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Dossier / Les visages de la pandémie

Contagion, une histoire culturelle

À propos de : Kevin Siena, Rotten Bodies : Class and Contagion in Eighteenth-Century Britain, Yale University Press


par Neil Davie , le 2 avril 2020
traduit par Catherine Guesde



Au XVIIIe siècle, les épidémies récurrentes de typhus chez les pauvres renforcent la croyance selon laquelle les corps de la plèbe sont dans un état de perpétuelle putréfaction. L’historien Kevin Siena propose une étude stimulante des discours médicaux sur les épidémies au cours du long XVIIIe.

Dans Rotten Bodies : Class and Contagion in Eighteenth-Century Britain, Kevin Siena s’intéresse aux conceptions des maladies épidémiques, et aux attitudes adoptées à leur égard pendant le long XVIIIe siècle, tout en s’autorisant des incursions dans le XVIIe siècle (les premiers chapitres), et, plus brièvement, dans le XIXe siècle (dans les chapitres de conclusion). L’étude de Siena porte sur ce qui sera plus tard appelé typhus, mais que l’on désigne au XVIIIe comme une sorte de « fièvre » généralement accompagnée d’un épithète précisant le contexte d’apparition d’une épidémie donnée – l’usine, l’hôpital, les navires, la prison. C’est surtout cette dernière, connue comme « fièvre des geôles » ou « fièvre des prisons », qui a attiré l’attention du public comme celle du législateur. Plusieurs chapitres du livre sont, nous le verrons, consacrés à cette question. Siena s’inscrit ouvertement dans une démarche d’histoire culturelle, et examine la manière dont le discours médical sur les maladies épidémiques au cours de cette période reflète certaines conceptions du corps humain, et, par-là, des normes culturelles et sociétales plus générales.

Le corps plébéien : sang paresseux et contagion

Comme l’indique clairement le sous-titre de l’ouvrage, c’est avant tout aux corps des Britanniques pauvres que s’intéresse l’auteur. Le fait que Siena éprouve le besoin de justifier son approche centrée sur la classe plutôt que sur le genre ou la race – quoiqu’il mentionne, dans sa stimulante conclusion, les liens qui pourraient être tissés entre ses résultats et ces deux autres approches – est un signe des temps historiographiques intéressant. Dans Rotten Bodies, il ne s’agit pas, souligne l’auteur, d’examiner dans toutes leurs nuances les hiérarchies socio-économiques, professionnelles ou de statut du XVIIIe siècle. Le projet de Siena est plutôt de faire une « histoire culturelle des idées ».

La pertinence de la classe comme outil méthodologique découle davantage d’une distinction binaire (quoique floue) adoptée par les traités médicaux étudiés en détail par l’auteur. Lorsqu’il s’agit d’interpréter les maladies épidémiques, ceux-ci effectuent une distinction entre les riches d’une part, et la masse indifférenciée des pauvres, de l’autre. Citant l’historienne Penelope Corfield, il désigne ce trait commun à leurs travaux comme le « dualisme riche/pauvre » (p. 7). Siena démontre de façon convaincante dans Rotten Bodies que, tout au long de la période allant du milieu du XVIIe siècle à l’aube du XIXe siècle, les pauvres ont, en tant que groupe, été considérés comme les principaux porteurs de maladies épidémiques. Ils étaient de ce fait perçus comme un risque sanitaire majeur pour eux-mêmes, et, de manière tout aussi inquiétante sinon plus, pour les membres les plus aisés de la société avec lesquels ils pouvaient entrer en contact. Sur ce point, les ouvrages médicaux étudiés impliquent généralement une communauté d’intérêts entre l’auteur et les lecteurs, tous deux étant considérés comme appartenant au groupe qui risque d’être contaminé par les corps des pauvres.

Rotten Bodies analyse en détail et présente de manière limpide (y compris pour les non-spécialistes) un grand nombre de textes médicaux sur les maladies épidémiques publiés pendant la période choisie – et c’est là que l’ouvrage prend toute son ampleur [1]. Siena affirme que cette histoire est avant tout celle d’une « remarquable cohérence dans les théories sur les épidémies urbaines » (p. 221). Des parallèles frappants peuvent être établis entre les ouvrages théoriques – qui sous-tendent ces discours – publiés dans les années 1790 et ceux datant de plus d’un siècle plus tôt, écrits à une époque où la Grande-Bretagne connaissait ses derniers cas de peste. Dans ce domaine du moins, et contrairement à ce que l’on laisse parfois entendre, la science des Lumières ne marque donc pas une rupture nette avec les pratiques antérieures, le discours médical étant fortement influencé par les idées d’abord développées dans les études sur la peste dans les années 1600. Le fil conducteur traversant le corpus présenté dans le livre est l’accent mis sur les corps plébéiens perçus comme étant dans un état de constante putréfaction – d’où le titre, Rotten Bodies (Corps putrides).

