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Recension Politique

Cuba : le silence et la peur

À propos de : C. Hilb, Silencio, Cuba. La izquierda democrática frente al régimen de la Revolución Cubana, Edhasa


par Daniela Slipak , le 4 janvier 2012


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Les réformes sociales et le régime politique produits par la révolution cubaine peuvent-ils être pensés séparément ? Égalité sociale d’une part, dictature politique d’autre part ? Selon la politologue Claudia Hilb, cette séparation ne permet pas de saisir la vraie nature du régime castriste. Penser la révolution cubaine implique au contraire d’analyser conjointement l’abolition des inégalités et celle des singularités.

Recensé : Claudia Hilb, Silencio, Cuba. La izquierda democrática frente al régimen de la Revolución Cubana, Buenos Aires, Edhasa, 144 p.

Sous l’effet de quel étrange charme se produit le silence que la gauche démocratique latino-américaine garde à propos de Cuba ? Quelle image de la société cubaine, et du peuple cubain, nourrit ce silence ? D’où provient cette séduisante image ? Plus encore, quelle est cette image de révolution qui enferme la parole et, fondamentalement, la pluralité que celle-ci porte avec elle, plus de cinquante ans après les événements brûlants de La Havane ?

Regards sur la Révolution

Dans son essai Silencio, Cuba, Claudia Hilb cherche à percer le mystère contenu dans ces interrogations. Son adresse est, en principe, destinée à la gauche démocratique latino-américaine, mais ses arguments discutent également un bon nombre de lieux communs entourant l’île. Ceux-ci reposent, en grande partie, sur une conception de la politique qui réifie la capacité des volontés individuelles au moment d’appréhender des conjonctures. On considère généralement que les problèmes de Cuba relèvent d’une volonté politique qui masque l’existence d’une société égalitaire, ou bien que les Cubains vivent sans liberté et prisonniers des desseins d’un leader despotique qui a jadis manipulé les plus défavorisés pour accéder rapidement au pouvoir. Depuis différentes positions idéologiques, le regard se dirige toujours vers des personnalités, soit pour les diviniser, soit pour les diaboliser, en détournant ainsi l’attention des trames sociales qui soutiennent le régime. L’interrogation sur la nature intrinsèque de ce régime reste ainsi sans réponse.

Mais l’auteure se concentre particulièrement sur la gauche démocratique latino-américaine, la gauche qui l’intéresse (p. 16). Comme le suppose l’argument précédemment explicité, celle-ci considère qu’il est possible de séparer les avancées sociales du régime (dont on verra à la fin du livre qu’elles ne sont pas si importantes) du processus de concentration du pouvoir dans la figure incarnée par Fidel Castro. Poussé à l’extrême, le raisonnement est le suivant : les excès de Castro sont un voile qui occulte ou terni une société structurée sur la base d’égalités sociales (accès à la santé, à l’éducation, au logement). Il s’agirait, alors, de simples accidents ou de conséquences non voulues, un produit des pressions extérieures qui ont contribué à la dégénérescence de ce qui était, il y a quelques années, un paradis socialiste. L’hypothèse que Claudia Hilb avance et étaye de manière consistante tout au long du texte mine justement ces élucubrations gênantes et l’absence de débat qui en dérive : les aspirations sociales du régime et sa forme de domination totale ne peuvent être dissociées. Elles sont imbriquées l’une dans l’autre depuis le commencement et constituent les piliers du régime, celui-ci étant entendu au sens large de « trame d’institutions, de significations, de conduites et de croyances qui mettent en scène une certaine compréhension de ce qu’une communauté entend comme légitime et illégitime, juste et injuste, adéquat et inadéquat » (p. 18). Ainsi, l’analyse politique du livre est principalement orientée vers la première décennie du régime (1959-1970), afin de montrer au lecteur que, depuis l’origine, l’aspiration à l’égalisation des conditions sociales s’est accompagnée d’une non moins forte vocation à transformer et modeler la société depuis son sommet, en la faisant homogène et transparente. Comme le souligne l’auteure en reprenant les commentaires de Miguel Abensour sur le classique Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie, la prétention du « Tous Un » fut endogène au processus égalitaire [1]. Comment déployer, maintenant, les éléments d’un argument aussi massif ?

La nature du régime : peur et domination totale

Le premier chapitre montre de quelle manière le noyau dirigeant cubain a réformé la société sous la dynamique égalitaire : redistribution de la terre, étatisation de la santé, de l’éducation et de la production, réduction des loyers, délivrance de services sociaux, etc. Il met en lumière comment on essaya, non sans divergences de perspectives rapidement mises sous silence, de « transformer la relation entre travail et rémunération » (p. 29), ce qui conduisit à démanteler une bonne partie des appuis initiaux du régime et entraina des crises successives de la production. Bien sûr, la condition de possibilité de tout cela résidait dans l’extension des attributions de l’État. Et, comme le signale très précisément l’auteure, dans le spectaculaire accroissement du pouvoir de l’Égocrate [2] qui l’incarne, c’est-à-dire Fidel Castro. En effet, au fil des pages apparait le mode selon lequel s’est structurée la trame du régime : les étudiants, les travailleurs, les intellectuels et le parti lui-même, se sont alignés derrière cet Autre qui condensait le sens de la Révolution et fermait sans ambages toute possibilité de dissension.

