Recensé : Svetlana Gorshenina, Asie centrale. L’invention des frontières et l’héritage russo-soviétique, CNRS Editions (coll. « Espaces et Milieux »), 2012. 384 p.
L’ouvrage de Svetlana Gorshenina propose une description de la genèse intellectuelle et administrative d’un territoire, celui de l’Asie centrale russe puis soviétique aux XIXe et XXe siècles [1]. Il aborde cette création sous l’angle des frontières qui ont défini cet espace, à la fois de manière interne au sein de la Russie tsariste puis de l’Union soviétique et de manière externe aux confins de l’Iran, de l’Afghanistan et de la Chine. Une telle approche est a priori doublement intéressante. D’une part, elle permet de comparer deux processus habituellement disjoints, la formation des frontières extérieures de l’Empire russe puis soviétique et la définition de ses articulations territoriales internes. D’autre part, à travers le concept proposé de « faiseurs de frontières », elle s’intéresse aux individus ayant contribué, du côté russe et soviétique, à la genèse de cet espace.
Dans son introduction, Svetlana Gorshenina se fixe comme objectifs de déconstruire le concept géographique et politique « d’Asie centrale » en montrant sa formation historique et de remettre en cause l’idée d’une progression coloniale « fortuite » (p. 21) de la Russie vers le sud, telle qu’elle a pu être défendue par certains historiens russes. L’ouvrage apporte de manière générale de précieuses informations, même si certaines de ses conclusions ou de ses approches peuvent être discutées.
L’Asie centrale, une construction coloniale tsariste
Dans la première partie de son ouvrage, Gorshenina propose une histoire de l’invention, pour reprendre un terme désormais classique, de l’Asie centrale par les géographes, administrateurs et intellectuels de l’époque tsariste. Cette construction se fait en parallèle de l’avancée de l’empire russe dans la région. Celle-ci commence au XVIIIe siècle et s’accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec la conquête en 1865 de Tachkent puis la prise de Gök-Tepe en 1881 par le général Skobelev. L’auteur souligne que la progression russe en Asie centrale se heurte à la difficulté de concevoir la conquête d’un espace qui semble manquer de frontières nettes, en raison du nomadisme des populations de la steppe et de l’allégeance multiple de certaines communautés. Pour répondre à ce défi, les intellectuels russes développent des théories géographiques et culturelles qui légitiment l’appartenance de cet espace défini comme « Asie centrale » à un empire russe conçu de manière plus générale comme « monde médian », pour reprendre l’expression proposée en 1892 par le panslaviste Vladimir Lamanskii.
Au-delà de cette histoire culturelle des représentations centre-asiatiques [2], Svetlana Gorshenina fournit deux exemples de la manière dont s’élaborent les frontières dans la région. Elle donne une étude de cas précise sur l’occupation en en 1871 de la région de Kuldzha (Yíníng en chinois), au Xinjiang, par les troupes tsaristes. L’administration régionale, sous l’autorité du gouverneur-général du Turkestan, Kaufmann, joue un rôle central dans cette conquête. Elle parvient à convaincre les ministres et le tsar de l’utilité de contrôler cette ville située sur le fleuve transfrontalier Ili. Cette annexion est un des rares cas de recul territorial ultérieur de la Russie tsariste, puisque la région est rendue à la Chine par le traité de Saint-Pétersbourg, en 1881, lorsqu’elle n’apparaît plus d’une importance stratégique.
Un second éclairage est fourni par la description des négociations frontalières menées entre la Russie et les Britanniques au sujet de la frontière afghane. Cet exemple révèle la manière dont le concept de « frontières naturelles » est utilisé par les Russes pour laisser la porte ouverte à une extension de leur domination territoriale jusqu’à la montagne de l’Hindou-Kouch. A travers l’étude de ces négociations, il s’agit aussi de montrer l’existence d’au moins deux conceptions différentes de l’Asie centrale par les Russes, reflétées par deux termes qui se distinguent au cours des années 1840-1870. Le concept d’Asie du milieu (Srednjaja Azija) s’applique aux territoires effectivement contrôlés par les Russes, tandis que celui d’Asie centrale (Tsentral’naja Azija) embrasse le Xinjiang, l’Afghanistan et le nord-est de l’Iran, dévoilant les ambitions tsaristes dans la zone.