Les causes supposées de cette décomposition endémique (suivie d’une mort qui n’est que l’aboutissement d’un processus de décomposition entamé longtemps auparavant) sont diverses. Parmi celles-ci, on trouve une mauvaise alimentation, une mauvaise hygiène, l’intempérance, des logements insalubres et des comportements moraux (y compris sexuels) inconvenants. Les auteurs médicaux puisent dans cet « assortiment de causes » (p. 229), chacun mettant l’accent sur l’une ou l’autre à sa guise. Tous s’accordent cependant pour dire que les signes cliniques de la putridité se trouvent avant tout dans le sang des pauvres. Le sang plébéien est, de plusieurs façons – et de manière significative – décrit comme étant « appauvri », manquant de force et de vigueur, voire « paresseux » selon certaines autorités (tout comme les pauvres eux-mêmes, en fait). Ayant subi une transformation chimique, ce sang affaibli rend les personnes concernées particulièrement vulnérables aux infections et aux maladies.

La question de savoir si les pauvres étaient, pour ainsi dire, prédisposés de manière héréditaire à la putréfaction, ou si leur état de décomposition portait la marque des effets d’un environnement matériel et social délétère, faisait débat chez les autorités médicales. A partir des années 1720 cependant, nul ne remettait en question ce fait élémentaire, à savoir, que les corps des pauvres étaient les hôtes privilégiés de maladies générées ailleurs, et qu’ils étaient en eux-mêmes une source d’infection redoutable. Une telle infection, expliquait-on, pouvait se propager par le biais des excréments, ou des effluves mortels de ces corps, et des vêtements et autres objets avec lesquels les pauvres entraient en contact. Cela signifiait, bien sûr, que personne n’était à l’abri.

Le nombre spectaculaire d’épidémies de fièvre infectieuse au XVIIIe saisit l’imagination du public, et semble confirmer la véracité de l’affirmation précédente. De manière peu surprenante, des plans d’action sont proposés, soit pour mettre en quarantaine ceux qui sont touchés, ou, de manière plus ambitieuse, pour isoler les groupes considérés comme étant susceptibles d’être infectés, et donc de contaminer d’autres personnes. Rotten Bodies cite longuement l’ouvrage de Daniel Defoe intitulé Due Preparations for the Plague (1722), écrit à la suite d’une nouvelle épidémie à Marseille deux ans plus tôt (et publié plusieurs mois avant son plus célèbre Journal of the Plague Year). Defoe va jusqu’à préconiser de renvoyer de Londres, et vers leur paroisse d’origine, tous les « mendiants, vagabonds ou personnes isolées », les indigents et les « pauvres des hôpitaux » devant être réinstallés à au moins vingt miles de la capitale. Pour ce qui est des enfants placés en foyers et des criminels, ils doivent être envoyés respectivement à trente et quarante miles de la ville (les derniers étant interdits de retour sous peine de mort).

Fièvre des geôles et réforme des prisons

À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, c’est sur les maladies développées en prison que se concentre l’attention portée au danger pathologique représenté par les pauvres, la « fièvre des geôles » faisant l’objet, comme nous l’avons signalé plus haut, d’une inquiétude accrue et de vastes débats au cours de cette période. En effet, Siena signale que, « plus que toute autre, [cette maladie] a fourni un moyen de s’exprimer aux inquiétudes médicales portant sur le danger biologique qu’est le corps plébéien. » On trouvait là un symbole puissant de corruption physique et morale, offrant un « captivant mélange de pauvreté, de souillure et de méchanceté » (p. 116-7). L’auteur poursuit en affirmant que la crainte de la contagion émanant des prisons – qu’elle survienne en salle d’audience au moment de la comparution des accusés (comme l’a montré de manière spectaculaire une épidémie de 1750 qui a débuté à Old Bailey), ou au moment de la sortie des prisonniers libérés – a joué un rôle important, si ce n’est essentiel, dans la réforme des prisons dans les années 1770 et 1780. On trouve sans doute là un exemple de « pure conservation de classe, au sens le plus littéral du terme » (p. 123), comme le note froidement l’auteur.

