Recep Tayyip Erdoğan et son parti, l’AKP, font de la « nouvelle Istanbul » la vitrine de leur projet politique : celui de refonder la Turquie en rompant avec l’héritage kémaliste. Sondant la ville à partir de ses marges, un géographe se penche sur l’émergence d’un nouvel ordre social et urbain.
Peut-être parce qu’il y a grandi, peut-être également parce qu’il en a été maire de 1994 à 1998, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre (2003-2014) puis président de la Turquie, a toujours fait montre d’un intérêt marqué pour Istanbul. N’y a-t-il d’ailleurs pas installé une partie de ses bureaux, en rupture avec le monopole qu’Ankara détient depuis les débuts de la République ?
Capitale économique et culturelle [1], vitrine de la « Nouvelle Turquie » voulue par l’AKP (parti conservateur créé en 2001, issu de l’islam politique) [2], Istanbul est la métropole du pays qui reçoit le plus d’investissements publics et les grands projets urbains la concernant sont décidés au plus haut niveau de l’État, les pouvoirs municipaux n’ayant qu’à s’y soumettre. C’est notamment le cas avec Hedef 2023 [3], une série de projets au nord d’Istanbul, très médiatisés et pharaoniques, et dont les conséquences environnementales sont considérables : un troisième pont sur le Bosphore, inauguré en 2016, un troisième aéroport en chantier qui sera visible depuis la Lune, ou encore un projet de canal (annoncé en 2011, mais dont les travaux n’ont pas encore débuté) qui devrait relier la mer de Marmara à la mer Noire, afin de suppléer le Bosphore.
Après Paris au XIXe et New York au XXe siècle, Istanbul est devenue la « capitale du XXIe siècle », selon l’expression de Jean Baudrillard de passage dans la mégapole du Bosphore en 2004 (p.14). Partant de ce qualificatif élogieux, Jean-François Pérouse se propose de réfléchir, dans son dernier ouvrage, aux raisons qui ont conduit Istanbul sur la scène des métropoles mondiales, tout en s’interrogeant sur le caractère durable de ce reclassement.
La métamorphose d’Istanbul en « monstre urbain »
Istanbul compte au moins 14,8 millions d’habitants (selon les chiffres officiels de 2016), répartis sur 5 343 km² qui s’étalent le long du Bosphore, de la Marmara au sud à la mer Noire au nord, et se déploient encore plus profondément à l’intérieur des terres, que ce soit à l’est ou à l’ouest des rives du détroit.
Pour qui connaît l’Istanbul contemporaine, difficile de s’imaginer qu’au tout début des années 1950, sa population ne s’élevait pas au-dessus du million d’habitants [4] : l’agglomération était principalement contenue derrière la muraille terrestre de Théodose II [5], ce qui ne représente aujourd’hui qu’un seul arrondissement (celui de Fatih) sur les 39 existants. À titre d’exemple, un peu plus de 60 kilomètres séparent l’historique grand Bazar (au cœur de Fatih) du siège de la mairie d’arrondissement de Silivri, à l’extrémité occidentale de la mégapole.
En effet, depuis la fin des années 1990, la croissance physique d’Istanbul dépasse largement sa croissance démographique : la ville fait ainsi face à un processus d’étalement urbain créateur de forte valeur ajoutée, encouragé par les politiques publiques puisque le BTP est au cœur de la croissance économique turque. Comme le met en évidence J.-F. Pérouse, « l’ontologie stambouliote peut se résumer à cette formule : je m’étale donc je suis » (p.17) et l’agglomération est en proie à une « urbanisation effrénée qui a horreur du vide » (p. 155).
Les périphéries au centre de l’analyse
Cet ouvrage permet au géographe-urbaniste de montrer comment le développement urbain d’Istanbul met en cause l’universalité supposée des principes de l’urbanisme européen sur l’étalement urbain, la centralité, le patrimoine et l’espace public (p. 217). En Turquie, l’étalement urbain est recherché, quand en Europe on vante les vertus de la ville compacte dans un souci de développement durable. La notion de centralité a peu de sens dans un contexte d’étalement urbain qui crée en périphérie des centres de décision et de diffusion. Le patrimoine n’a pas vocation à être conservé, mais peut être reproduit à loisir afin d’alimenter un imaginaire ottoman, ce qui explique qu’« à Istanbul, le patrimoine le plus prisé est flambant neuf » (p. 138). Enfin, bien souvent, en termes d’espace public, « centres commerciaux, stades et mosquées suffisent à faire société » (p. 217).
Toute l’originalité et l’intérêt du travail de J.-F. Pérouse résident dans ce qu’il présente comme son « parti pris » (p. 8), celui d’analyser Istanbul « par ses marges en effervescence » (ibid.), en les arpentant à pied sans répit depuis maintenant une vingtaine d’années. Il faut avoir constaté par soi-même le mépris et la volonté d’occultation d’une certaine élite intellectuelle envers ces périphéries qui ne correspondent pas à l’image d’Épinal de l’Istanbul de leur enfance pour prendre toute la mesure de cette idée directrice forte.
