En prenant l’exemple des messageries Hachette, qualifiées de « pieuvre » dans les années 1930, l’historien Jean-Yves Mollier montre l’emprise des intérêts privés sur les enjeux publics. Un problème toujours d’actualité.
En prenant l’exemple des messageries Hachette, qualifiées de « pieuvre » dans les années 1930, l’historien Jean-Yves Mollier montre l’emprise des intérêts privés sur les enjeux publics. Un problème toujours d’actualité.
La distribution de la presse est un sujet d’actualité. Un projet de loi réformant la loi Bichet de 1947 sera discuté ce printemps. L’enjeu est de taille : il s’agit de « moderniser l’environnement législatif, sans casser les fondamentaux qui font le succès du système de distribution de la presse », a déclaré le ministre de la Culture, Franck Riester. La formule est pour le moins biaisée dans un contexte de crise où, durant ces dix dernières années, les ventes ont baissé de 50 %, le chiffre d’affaires de 40 %, et où la principale messagerie (Presstalis) a été au bord de la faillite en 2017.
L’ouvrage de Jean-Yves Mollier permet de mettre en perspective les enjeux entremêlés du pluralisme de la presse écrite, de l’organisation industrielle qui la rend possible et, bien sûr, des affrontements politiques auxquels elle donne lieu. Malgré son titre un peu boursouflé (L’Âge d’or de la corruption parlementaire), cette vaste recherche offre une analyse détaillée du pouvoir des messageries Hachette. La question est toujours d’actualité.
L’ouvrage reconstitue l’histoire des messageries Hachette, qui prennent leur essor à partir de 1865, lorsque la vente des journaux dépasse celle des livres. Tout en restant éditeur, Hachette saisit l’opportunité de la distribution par une implantation dans les gares et le métro, par l’obtention de dérogations au monopole postal et la mise en place d’une organisation moderne du travail.
Dès les années 1930, la dénonciation de cette entreprise monopolistique (avec l’image de la pieuvre) prend forme. Le contexte de crise suscité par les grands scandales (Panama, Mme Hanau, Stavisky, etc.) et la volonté croissante de la CGT et du Parti communiste de nationaliser la distribution de la presse menacent la librairie Hachette et ses messageries. D’autant plus que l’entreprise ne se prive pas de manœuvres pour entraver la diffusion des journaux liés au Parti communiste (L’Ami du peuple, La Vie ouvrière).
1936 est l’occasion du premier affrontement où se joue la survie de ce grand groupe. Des leaders comme Léon Blum et Paul Vaillant-Couturier veulent « libérer la presse des forces de l’argent », en introduisant des dispositions anti-trust. Les syndicats dénoncent avec virulence l’exploitation des travailleurs dans les entreprises du groupe. Hachette est aussi mis en cause pour la diffusion de magazines jugés provocateurs par les ligues de vertu. Roger Salengro, diffamé par la presse d’extrême droite (diffusée par Hachette), se suicide en 1936.
Tous ces facteurs convergent vers la mise sous tutelle ou l’éclatement du groupe. Mais le gouvernement tergiverse, les oppositions se renforcent et le projet est finalement rejeté en février 1938. Si les dirigeants de Hachette sont considérés comme proches des idées de Charles Maurras, leur action économique et financière leur a permis de rallier de nombreux soutiens politiques.
À la Libération, les menaces contre Hachette reprennent, ne serait-ce qu’en raison des relations entretenues avec les journaux pro-allemands. Mais l’accusation est insuffisante et la tension est forte entre le besoin de structuration des moyens d’information et la crainte d’un retour à une administration de la propagande. La défense du programme de la Résistance et la crainte du renforcement d’un monopole d’information sont alors des références constantes. De plus, en opposition aux syndicats, le gouvernement envisage la création d’une école professionnelle des métiers du livre qui contrecarre leur monopole de recrutement. L’anticommunisme devient aussi en enjeu transversal du champ politique.
Le groupe Hachette va habilement jouer de ces clivages pour échapper à la nationalisation. Avec des soutiens bancaires, il crée un faux nez dans la distribution : l’Expéditive. La SFIO se divise sur la question de la distribution de son journal, Le Populaire. En 1947, la controverse persiste pour savoir si Hachette doit ou non être sanctionnée en tant qu’entreprise ayant collaboré avec l’occupant.
La contre-offensive menée par l’équipe dirigeante de Hachette va porter ses fruits. Un projet de loi est porté par Robert Bichet, député MRP, en février 1947. À la Libération, le général de Gaulle l’avait nommé responsable des services de l’Information. Il a aussi été sous-secrétaire d’État à l’Information dans le gouvernement Bidault en 1946. Officiellement, le projet de loi est élaboré en coordination avec les ministères de l’Information et celui des Finances. Il s’agit d’un texte de compromis entre les multiples intérêts en présence et ménageant largement Hachette, finalement adopté en avril 1947.
Le PCF et la SFIO ont eu satisfaction, avec la présence de l’État dans le conseil d’administration des Nouvelles Messageries de Presse et l’interdiction de refuser la diffusion d’un journal en raison de ses positions politiques. De son côté, Hachette obtient un dédommagement pour la séquestre de ses établissements entre 1944 et 1947 et l’entreprise récupère son patrimoine immobilier.
Jean-Yves Mollier montre, archives à l’appui, que le texte a été préparé par un petit groupe d’acteurs politiques en relation étroite avec le groupe de distribution. Jacques Chaban-Delmas, hostile aux nationalisations, son beau-frère André Schmit et un haut fonctionnaire du ministère de l’Information, Robert Bouveret, ont assuré les liens entre Hachette, le gouvernement et le Parlement. De plus, un groupe de députés ayant sans doute bénéficié des largesses de Hachette a soutenu activement le texte ménageant l’éditeur-distributeur :
Appartenant à la droite et à la gauche de l’échiquier politique, du Parti républicain de la liberté au Parti socialiste unifié, en incluant les Indépendants et Paysans, le MRP, l’UDSR, le Pari radical, la SFIO, le FGDS, l’Union gaulliste puis l’UNR, ces hommes ont tous, à un moment donné, pesé sur les décisions de leur formation politique afin de faciliter la stratégie de développement d’une grande entreprise privée. (p. 291)
C’est donc sur le constat d’une forte imbrication entre le monde politique, médiatique et des affaires que se conclut l’enquête. Développées sous leur forme moderne à partir de la Troisième République et malgré des annonces répétitives de normalisation, les atteintes à la probité et l’emprise des intérêts privés sur les enjeux publics ont prospéré. Les moments de rupture politique du Front populaire ou de la Libération n’ont en rien enrayé ce problème structurel.
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que le problème des relations entre argent et politique commence à être posé. Depuis les années 2000, la régulation des conflits d’intérêts est aussi amorcée. Mais tout ceci est effectué de façon incrémentale. De plus, au-delà des périodes de mobilisation inhérente à quelques crises (Cahuzac, Fillon), l’attention publique reste fragile et les réactions beaucoup moins sévères qu’on ne le croit. Ainsi, de façon contre-intuitive, depuis les années 2000, le nombre de condamnations en matière d’atteinte à la probité diminue, ainsi que le niveau des peines prononcées Pierre Lascoumes, Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes, de la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, p. 103-104.]].
par , le 13 mai 2019
Pierre Lascoumes, « De l’extrême droite à la corruption », La Vie des idées , 13 mai 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./De-l-extreme-droite-a-la-corruption
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