Plusieurs historiens, parmi lesquels Margaret DeLacey and Roy Porter, ont déjà souligné le rôle moteur joué par la fièvre des prisons dans la réforme pénale, et Siena en a conscience. Mais la question fait l’objet d’un traitement bien plus approfondi ici. L’auteur prend non seulement en compte la période bien documentée de la réforme des prisons à la fin du siècle (sur laquelle nous allons nous concentrer à présent), mais également les débats des années 1720 autour du sort à réserver aux débiteurs. Cette catégorie de délinquants fait l’objet d’une étude de cas – intéressante pour la thèse de Siena – sur l’importance de la classe dans les débats sur la contagion épidémique. Car malgré son association axiomatique aux corps plébéiens, à la souillure et à l’indigence, la prison du XVIIIe siècle comptait également un nombre important de possédants. Les débiteurs constituaient en effet la catégorie la plus importante de la population carcérale à cette époque. Siena soutient que la proximité forcée, pour le débiteur « liminal », avec les corps plébéiens putrides, « frappait au cœur d’une anxiété bourgeoise tangible au début du XVIIIe siècle » (p. 93), avec des conséquences plus larges (y compris dans le domaine législatif) que celles envisagées jusqu’à présent.

Cela étant dit, les inquiétudes relatives à la fièvre des prisons se multiplient de manière indéniable au cours de la deuxième moitié du siècle, notamment suite à l’épidémie de Old Bailey en 1750. Une deuxième épidémie du même type en 1772 ravive le débat sur le sujet et donne également un nouvel élan au projet de reconstruction de la proche prison de Newgate, auquel le livre consacre une section intéressante. Au cours des années 1770 et 1780, le nombre de travaux médicaux sur la fièvre des prisons explose et, ici encore, Rotten Bodies offre de nouvelles analyses intéressantes de ce corpus. Il apparaît notamment que les arguments principaux avancés par les autorités médicales sur le sujet étaient, pour l’essentiel, les mêmes que ceux mobilisés au début du siècle ; simplement, ils étaient à présent exprimés avec un sentiment d’urgence et une appréhension qui faisait écho aux années de peste autour de 1660. L’ouvrage de Daniel Layard intitulé Directions to Prevent the Contagion of Jail Distemper (1772) offre un exemple typique de ce genre de travail. Dans ce passage cité par Siena, Layard évoque les dangers que représente, pour la santé des prisonniers « vigoureux » aux « bonnes manières », le fait d’être mêlés à « des infirmes, des faibles, des sales et des nus ». Ces derniers, écrit-il, sont :

« Habitués à toutes les épreuves que la pauvreté la plus abjecte peut subir, [...] accoutumés à la misère, par la dépravation de leur esprit ; et comme le vice enraciné dans leur cœur les maintient dans les chaînes de la méchanceté, leur constitution en est complètement modifiée, de même que leurs principes ; et la saleté et la maladie sont devenues aussi naturelles pour eux que la propreté et la santé le sont pour les vertueux et les travailleurs » (cité p. 119).

C’est dans ce contexte, au début des années 1770, que John Howard, gentleman et shérif du Bedfordshire, a entrepris sa série pionnière d’inspections personnelles des prisons du pays entier, et dont l’aboutissement a été la publication de The State of the Prisons in England and Wales (1777). Howard a visité des centaines de prisons de comté et de municipalités, souvent à de multiples reprises, et son livre a offert aux lecteurs des descriptions méticuleuses de chacune d’entre elles. Le résultat est une véritable encyclopédie des abus et de la misère en milieu carcéral.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, Siena voit la menace de contagion que représente la fièvre des prisons comme le moteur principal du mouvement de réforme des prisons initié dans les années 1770. Il interprète la réaction que l’œuvre de Howard suscite chez ses contemporains comme une profonde admiration liée au fait que « le Philanthrope » était prêt à risquer sa vie pour affronter ce qui représentait une menace majeure pour la santé publique. Voilà quelqu’un qui était prêt à aller hardiment là où personne n’était allé auparavant, et si l’on en croit l’analyse de Siena des archives du médecin légiste de la prison de Tothill Fields, c’était là un endroit que beaucoup de ses compatriotes étaient décidément réticents à visiter.

Une logique de « pure conservation de classe » ?

