La question du péché originel n’intéresse plus autant que celle du régime alimentaire. Et si c’était la même ?
La question du péché originel n’intéresse plus autant que celle du régime alimentaire. Et si c’était la même ?
L’histoire d’Adam et Eve tient sur quelques versets de la Bible. Elle a pourtant suscité des commentaires multiples et contrastés : selon qu’on prend (à l’instar de saint Augustin) cette histoire pour un authentique récit des origines, ou (avec Origène et Philon d’Alexandrie) pour une allégorie dont la signification morale nous concerne au présent, l’interprétation diffère grandement ; plus grandement encore, selon qu’on met l’accent sur tel ou tel verset. Où fut, où est exactement le péché ? Si l’on considère le verset sur la nudité et la honte, on en tire (avec saint Augustin encore) l’idée que le péché tient à la sexualité. Si l’on appuie sur le rôle tentateur de la femme, on ouvre la porte aux lectures misogynes ; sur le Serpent, c’est le diable qui prend les devants (avec d’embarrassantes questions : comment a-t-il pu contrevenir aux volontés du Tout-puissant ? ou encore comment ce reptile pouvait-il parler ?...) ; si l’on se tourne vers le corps du délit, l’arbre lui-même, c’est alors la libido sciendi que l’on incrimine… à moins d’observer qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle connaissance, mais précisément de celle du bien et du mal. Or c’est tout l’inverse que les théologiens de tous poils ont retenu pour la plupart, et la Morale réitère tous les jours le péché d’Adam en jugeant les choses et les êtres... On se demande parfois si l’accent mis sur les circonstances du récit ne vise pas à détourner de ce point central et problématique : car si Adam et Eve ignoraient le bien et le mal, comment Dieu pouvait-il en même temps leur interdire quoi que ce soit, ce qui revient à enseigner qu’il y a du bien et du mal… Et, sur le plan de l’allégorie, l’invitation implicite à vivre « au-delà du bien et du mal » prend des accents curieusement nietzschéens… [1]
On peut alors s’interroger sur la vie dans le jardin d’Eden : en quoi était-elle bonne et heureuse ? Et peut-on envisager un retour, ou le paradis est-il irrémédiablement perdu, au moins en cette vie, jusqu’au retour du « nouvel Adam » que serait le Christ ? Peut-on au moins prendre pour modèle de vie le peu qui nous en est dit ? Mais de quoi faut-il nous défendre pour revenir autant que possible à la pureté primitive ? de la lascivité ? De l’orgueil qui nous pousse à nous mesurer à Dieu ? du « bien » et du « mal » ?
Guillaume Alonge et Olivier Christin sont historiens, le premier des controverses théologiques, le second des guerres de religion. Ils se sont intéressés à l’interprétation d’un autre verset (1. 29), celui qui concerne le régime strictement végétarien, et même végan, assigné aux résidents du paradis : « Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leur graine sur la terre, et tous les arbres qui renferment en eux-mêmes leur semence, afin qu’ils vous servent de nourriture ». Plantes à graines et fruits, tel aurait été le régime primitif.
L’ouvrage vise à corriger un préjugé largement diffusé par le militantisme végan, selon lequel le végétarisme moderne résulterait « d’un abandon des illusions et des prescriptions religieuses » (p. 180). Ce préjugé n’est d’ailleurs pas général, puisqu’on trouve encore aujourd’hui, notamment chez les créationnistes américains, nombre d’adeptes du « régime de Genèse 1.29 » censé prévenir ou guérir toutes les maladies beaucoup plus efficacement que la médecine. Cependant la diète d’Adam et Eve constitue selon les auteurs, non seulement « un jalon majeur dans l’histoire du végétarisme » (p. 11), mais aussi un modèle pour comprendre la révolution scientifique de l’âge classique.
Tout commence avec la querelle qui s’enflamme au moment de la Réforme et de la Contre-Réforme, et qui se prolonge sur deux siècles, jusqu’au moment où le discours théologique sur les interdits, à force de s’appuyer sur la diététique et l’anatomie comparée, finit par céder le pas à la science. La polémique change peu à peu de ton : à la virulence des controverses et des anathèmes, succèdent la douceur et l’urbanité des échanges entre doctes sous l’arbitrage du public savant ou curieux. Or cet heureux glissement épistémique, laissent entendre les auteurs, trouve son origine dans la polysémie du mythe plutôt que dans une rupture radicale avec la foi naïve d’un autre temps, et pendant longtemps les deux discours s’entremêlent et se nourrissent l’un de l’autre. C’est cette période de cohabitation entre le théologique et le savant qui fait l’objet de cette étude aussi érudite que roborative.
