ordre d’idée la croyance à l’efficacité de la prière ou à la véracité des oracles (ceux de Delphes ou ceux des agences de notation) est une forme apparente irrationalité qu’il est intéressant, pour un théoricien de la rationalité, de rattacher aux croyances standard des agents sur leur environnement. Schelling donne quelques pistes analytiques, mais il donne surtout le ton et le sens particulier du volume. La crise de 2008-2009, et ses prolongements actuels, nous ont mis sous les yeux le fait que l’économie est un artefact humain global et fragile, du fait précisément de son imprédictibilité et de ce que nous pouvons nommer son opacité cognitive. Akerlof et Shiller (auteurs par ailleurs du récent Animal Spirits sur des thèmes assez proches) rappellent la profonde intuition de Keynes qui avait rapproché la formation des prix sur les marchés financiers au concours de beauté. Dans un concours de beauté keynésien, ce n’est pas forcément la plus belle qui emporte la mise, ni celle que la majorité trouve la plus belle, mais celle dont la majorité pense que la majorité la trouve la plus belle. Le problème est que les prédictions financières sont le plus souvent considérées (par le public, mais souvent par les experts eux-mêmes) sur le mode des prévisions météorologiques, comme s’il y avait un état futur du marché ou de l’économie à anticiper qui était indépendant des croyances des agents économiques eux-mêmes.
L’article de Kenneth Arrow constitue une réponse à distance à ces interrogations fondamentales de Schelling et d’Akerlof et Shiller. Dans un style limpide et magistral, Arrow nous montre qu’une série bien connue de concepts économiques (information asymétrique, équilibre général sous incertitude, coût de l’information, etc.) suffit à rendre compte des périodes d’inefficacité et de crise du capitalisme financier dont il nous rappelle quelques exemples historiques. Sur le plan théorique, il n’y aurait donc pas lieu de se sentir démuni face à l’enchaînement des crises actuelles. L’économiste irrationnel, tel qu’il est dramatisé dans ce volume, se livrera plutôt à une analyse du comportement et des ressorts psychologiques des agents économiques qu’à une caractérisation distanciée du capitalisme financier comme foncièrement irrationnel ou inefficace. Le pari de l’économie comportementale, depuis une bonne trentaine d’années, est de rapporter les dysfonctionnements du marché à l’existence d’une panoplie très diverse de biais cognitifs et d’anomalies comportementales qui en découlent (Wikipedia en recense 82). La troisième partie du volume prend ainsi sa source dans une discussion à nouveaux frais de nos attitudes face au risque, point de départ classique de l’approche comportementaliste en économie, dont Slovic, un des contributeurs, est un grand représentant.
Le paradoxe de l’anticipation des risques
Les questions habituelles reprises ici ont toute leur pertinence dans l’appréhension du type de risque qui caractérise ex ante la crise financière de 2008-2009. Il ne s’agit plus simplement de savoir si on pouvait la prévoir, mais de se demander de quelles ressources de raisonnement probabiliste nos grilles d’analyse sophistiquées ou simplement notre psychologie ordinaire disposaient pour anticiper cet événement. Une distinction habituelle – entre risque et ambiguïté, c’est-à-dire entre la connaissance de la probabilité d’occurrence d’un événement futur et sa méconnaissance partielle ou complète – est ici ramifiée au cours de trois chapitres (11, 12 et 14) et enrichie d’une notion, le catastrophisme, qui, dans des styles très différents, a fait florès dans la littérature récente sur les crises systémiques qui affecteraient nos sociétés, chez Jean-Pierre Dupuy ou Nassim Taleb. Dans le premier cas, c’est l’idée qu’un événement qui nous semblait improbable (ou incalculable) ex ante doit bien, une fois qu’il a eu lieu, être ressaisi dans le fil objectif des causalités et des probabilités post hoc ; dans le second cas, c’est la thématique, aujourd’hui bien popularisée, de la négligence des petites probabilités au profit d’une relation purement émotionnelle à ces événements très peu probables.
