Ni passante, ni piétonne, la flâneuse a été laissée en dehors des livres d’histoire. Pourtant, la flânerie est liée à l’émancipation, et aussi à la révolte. L’espace urbain serait-il un enjeu féministe ?
Ni passante, ni piétonne, la flâneuse a été laissée en dehors des livres d’histoire. Pourtant, la flânerie est liée à l’émancipation, et aussi à la révolte. L’espace urbain serait-il un enjeu féministe ?
« Allons-nous en donc, toi et moi… »
— T. S. Eliot, « La Chanson d’amour de J. Alfred Prufrock », (1917)
Hanter boulevards et avenues et se laisser captiver, capturer par leurs sinueux tours et détours ; s’ancrer, par le pas, dans la ville et lui appartenir ; s’inscrire, par l’écrit, dans le lieu que l’on habite en marchant : telles sont les flâneries des flâneuses dont est Lauren Elkin. Il y a quelque chose d’envoûtant et de viral dans son invite à aller par les rues et à suivre sa dérive amoureusement érudite.
De New York, où elle est née, jusqu’à Paris, où elle réside, en passant par Londres, Venise et Tokyo, l’auteure vagabonde entre recherche académique, critique journalistique et écriture fictionnelle (maître de conférence à l’université de Liverpool, Lauren Elkin est critique pour le Times Literary Supplement, le New York Times Book Review et le Paris Review. Elle est aussi l’auteur du roman Une année à Venise). Papillon des villes, elle vous entraîne dans son butinage citadin, à la fois intime et littéraire.
Revendiquant un droit d’errer, cette musardeuse volontaire nous offre un essai au sens premier du terme : un texte qui (s’)essaie, qui prend le risque de proposer de la nouveauté et qui offre un mot nouveau pour une expérience jusqu’ici sans nom – la flâneuserie –, bousculant par là les définitions (la « flâneuse », pour le dictionnaire, est un siège pliant en bois faisant office de chaise longue). À la croisée de la critique littéraire, de la biographie et de l’autobiographie, Flâneuse met à jour l’histoire culturelle d’une figure depuis longtemps négligée, celle de la femme battant librement le pavé.
L’enjeu premier de ce texte singulier est de caractériser la flâneuse, personnage méconnu qui n’est ni passante (trop attachée à la figure de la prostituée) ni vraiment la version féminine du flâneur baudelairien. Depuis toujours visible, car occupant l’espace des rues, mais jamais considérée ni même écrite, elle a été laissée en dehors des livres d’histoire. Elle était pourtant bien là, cette incorrigible piétonne ! Et Lauren Elkin de lui redonner corps et vie, de la réinscrire dans le paysage urbain, afin de découvrir ce que l’expérience citadine signifiait pour elle, quitte à redéfinir le concept masculin hérité de Poe et de la poésie du XIXe siècle [1]
Entre-deux, à l’interface d’une topographie concrète et d’une cartographie individuelle [2], la flâneuse investit l’espace urbain et se l’approprie pour en faire une « aire intermédiaire d’expérience », soit, selon Winnicott, un espace potentiel qui donne à éprouver la vie créative [3]. Ainsi la réflexion s’ancre-t-elle dans l’expérience personnelle de l’auteure. Issue de travaux académiques, elle s’est construite au fil d’errances sur trois continents ; elle est le fruit d’un parcours à la fois universitaire, personnel et géographique.
Explorant les quartiers qu’elle affectionne, Lauren Elkin vit la flânerie, fait remonter ses souvenirs d’enfance, ses fantasmes de jeune Américaine. Elle vagabonde, se laissant aller aux sollicitations du terrain, lisant la ville comme on lit un roman. La rêverie piétonne qu’elle nous livre convoque ce que le psycho-géographe Guy Debord appelait des « unités d’ambiance » [4], l’interaction inédite entre l’atmosphère d’un lieu et le comportement affectif de celle qui l’investit. Marchant pour se (ré)inventer, elle prend possession d’un espace métropolitain hanté par les œuvres et les héroïnes d’une volée d’artistes femmes.
À convoquer les romancières (George Sand, Jean Rhys et Virginia Woolf), reporters (Martha Gellhorn) ou plasticiennes (Sophie Calle et Agnès Varda) qui l’ont accompagnée au fil des ans, l’essayiste se constitue un patrimoine matrilinéaire et fait de l’espace urbain un enjeu féministe. De fantasme réifié, la flâneuse devient un être visible et engagé qui porte l’utopie d’un espace sans entrave, le rêve d’une ville devenue lieu commun, neutre et neutralisé en termes de genre (ungendered). En ce sens, l’essai recoupe certaines problématiques désormais abordées par des chercheurs en urbanisme et géographie, en sociologie et anthropologie [6]. Il montre que, pour une femme, marcher dans la rue reste un acte subversif et même politique [7].