Istanbul remodelée par l’AKP
J.-F. Pérouse explique pourquoi l’AKP est un « parti fondamentalement stambouliote » (p.102) :
parce qu’il est un parti urbain et qu’Istanbul est considéré dans l’imaginaire collectif comme la quintessence de l’urbain […] ; parce que la conception du développement et de la gestion territoriale propre à l’AKP est une conception centrée sur les métropoles (et sur la métropole par excellence, Istanbul) ; et enfin parce que l’AKP estime que la promotion de la Turquie passe avant tout par la promotion d’Istanbul. (p. 103)
Il part donc de l’analyse du « logiciel politique » (p. 103) de l’AKP pour montrer sa traduction dans les politiques publiques qui remodèlent Istanbul, à partir des périphéries gérées par des municipalités d’arrondissement d’islam politique dès le début des années 1990, puis plus tard avec l’appui de l’État sur l’ensemble du territoire de la métropole. Conservatisme social, libéralisme économique, démocratisme (un populisme paternaliste), développementisme et religio-nationalisme sont les 5 piliers de l’AKP. L’« objectif est de remoraliser Istanbul par un design urbain et une ingénierie sociale » (p. 104) afin de perpétuer l’ordre social, ce qui est particulièrement visible dans les villes-satellites créées ex nihilo à l’arrivée au pouvoir municipal de Recep Tayyip Erdoğan, devenues désormais arrondissements périphériques d’Istanbul.
Depuis son élection en tant que maire d’Istanbul en mars 1994, R.T. Erdoğan se présente comme le défenseur des classes populaires, avant tout « des masses musulmanes sunnites […], au nom de la loi de la majorité » (p. 108). La revanche sur les anciennes élites kémalistes [6] (et laïques) passe entre autres par la reconquête du territoire d’Istanbul. Après l’élection municipale de 1994, un discours de la conquête est mis en récit (réactivé après la révolte de Gezi de 2013, puis la tentative de coup d’État de juillet 2016), en référence directe à la Conquête de Constantinople du 29 mai 1453 par le sultan Mehmet II. Cet épisode historique est réécrit comme le moment où Istanbul devient à la fois turque et ottomane. Dans l’espace urbain, les références à la Conquête ottomane sont récurrentes, notamment dans les choix de mise en valeur du patrimoine et de création ex nihilo de « bâtiments historiques » (p.139), afin de souder une identité autour d’une communauté turco-musulmane idéalisée.
J.-F. Pérouse compare « la tactique [qui] consiste à mettre l’accent sur tout ce qui permet d’alimenter le discours de la grandeur turque et musulmane » (p. 146) à une « inclusion symbolique » compensant « l’ampleur de l’exclusion économique » (ibid.) dans une mégapole où la marchandisation de chaque aspect de la vie urbaine est de plus en plus accrue. Depuis le début des années 2000, la politique de transformation urbaine met en œuvre un « projet de nettoyage » afin de « rendre Istanbul plus présentable pour les investisseurs étrangers potentiels, comme pour les touristes étrangers » (p. 124).
Istanbul doit être réordonné et nettoyé de toutes les scories nuisibles à son image de marque. C’est tout l’enjeu de la transformation urbaine. (p. 111)
Cette politique publique a été lancée au début des années 2000, puis relancée en 2012 avec une loi qui instrumentalise le risque sismique. Elle s’articule entre deux tendances essentielles : opérations de démolition, principalement du tissu urbain autoconstruit où vivent les populations les plus modestes, et chantiers de reconstruction de logements collectifs neufs en accession à la propriété, souvent par des groupes privés de promotion immobilière. La transformation urbaine a produit de vastes nouveaux territoires de relogement dans les périphéries d’Istanbul, où « le nouvel ordre urbain créé de toutes pièces semble engendrer un certain ordre moral qui assigne [aux familles avec enfants] une place et un rôle prédéterminés » (p. 118-119). Cet ordre moral se lit notamment par la place centrale dédiée aux mosquées et aux lycées d’imams et de prédicateurs dans l’espace urbain, côtoyant généralement un centre commercial.
Recensé : Jean-François Pérouse, Istanbul planète. La ville-monde du XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2017, 250 p.
– Marc Aymes, Benjamin Gourisse, Élise Massicard (dir.), L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours, Paris, Karthala, 2013.
– Nicolas Cheviron, Jean-François Pérouse, Erdoğan. Nouveau père de la Turquie ? Paris, Éditions François Bourin, 2016.
– Claire Visier (dir.), La Turquie d’Erdoğan. Avec ou sans l’Europe ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
Pour citer cet article :
Helin Karaman, « Démesure d’Istanbul »,
La Vie des idées
, 29 juin 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Demesure-d-Istanbul
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[1] Istanbul, lié à l’Empire ottoman dans les représentations communes, a perdu son statut de capitale politique au profit d’Ankara lors de la création de la République de Turquie en 1923.
[2] L’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) est depuis 2002 à la tête du gouvernement, du pouvoir législatif ainsi que des principaux pouvoirs locaux (notamment la Mairie métropolitaine d’Istanbul).
[3] Hedef 2023 (Objectif 2023) rassemble une série de projets que Recep Tayyip Erdoğan souhaite voir achevés d’ici 2023, année du centenaire de la fondation de la République par Mustafa Kemal Atatürk, afin de concurrencer cette figure tutélaire.
[4] En 1950, l’agglomération d’Istanbul compte 983 041 habitants. À cette même date, le département d’Istanbul recensait 1 166 477 habitants. Il est important de noter que depuis juillet 2004, les limites administratives actuelles d’Istanbul (c’est-à-dire celles de la Mairie métropolitaine) coïncident avec celles du département d’Istanbul, dont la superficie avait été un peu amenuisée dès 1996.
[5] Il s’agit d’une double chaîne de fortifications construite à partir de 413 par l’Empereur byzantin Théodose II. Elle s’étend sur 6,65 kilomètres et relie Ayvansaray, sur la Corne d’Or, à Yedikule, sur la mer de Marmara.