Peut-on lire Hegel en faisant abstraction des fondements métaphysiques de sa pensée ? C’est l’ambition de Jean-François Kervégan, qui choisit de se fier davantage à l’esprit du système qu’à sa lettre, afin d’en saisir toute la dimension politique.
Peut-on lire Hegel en faisant abstraction des fondements métaphysiques de sa pensée ? C’est l’ambition de Jean-François Kervégan, qui choisit de se fier davantage à l’esprit du système qu’à sa lettre, afin d’en saisir toute la dimension politique.
Sous les apparences modestes d’un recueil d’articles (certes notablement augmentés, refondus et complétés par de substantielles introductions à l’occasion de cette publication), le dernier livre de Jean-François Kervégan nourrit un projet ambitieux : proposer une lecture « non métaphysique » de la pensée politique de Hegel, pensée qui semble pourtant, plus que toute autre, indissociable de son socle métaphysique, comme en témoigne le célèbre slogan des Principes de la philosophie du droit : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel. » L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs (p. 17-32) sur une remarquable analyse de cette formule ô combien ambiguë et des nombreux malentendus qu’elle n’a pas manqué de susciter. Tantôt comprise comme une justification conservatrice du statu quo politique (l’Etat prussien serait conforme à la raison, donc indépassable), tantôt assimilée à l’expression d’un « panlogisme » délirant (toute réalité, fût-elle la plus dérisoire ou la plus tragique, serait fondée en raison, donc légitime), l’équation hégélienne de l’effectif et du rationnel serait l’emblème de l’absolutisme tant idéologique que spéculatif de l’idéalisme hégélien. À en croire Jean-François Kervégan, cette formule, qui est à comprendre de manière dynamique (ce qui est rationnel doit devenir effectif, afin que ce qui est effectif puisse devenir rationnel), traduit au contraire un souci de relativiser la portée du moment politique au sein d’une philosophie qui prend sa relève au « crépuscule », lorsqu’une forme historique de la vie politique parvient au terme de son développement et doit faire l’aveu des limites inévitables de la « réconciliation objective » qu’elle propose. La réalité historique, mélange instable de nécessité et de contingence, de rationalité et de déraison, ne saurait constituer le lieu propice à une réconciliation absolue ; c’est pourquoi il est besoin de la philosophie pour en articuler, après coup, la rationalité inaccomplie.
Il y a donc selon Hegel une relativité du politique et, par là même, une relativité des discours qui seraient tentés d’en absolutiser le sens ; ou, pour reprendre la formule désormais classique de Bernard Bourgeois, « la philosophie de Hegel est, en son résultat, la philosophie de la relativité de la philosophie politique. » Mais si la pensée politique de Hegel trouve sa relativisation dans la métaphysique qui la sous-tend et la dépasse, inversement, on pourrait se demander si une lecture non métaphysique de celle-là n’implique pas de supprimer toute instance de relativisation, donc, inévitablement, d’absolutiser d’une façon ou d’une autre le moment politique de la pensée hégélienne, ravivant ainsi le spectre bicentenaire du « philosophe officiel de l’Etat prussien ». L’un des plus constants soucis du néo-hégélianisme contemporain sera de neutraliser un tel risque, notamment par la prise en compte de ce qui, au sein même de l’espace politique, ne saurait se ramener au politique (le droit, la société civile, les corporations…) : « la théorie politique de Hegel a pour centre de gravité cette nouveauté qu’est la constitution d’une organisation non immédiatement politique du monde social » (p. 308).
La déflation métaphysique de la pensée de Hegel s’accompagne ainsi d’une vision plus nuancée de sa conception de l’Etat, centrée sur ce qui constitue à ses yeux la spécificité de la modernité : l’existence, au sein de la sphère politique, d’une société civile relativement indépendante de l’État (2e partie), structurée par des principes juridiques dont l’abstraction, loin d’être un défaut, garantit l’efficience des normes sur les conduites individuelles (1re partie). Si dans la perspective qui nous est ici proposée, le politique n’est plus relativisé par la métaphysique, du moins inclut-il désormais en lui sa propre relativité, en la personne de l’individu libre de se représenter non politiquement son rapport à la collectivité. L’articulation hiérarchisée de l’État et de la société civile laisse ainsi une place (certes subordonnée) à un espace social relativement autonome dans lequel l’individu verra son initiative privée reconnue et instituée, avec les risques de pathologies sociales et de dérives économiques que cela comporte (ch. VI).