Le second chapitre décrit les processus de mobilisation et d’organisation de la société dans le contexte précédemment décrit de l’égalisation des conditions et de la concentration du pouvoir. Au travers notamment de l’étude des Comités de Défense de la Révolution, du travail volontaire et du travail forcé, on entrevoit l’évolution du sens des pratiques quotidiennes. D’une part, l’implication et l’engagement des Cubains dans la ferveur révolutionnaire se transforment en comportement conservateur guidé par le conformisme, l’acceptation résignée et la peur. D’autre part, le noyau dirigeant, qui se réduit très rapidement à Fidel Castro, utilise la participation d’une manière de plus en plus instrumentale, écartant toute tentative de construire un « homme nouveau » et accroissant la coercition ainsi que l’exploitation des individus (cela, au moment du rattachement au schéma de la dictature du Parti soviétique). Quels types de lien se sont alors configurés au travers de ces dynamiques et de ces dispositifs ? Encore une fois, quelle est la nature du régime politique auquel la Révolution cubaine a donné naissance ?

Bien qu’il soit clair que toutes les pages du livre sont imprégnées de la réponse – dite de manière synthétique et récurrente, un « modèle d’organisation du social qui, au nom de la liberté, a instauré une nouvelle forme de servitude » (p. 66) – le dernier chapitre s’attache à reprendre avec minutie cette interrogation. En dialogue avec les expériences du « socialisme réellement existant », l’auteure montre comment la peur est devenue à Cuba le principe d’action prédominant. Non pas au travers d’effets paralysants, mais, de manière plus complexe, en accompagnant chaque calcul, interprétation et comportement du quotidien d’une forte pulsion d’évitement du dissentiment. À l’intérieur d’un cadre où la loi et le pouvoir s’incorporaient dans la parole du leader (peut-être d’une manière encore plus personnalisée que dans les cas de la Russie et de la Chine), le projet d’égalisation des consciences s’est transformé en une égalisation par la peur, grande démocrate dans la pensée hobbesienne, transformant tous les participants de la trame en semblables, jusqu’au noyau dirigeant. De plus, selon l’auteure, tout cela suppose la déliquescence de la vertu révolutionnaire initiale, une dépolitisation radicale et la disparition de l’espace public. L’argument final du chapitre anéantit tout espoir de resplendissement en ces temps d’obscurité : les pratiques de « la lutte » que les Cubains construisent au travers de la « double morale » (l’une dirigée vers les exigences publiques, l’autre vers la survivance dans le domaine privé), loin de constituer de « nouveaux commencements » [3], d’échapper à l’illusion du corps plein, ne font que reproduire toute la trame du régime…

Ainsi que nous l’avons déjà suggéré entre les lignes, ce livre comporte un certain nombre de mérites : reconstruire une forme sociale et ne pas rester fasciné par la maestria de certaines volontés politiques ; penser le mode de structuration d’un régime et non sa décadence ou sa corruption, pour reprendre les catégories classiques ; utiliser la philosophie politique pour réfléchir à des problèmes empiriques et non pas classer ces derniers selon les exigences de la première. Mais l’ouvrage permet également de rompre le charme qui entoure les révolutions en général, entendons par là l’existence d’un discours unique et la mise sous silence de la lutte herméneutique. En effet, au fil de la lecture, il est difficile de se soustraire à la réflexion sur les logiques d’institution et de maintien que les révolutions ont développées dans la modernité : comment se génère le pouvoir, quels liens s’établissent avec ceux qui rejettent le projet révolutionnaire, quels sont les principes d’action, quels types de liberté et d’égalité sont promus. Le travail de Claudia Hilb pose ces questions et promeut le débat sans prétendre le refermer, contribuant ainsi à placer l’indétermination comme vecteur de l’action et du jugement.

Traduit de l’espagnol par Arnaud Trenta.

par Daniela Slipak, le 4 janvier 2012

Pour citer cet article :

Daniela Slipak, « Cuba : le silence et la peur », La Vie des idées , 4 janvier 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Cuba-le-silence-et-la-peur

Nota bene :

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Notes

[1Dans son commentaire du texte de La Boétie, Miguel Abensour souligne la différence entre la catégorie du «  Tous uns  » et celle du «  Tous Un  ». La première se réfère aux communautés politiques au sein desquelles sont reconnues la singularité et la pluralité entre les hommes  ; la seconde, au contraire, correspond aux configurations qui ferment cet espace de diversité et construisent une totalité homogène. Voir Abensour, Miguel, «  Du bon usage de l’hypothèse de la servitude volontaire  ?  », in Réfractions, n°17, hiver, 2006.

[2Pour développer son analyse sur le cas cubain, Claudia Hilb emprunte ce concept à Claude Lefort qui l’utilise en référence à la personne qui condense l’unité de la société sous le régime totalitaire. Ce grand Autre, qui concentre un pouvoir exorbitant, devient le reflet nécessaire du Peuple-Un. Voir Lefort, Claude, Un homme en trop. Réflexions sur «  L’archipel du Goulag  », Paris, Seuil, 1976.

[3Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 [1958].

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