Lorsque en 1522 Ulrich Zwingli rompt avec les rites et sacrements, jugés sans fondement biblique depuis que saint Paul (et saint Pierre) ont aboli les obligations rituelles du judaïsme, et qu’il lance contre le jeûne du Carême la fameuse « affaire des saucisses » en offrant deux maigres saucisses à ses coreligionnaires, la contre-réforme romaine retourne au texte sacré pour y chercher une justification du jeûne, et pour cela remonte au Déluge, et même avant : dans le régime imposé par Dieu au premier couple – un régime absolument sans saucisse. Toute une littérature théologique affirme que le régime carné ne commencerait qu’après le péché, Dieu ayant donné un nouveau régime à Noé et à ses descendants. Cette nouvelle cuisine témoignerait de la déchéance physique et morale de l’homme, qui tout en étant incapable de revenir par ses propres forces à l’état premier d’innocence, doit s’efforcer d’y tendre au moins par périodes. Si du reste Adam a vécu 930 ans, comme nous l’enseigne le texte sacré, n’est-ce pas grâce à son régime non carné ? Et voici l’Église romaine contrainte pour justifier ses traditions à chercher le soutien, non seulement de l’exégèse, mais encore des savants, anatomistes, médecins – lesquels à leur tour, que ce soit par conviction ou par prudence, appuient leurs recherches sur la référence biblique.
Du côté de l’exégèse, l’interprétation prête à discussion, car il y a aussi dans la Genèse les versets qui concernent les animaux, qu’Adam est invité à « dominer ». Or que signifie ce verbe ? Est-il explicitement autorisé à les tuer pour les manger, ou au contraire doit-il les protéger, voire contre leurs propres instincts carnassiers ? Mais pourquoi Abel est-il berger, s’il ne se nourrit pas des animaux, serait-ce pour leur lait ? Au moins sacrifie-t-il à Dieu. Mais ce sacrifice est-il sanglant ? Si Dieu a autorisé le régime carné après le Déluge, serait-ce en vue d’abréger la vie humaine ? Qu’en est-il enfin des animaux carnivores, dont la dentition et l’appareil digestif les destinent manifestement à se nourrir du vivant ? Étaient-ils déjà carnivores au Jardin d’Eden, ou ne le sont-ils devenus qu’après l’épisode de l’Arche ? Tous ces débats, qu’ils traduisent une interrogation sincère ou une ironie cachée, ont finalement pour effet d’introduire le doute et de saper subrepticement l’argument d’autorité, comme lorsqu’on se demande avec Nicolas Andry de Boisregard en 1713 si l’on peut en période de carême manger, outre du poisson, des oiseaux de mer « qui tiennent de la nature du poisson », ou pourquoi, avec le médecin et exégète Jean Astruc en 1714, s’il n’y avait pas de poissons au Jardin d’Eden, on serait autorisé à en manger en période de carême ?...
Avec une érudition foisonnante, les auteurs recensent les étapes d’un débat acharné et interdisciplinaire qui mobilise, outre les clercs et théologiens, médecins et philosophes de tous pays. Des centaines d’opuscules ont été exhumés, écrits souvent en réponse les uns aux autres. Délaissant le souci de l’âme, la controverse porte bientôt sur le corps humain, l’estomac et la digestion ; les auteurs mentionnent même un Traité de la police qui, au chapitre des boucheries et de leurs jours ou heures d’ouverture, commence par se référer à l’histoire d’Adam et à son régime non carné : « le contrôle des mœurs, la protection de la santé publique, la régulation de la concurrence et le maintien de l’ordre peuvent donc conduire ceux qui en ont la charge à s’intéresser d’assez près aux débats sur le livre 1 de la Genèse » (p. 112).