Comment lire non métaphysiquement ce qui se présente comme une métaphysique du politique ? Ici, on peut distinguer deux stratégies principales. La première consiste à faire fonds sur le moment anthropogène de la lutte pour la reconnaissance (la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de la Phénoménologie de l’esprit) afin de dégager les prémisses « post-métaphysiques » d’une théorie critique de la société qui s’enracine dans l’intersubjectivité humaine : telle est la voie jadis ouverte par Alexandre Kojève dans ses leçons d’Introduction à la lecture de Hegel, poursuivie outre-Atlantique par des penseurs tels que Charles Taylor et Robert Williams, en Allemagne par Jürgen Habermas et Axel Honneth. La seconde stratégie se place à un niveau plus général : elle revient à séparer plus explicitement les grandes thèses hégéliennes des présuppositions logiques et religieuses qui constituaient leur assise philosophique. En ce sens, lire Hegel de manière non métaphysique reviendrait ni plus ni moins à couper ses conclusions théoriques de leurs prémisses spéculatives, à savoir, pour l’essentiel, du monisme dialectique de la Science de la logique et de la section « Esprit absolu » de l’Encyclopédie. À la suite de Klaus Hartmann, cette seconde voie a connu un succès croissant, particulièrement à la faveur de l’essor du néo-pragmatisme américain dont les œuvres de Terry Pinkard et Robert Brandom constituent les exemples les plus récents.
La force de l’approche de Jean-François Kervégan est de ne pas choisir entre ces deux démarches, mais de s’appuyer tour à tour sur leurs forces respectives : si son interprétation magistrale de la théorie hégélienne du droit, de la société civile et de l’État (parties I à III), en s’émancipant résolument de toute référence intempestive aux présupposés les plus discutables de la pensée du maître de Berlin (pour le dire vite : la subordination de l’histoire du monde aux vérités éternelles de l’esprit absolu), s’inspire surtout de la seconde voie, sa reformulation extrêmement novatrice de l’institutionnalisme hégélien (4e partie), en articulant avec subtilité le versant objectif des institutions sociales et le versant intersubjectif des dispositions individuelles, semble clairement faire sienne les acquis de la première voie.
Les impulsions de ces deux stratégies confluent ainsi dans une seule et même position herméneutique que notre auteur qualifie de « choix jeune hégélien » : face à la tentation, caractéristique des « vieux hégéliens », de rester fidèle à la lettre du système, quitte à le rendre inaudible à une oreille contemporaine, J.-Fr. Kervégan décide au contraire de « jouer l’esprit de l’œuvre contre la lettre (…) au risque de la priver de ce qui fait sa puissance et sa cohérence » (9). Plus grave, ce choix d’une lecture explicitement sélective de Hegel paraît incompatible avec l’exigence fortement systématique du hégélianisme (« le vrai est le tout »), ce pourquoi l’honnêteté intellectuelle obligera à se demander : « les énoncés hégéliens (…) font-ils encore sens lorsqu’on les abstrait du contexte logico-spéculatif de leur justification ? » (11) Tout le mérite de l’ouvrage est de s’exposer avec loyauté aux menaces impliquées par cette redoutable question et de parvenir à faire de cette impasse une issue.
Il y aurait beaucoup à dire sur l’ampleur et la profondeur du champ parcouru dans ce livre exigeant : retenons ici la réévaluation notable de la théorie du « droit abstrait », habituellement dédaignée des juristes et des philosophes, dont l’auteur montre avec force détail la richesse et la modernité ; mentionnons aussi les analyses définitives de la société civile, qui permettent de nuancer considérablement l’idée d’un « institutionnalisme fort » (Dieter Henrich) faisant fi des libertés subjectives. Évoquons enfin l’insistance décisive de l’auteur sur le thème des institutions, qui permet d’assouplir considérablement le face-à-face de l’État et de l’individu en envisageant l’engendrement réciproque de la normativité politique et des dispositions éthiques des individus : « les dispositions d’esprit subjectives (…) sont certes suscitées par le fonctionnement des institutions, mais nourrissent elles-mêmes rétroactivement celles-ci et en permettent le fonctionnement, ce qui veut dire le cas échéant : contribuent à leur transformation » (p. 373).
On l’aura compris, L’effectif et le rationnel, voué à devenir à brève échéance un ouvrage de référence sur la pensée politique de Hegel, nous propose une lecture extrêmement engageante de celle-ci : une fois délestée de ses engagements ontologiques les plus incommodants, la philosophie hégélienne du droit se voit dotée d’une souplesse insoupçonnée qui lui permet d’épouser sans trop d’efforts les contours de la philosophie politique contemporaine. Sans doute pourra-t-on regretter – c’est à nos yeux la seule limite de l’ouvrage – que l’auteur n’aborde pas de front la redoutable question de savoir s’il est légitime de détacher avec insouciance les plus beaux fruits de l’arbre hégélien sans s’inquiéter de ses racines métaphysiques : de ce point de vue, la justification proposée en guise de préface n’a au mieux qu’une valeur programmatique. Gageons qu’il reviendra à un opus ultérieur de formuler positivement ce qui ne se devine ici qu’en creux, dans les sillons du commentaire. La lecture non métaphysique de Hegel a désormais son Traité du monde éthique : il ne lui manque plus qu’un Discours de la méthode.
par , le 27 mars 2008
Olivier Tinland, « Hegel sans métaphysique ? », La Vie des idées , 27 mars 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Hegel-sans-metaphysique
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