Cet approfondissement des cadres d’analyse de l’éventualité des crises et des catastrophes donne lieu à deux ensembles supplémentaires de contributions : les unes se demandant dans quelle mesure il faut réformer nos modèles et notre conception de la rationalité en économie (partie 2) et les autres proposant d’appliquer les intuitions théoriques dégagées dans la partie 3 à la gestion et l’assurance des risques financiers extrêmes, mais aussi environnementaux, technologiques et humanitaires (parties 4 et 5). Ces parties finales sont les mieux développées, les plus riches et les plus précises de l’ouvrage. Cela tient à un facteur circonstanciel : les contributeurs rendent tous hommage à l’économiste Howard Kunreuther, co-directeur du Wharton Risk Management and Decision Processes, l’un des analystes les plus sollicités internationalement pour traiter des événements dits LP-HC (low probability-high consequence). Un intéressant dilemme est à plusieurs reprises soulevé : si l’on cherche à sensibiliser les gestionnaires du risque et les assureurs à ce type d’événements qui, du fait de leur très faible probabilité, ne sont pas au centre de leur attention, ne risque-t-on pas de les détourner des risques plus ordinaires et d’engendrer une gestion paradoxale des risques ? Le problème d’apparence triviale qui est posé ici est celui dont la clarification a valu un Prix Nobel, en 2004, à Edward Prescott et Finn Kydland (dont on peut regretter l’absence dans ce volume qui invitait trois autres récipiendaires) : même si l’on parvient à un accord sur une fonction sociale objective et que les décideurs anticipent correctement l’ampleur et la chronologie des conséquences de leurs décisions, cette évaluation correcte ne peut conduire à l’optimisation de la fonction sociale objective prise pour référence. Autrement dit, les travaux de Prescott et Kydland ont mis à jour un paradoxe fondamental des anticipations rationnelles au sein du cadre d’analyse de la « nouvelle économie classique » (Lucas, Sargent, Wallace, etc.) qui consiste à dire que les crises et les fluctuations cycliques sont des réponses optimales à des chocs exogènes et donc à ôter toute efficacité, et toute légitimité à une intervention publique dans l’activité économique.
Une refonte de la rationalité économique est-elle absolument nécessaire ?
On peut regretter qu’aucune contribution du volume ne renvoie à ce paradoxe fondamental de la pensée néoclassique, car c’est sa prise en compte, précisément dans le contexte de l’anticipation de risques économiques majeurs, qui justifie que l’on cherche à renouveler ou à se détourner de la théorie classique des anticipations rationnelles, ce à quoi cherche à nous inciter la seconde partie du volume. Cette partie est la plus cruciale, mais aussi la plus faible, du livre. Sa faiblesse tient à ce que les apports que sont censés faire la psychologie ou les neurosciences (chapitres 9 et 10, dont l’un par un des plus actifs promoteurs de la neuroéconomie, Colin Camerer) au renouvellement des cadres d’interprétation de la rationalité humaine sont ici insuffisamment intrinsèquement motivés. Suffit-il de rendre compte des activités cérébrales liées à la prise de décision dans différents contextes de risque pour i) avoir réellement enrichi et modifié la théorie classique de la décision rationnelle, et ii) fournir le matériau en vue de meilleures (et non soumises au paradoxe susmentionné) anticipations comportementales ? Mais c’est la partie la plus cruciale, car l’ « économiste irrationnel » est bien celui qui doit se démarquer des cadres classiques d’analyse pour mettre bout à bout des pans de la science économique qu’il n’est pas aisé de relier entre eux de manière épistémologiquement cohérente (aux extrêmes : l’analyse systémique et macroéconomique des risques sociétaux et les questionnements d’ordre psychologique et biologique sur la formation des préférences). Or, cette cohérence ne peut provenir que d’une pleine mesure critique des limites de l’approche classique. Du coup, on en revient à ce qui est, à notre avis, la meilleure contribution du volume, celle d’Arrow, qui, un peu à contrecourant du message principal du livre en faveur des apports de l’économie comportementale pour rendre compte des phénomènes économiques extrêmes toujours en cours depuis la parution du livre, se demande « innocemment » si les crises ne surgissent pas du fait que les agents économiques ne sont pas suffisamment financièrement incités à minimiser les risques sociaux au regard de bénéfices individuels à court terme. Il n’y a peut-être pas encore de raison suffisante, à la lecture du livre qui est tout de même à ce jour sans doute la meilleure tentative d’interprétation des risques globaux en termes comportementalistes, de se départir d’une définition de la rationalité économique en termes de sensibilité aux incitations monétaires.
Pour citer cet article :
Sasha Bourgeois-Gironde & Cintia Retz-Lucci, « Comment évaluer les risques ? »,
La Vie des idées
, 26 septembre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Comment-evaluer-les-risques
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