Si la Bible reste la référence, on appelle les sciences expérimentales à la rescousse de l’exégèse, embarrassée par les obscurités du texte. En sorte que la science à son tour devient « sacrée » ; Philippe Hecquet, docteur de la faculté de médecine de Paris, médecin du Prince de Condé et proche de Port-Royal, fait paraître une Médecine théologique, un Traité des dispenses du Carême et, la même année 1709, un ouvrage consacré à la Digestion des aliments : tous visent à fonder le carême sur « la nature de l’homme » en s’appuyant sur « l’histoire, l’analyse et l’observation ». Il s’agit là, selon l’historien de la cuisine Ken Albala, « de la première argumentation scientifique en faveur du végétarisme ». La question du bien et du mal devient celle du bon et du mauvais.
Outre des remarques sur le régime des Brahmanes, le cœur de l’argumentation porte sur l’estomac, défini comme un muscle triturant ou broyant les aliments. Les réfutations pleuvent ; mais désormais, elles s’installent sur le terrain de la science naturelle dont les formalités diffèrent sensiblement de celles du débat théologique. Les auteurs rejoignent ici les analyses d’Antoine Lilti sur la constitution d’un public savant au XVIIIe siècle, « qui n’est plus le corps politique ordonné des juristes et des théologiens, mais l’ensemble des spectateurs et des lecteurs » (cité p. 142). Ces controverses qui mettent aux prises des « prêtres médecins » n’ont pas pour enjeu de faire valoir la « vraie science » de la nature contre la fausse science de la surnature, mais plutôt d’ancrer dans la science la question, conforme à la fois aux besoins de la société et aux intérêts de la religion, du juste régime alimentaire (p. 144). Deux univers coexistent alors :
des exégètes et des prédicateurs, dont la position est garantie par l’Église et qui accomplissent une sorte de devoir professionnel en attaquant les protestants, les libertins et les mondains coupables du relâchement des mœurs, y croisent des médecins, des naturalistes et des philosophes pour qui l’arbitrage des pairs et du public fait partie des conditions d’acquisition du prestige scientifique. Tout se passe comme si deux disputes dissemblables s’arrimaient l’une à l’autre, offrant à leurs protagonistes une occasion décisive de clarifier leurs façons de concevoir la vérité et d’établir les faits, mais aussi de dessiner les frontières de leurs compétences respectives. (p. 160-161)
Dans cette dispute à double face, relayée par les journaux, l’objectif n’est plus désormais de disqualifier l’adversaire, de le vouer à la perdition éternelle, mais d’établir les conditions d’un débat légitime où règnent la courtoisie et la civilité, ce que formule joliment Jean Astruc, dans sa querelle avec Hecquet : « si nous ne pouvons pas lui persuader la vérité de l’opinion que nous avons embrassée, nous souhaitons au moins lui faire approuver la manière dont nous la soutenons » (cité p. 165). Andry de Boisregard, déjà mentionné plus haut, fut un grand professeur inventeur de la parasitologie, mais aussi l’auteur des Réflexions sur l’usage présent de la langue française ou Remarques nouvelles et critiques touchant la politesse du langage.
L’ouvrage entend donc démontrer que dans l’élaboration de cette éthique de la controverse, la religion a joué un rôle plus important qu’on ne l’imagine, loin de l’image voltairienne d’un conflit ouvert entre raison et superstition. Sans douter des intentions des auteurs cités, on se demande parfois – et les auteurs le reconnaissent, en évoquant la possibilité d’un calcul – s’il n’entre pas, dans cette déférence de plus en plus formelle envers l’histoire sacrée, une part de prudence, voire de sarcasme (l’humour d’ailleurs n’est pas un des moindres charmes du livre, notamment dans ses titres de chapitres). Le paradoxe est que c’est pour avoir pris le récit biblique à la lettre que la dispute a glissé vers des préoccupations diététiques et finalement scientifiques. En fait il en va ici comme dans d’autres domaines, comme le remarque encore Nietzsche : à faire de la vérité une valeur sacrée, le christianisme a fini par se retourner contre lui-même…
par , le 4 octobre 2023
Ariel Suhamy, « Le potager originel », La Vie des idées , 4 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Guillaume-Alonge-Olivier-Christin-Adam-et-Eve
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[1] Seul Spinoza semble avoir vu - et du même coup résolu - le problème. Voir son interprétation du récit de la Genèse dans Éthique IV, 68 scolie ; Traité théologico-politique, ch. IV.