La flânerie urbaine se voit ainsi liée à l’émancipation, mais aussi à la révolte (parfois la révolution) et à la contestation. Femmes en mouvement, délibérément inassignables, les flâneuses revendiquent leur « droit à déranger, à observer (ou ne pas observer), à occuper (ou ne pas occuper) et à organiser (ou désorganiser) l’espace selon leurs propres termes » (p. 288). Et c’est à Tokyo que l’errance urbaine se fait pleinement rebelle et réprimandable, là où être-femme signifie être-enfermée.
Mais la libération passe aussi par la dérive, un lâcher-prise qui incite à l’ouverture d’esprit et l’adaptation, au devenir ; une disponibilité d’être qui se meut en plasticité et fait advenir l’écriture. En cela, la flânerie revêt une dimension expérientielle, existentielle (voir les pages dédiées au doute ou à la position inconfortable de l’immigrante « qui convient »). Reliant ses lectures à son vécu cosmopolite – Jean Rhys et la découverte de Paris, Sophie Calle et l’exploration labyrinthique de Venise –, Lauren Elkin enregistre le phrasé particulier des villes pour élaborer sa propre phrase urbaine.
Ainsi, les chapitres de Flâneuse tracent une constellation sensible et sentimentale pour former un « texte-recherche » [8] dont l’écriture péripatétique nourrit une hybridité formelle et dit le soi écrivant. Travaillé par l’image (ekphrasis, cinéma et photographie), l’essai s’assume polymorphe, intégrant en son sein des fragments diaristiques (correspondance, carnets et journaux), des extraits de textes ou de films (Lost in Translation de Sofia Coppola et Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda) en plus des citations d’études académiques. La flânerie se fait par là stratégie d’écriture.
En marchant, en écrivant, Lauren Elkin assume une subjectivité rigoureuse qu’elle revendique comme posture tout autant éthique – « il était déterminant de m’inclure dans le cadre, d’assumer qui parle et d’où je parle » [9] – que poétique. À son aise, elle insuffle quelque chose de vivant et de décontracté, une « joie » qui donne de l’allant, inclut « jeu et bonheur » [10]. Ludique, elle place des pistes topographiques avant chaque nouveau chapitre, de courts paragraphes qui lancent la marche, font avancer le texte et emmènent la lecture. Déployant leurs ramifications incitatives, ces derniers font de la flânerie une pratique rituelle et moderne, une pratique audacieuse et créative.
par , le 24 novembre 2016
– Interview de Lauren Elkin par RhysTranter
– Charles Baudelaire, Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne, 1863.
– Edgar Allan Poe, « L’homme des foules », trad. Charles Baudelaire, 1884.
– Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », 1955.
– Guy Debord, « Théorie de la dérive », 1956.
« La ville à l’épreuve du genre », Sur les docks, France Culture.
« L’espace urbain est-il machiste ? », Planète terre, France Culture.
Adèle Cassigneul, « Femmes en mouvement », La Vie des idées , 24 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Femmes-en-mouvement
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[1] Il y a, évidemment, la « passante » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal, 1857) mais aussi la jeune fille de Gérard de Nerval (« Une allée du Luxembourg », Odelettes, 1832). Et le motif survit au début du XXe siècle, chez les jeunes filles en fleurs de Proust (1918) ou la Nadja de Breton (1928).
[2] Voir Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002, p. 3.
[3] D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1971, p. 49.
[4] Pour une introduction à la psycho-géographie, voir Merlin Coverley, Psychogeography, Harpenden, Pocket Essentials, 2010.
[5] Traduction adaptée de la fameuse phrase de Virginia Woolf dans A Room of One’s Own : « For we think back through our mothers if we are women ». Merci à Anne-Marie Smith-Di Biasio pour son aide à trouver la juste formulation.
[6] Voir par exemple les émissions diffusées sur France Culture, « L’espace urbain est-il machiste ? » (2014) et « La ville à l’épreuve du genre » (2015), qui font dialoguer des chercheurs venant de différents horizons.
[7] Le 8 mars 2010, Santiago de Chile avait placardé au fronton de sa mairie une large et haute banderole représentant une ligne de fières citadines avançant de front. En gros et rouge, figurait le texte suivant : « No retrocederemos ¡Palabra de mujer ! », « Parole de femme, nous ne ferons pas marche arrière ! ». Je pense également à la campagne « Stop, ça suffit ! », contre le harcèlement sexiste dans la rue et dans les transports lancée cette année par le gouvernement français.
[8] Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 298.
[9] Rhys Tranter, « Lauren Elkin on Her New book, Flâneuse », 23 septembre 2016. Ma traduction.
[10] Voir respectivement Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Paris, Seuil, 2014, p. 177 ; Theodor Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 2009, p. 6.