Pouvoir soviétique et frontières centre-asiatiques
La seconde partie de l’ouvrage concerne la période de l’entre-deux-guerres et décrit le bouleversement des structures territoriales en Asie centrale, qui débouche sur la création des cinq républiques actuelles, devenues indépendantes en 1991. Un apport de l’ouvrage est de replacer cette œuvre de « délimitation » (razmezhevanie, selon la terminologie soviétique d’époque) dans le contexte de l’héritage tsariste. Gorshenina souligne la diversité de statuts qui prévaut jusqu’à la fin de l’époque tsariste. Elle montre comment certains territoires se trouvent disputés à la fin du XIXe siècle entre le gouvernorat des Steppes et celui du Turkestan, sur la base d’arguments ethniques, économiques ou géopolitiques avancés par les administrateurs tsaristes. Le maintien d’entités officiellement autonomes comme l’émirat de Boukhara ou le khanat de Kokand est un legs complexe pour le pouvoir soviétique.
Gorshenina fournit un utile résumé des nombreuses évolutions institutionnelles en Asie centrale soviétique pendant les années 1920-1930. Les modifications de statuts administratifs s’accompagnent de découpages décidés au sein de commissions ad hoc établies par les bolcheviks dans la région. Ces organes rassemblent à la fois des experts et des personnalités politiques, russes et locales. Pour établir leurs découpages, ils tentent par exemple de délimiter des aires linguistiques cohérentes, s’appuient sur des catégorisations socio-ethniques ou des analyses économiques. Gorshenina montre que, si les dirigeants bolcheviques ont bien inventé de nouveaux cadres territoriaux en Asie centrale, ils l’ont fait en reprenant des formes d’expertise antérieures et en interaction avec les élites locales. Dans la production concrète des frontières, l’expertise s’est articulée aux rapports de force régionaux [3]. Le livre donne ainsi l’exemple de Tachkent, dont les districts environnants sont disputés entre Ouzbeks et Kazakhs, sur fond de rivalité entre sédentaires et semi-nomades et de lutte pour le contrôle de l’approvisionnement en eau de la ville.
Des frontières trop abstraites ?
Malgré sa richesse factuelle, le livre laisse parfois un sentiment d’insatisfaction. La succession des chapitres ne correspond pas véritablement à une évolution logique, comme lorsqu’on passe sans transition, dans la première partie, d’une histoire culturelle très générale du concept d’Asie centrale à une étude spécialisée sur un point de détail de la conquête coloniale.
Dans certaines de ses conclusions, l’ouvrage ne convainc que partiellement, ainsi lorsqu’il récuse la « particularité de la progression russe » (p. 183). On ne peut qu’être d’accord avec l’auteur pour dire que la conquête de l’Asie centrale n’a pas été « naturelle » et a relevé de l’influence combinée d’enjeux géopolitiques globaux et du jeu des acteurs régionaux. En cela, il est normal de replacer l’empire russe dans le cadre d’une histoire comparée des colonialismes [4]. Refuser la thèse de l’exceptionnalisme russe ne doit pourtant pas faire oublier la principale particularité de la conquête coloniale russe, sa dimension continentale. Il est dommage qu’un ouvrage consacré aux frontières n’évoque pas assez le problème du front pionnier et des formes frontalières qu’il implique en Asie centrale [5].
De même, la réflexion sur les « faiseurs de frontières » ne va probablement pas assez loin et, au-delà d’une heureuse formule, l’apport épistémologique n’est guère clair. On aimerait suivre de manière plus précise certains de ces intellectuels, administrateurs ou militaires qui s’impliquent dans la définition des frontières centre-asiatiques. Si le jeu des acteurs est finement expliqué dans l’étude de cas sur Kuldzha, le rôle des élites locales centre-asiatiques participant aux travaux de délimitation à l’époque soviétique aurait pu être approfondi, d’autant plus que la préface de l’ouvrage souligne leur importance.
On peut enfin regretter que les frontières dont il est question dans le titre du livre demeurent assez abstraites. Une réflexion sur l’invention des frontières se passe difficilement d’une attention portée au niveau local et à l’influence des processus de délimitation politique, administrative ou économique sur les formes de territorialité préexistantes [6]. Pour prolonger la recherche, il faudrait ainsi développer l’interaction entre les « faiseurs de frontières » et les populations locales afin de mieux saisir le jeu des échelles dans la production et le fonctionnement de ces nouvelles frontières centre-asiatiques, qu’elles soient domestiques ou internationales.
Pour citer cet article :
Étienne Forestier-Peyrat, « Faiseurs de frontières. L’invention de l’Asie centrale »,
La Vie des idées
, 1er janvier 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Faiseurs-de-frontieres
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