Tout en apportant des analyses précieuses du débat médical sur la fièvre des geôles, l’analyse que propose Siena de la réforme des prisons au cours des années 1770 et 1780 illustre ce que l’on peut considérer comme une limite de la méthodologie adoptée dans Rotten Bodies. L’auteur affirme que « Le plus important, dans l’œuvre de Howard, n’a pas qu’il sauve les prisonniers, quoiqu’en disent ses biographes. C’est qu’il ait sauvé tous les autres » (p. 162) [2]. Il faut sans doute comprendre ici que les contemporains considéraient cet aspect comme le « plus important » de l’œuvre de Howard. Ce point rappelle la remarque de Siena, citée précédemment, selon laquelle la réforme des prisons était avant tout motivée par une logique de « pure conservation de classe, au sens le plus littéral du terme ». Il est certes possible que les contemporains aient considéré ce point comme le plus important de l’œuvre de Howard, mais il faudrait ici davantage de preuves pour établir cette thèse ou la réfuter.

En outre, il faudrait également se demander de quels jugements des contemporains il est question. Nous attendrions-nous à ce que les jurés de Westminster, confrontés à la perspective d’une enquête sur la mort d’un prisonnier tué par la fièvre des prisons, réagissent de la même manière à l’héritage de Howard que le feraient, par exemple, les architectes ou les magistrats et législateurs évangéliques voyant avec enthousiasme leurs projets de réforme des prisons mis en œuvre ? Comme je l’ai montré ailleurs [3], le mouvement de réforme des prisons au tournant des XVIIIe et XIXe siècles était traversé par des conflits et des désaccords internes, et les réactions à ce mouvement étaient tout aussi variables ; elles incluaient, de manière significative, une hostilité complète au projet de Howard. (Il convient de rappeler dans ce contexte que le projet de Howard de créer un réseau national de « pénitenciers » n’a jamais vu le jour, pas plus que la prison panoptique de Jeremy Bentham).

De ce fait, il semble peu vraisemblable que l’argument de la « conservation de classe » l’ait systématiquement emporté sur toutes les autres motivations de la réforme pénitentiaire, de même que, dans les analyses de Michel Foucault et Michael Ignatieff, l’accent mis sur la discipline et le contrôle, conduit – tout en stimulant la réflexion – à faire abstraction de quantités d’autres motivations et pressions à l’œuvre au sein du mouvement de réforme pénitentiaire. Il est en effet probable que, tout en étant prépondérante dans certains moments de crise (pendant ou peu après de graves épidémies), la crainte de la contagion se soit parfois mêlée à d’autres motivations pour expliquer à la fois le soutien et l’opposition à la réforme pénitentiaire. Cela étant dit, Siena affirme sans doute à juste titre que le rôle des craintes au sujet de la fièvre des geôles a été sous-estimé dans les précédentes analyses de la réforme des prisons au cours de cette période. Les analyses éclairantes du discours médical sur les maladies épidémiques proposées dans Rotten Bodies offrent une rectification précieuse à cet égard – une rectification dont les historiens de la justice pénale (dont je suis) auront à tenir compte. Plus généralement, la manière dont Siena maîtrise les sources médicales relatives à son sujet sur une durée longue (et inhabituelle, qui plus est) sera d’une valeur considérable pour l’histoire médicale, sociale et culturelle du XVIIIe siècle, comme pour les spécialistes de la fin du XVIIe et du début du XIXe siècle. Comme Kevin Siena le dit si bien, voilà un cas où la continuité est aussi spectaculaire que le changement.

par Neil Davie, le 2 avril 2020

Pour citer cet article :

Neil Davie, « Contagion, une histoire culturelle », La Vie des idées , 2 avril 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Contagion-une-histoire-culturelle

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Notes

[1Les nombreuses notes de bas de page méritent, de ce fait, d’être étudiées en détail, et ce d’autant plus que l’ouvrage ne contient pas de bibliographie complète en fin de volume.

[2Siena formule une remarque du même type plus haut : «  là où l’effusion sentimentale face à l’action de Howard est généralement interprétée dans le cadre de la sentimentalité de la fin du XVIIIe siècle, les faits tendent à montrer que cette réaction est moins liée à la corde sensible qu’à un soulagement débordant né d’une terreur véritable.  » (p. 153).

[3Neil Davie, The Penitentiary Ten : The Transformation of the English Prison, 1770-1850, Oxford, Bardwell Press, 2017.

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