Un temps oublié, Henri Guillemin (1903-1992) retrouve un public grâce à la diffusion de ses conférences sur le web. Ce critique traîne une réputation de partialité. Faut-il pour autant nier ses intuitions ? Patrick Berthier retrace le parcours de cet intellectuel réfractaire, qui sut mettre les médias au service d’un savoir hétérodoxe.
Henri Guillemin (1903-1992), né à Mâcon dans un milieu modeste, intègre l’École normale supérieure grâce à une bourse ; il est de la génération de Sartre, Nizan et Étiemble. Sans renoncer à son titre d’agrégé de lettres classiques, il s’engage en 1945 dans la diplomatie culturelle, carrière en marge de laquelle il bâtit une œuvre riche de plus de soixante-dix ouvrages, de centaines d’articles et de conférences. Guillemin porte un regard hétérodoxe et souvent partial sur l’histoire de France, en particulier sur les personnalités politiques et littéraires de sa période de prédilection, les 18e-19e siècles. Il s’exprime aussi bien dans des monographies centrées sur une figure (Rousseau, Napoléon, Jaurès, pour n’en citer que quelques-unes) qu’à travers l’étude d’épisodes ou de débats marquants (la révolution de 1848, le coup d’État du 2 décembre, l’Affaire Dreyfus, par exemple).
Toujours motivé par le désir de faire la lumière sur tel aspect gauchi, oublié, escamoté, ou au contraire injustement idéalisé, l’auteur assume avec fermeté ses hypothèses, adoptant volontiers la posture du justicier au service de la vérité ; mais il ne suit aucune ligne idéologique fixe, sinon la sienne propre. Aussi ce révolutionnaire chrétien se refuse-t-il à célébrer Michelet ou Péguy ‒ qu’on aurait pu croire proches de lui ‒, mais exalte l’anticlérical Vallès. Inclassable, il désarçonne : comment situer en effet un homme qui lutte contre l’hagiographie tout en contribuant à forger certains mythes ; se passionne pour Jeanne d’Arc, mais vomit les nationalismes ; charge les Encyclopédistes en croyant, mais se méfie de l’Église ? L’ensemble qu’il intitule Les Origines de la Commune (Cette curieuse guerre de 70. Thiers - Trochu - Bazaine, L’Héroïque défense de Paris, et La Capitulation, trois volumes parus entre 1956 et 1960) témoigne de son art du pas de côté : cette somme décrit surtout comment, dès avant la révolution de 1848, se met en place la configuration économique, sociale et politique qui mènera au conflit franco-prussien, que Guillemin présente comme une guerre « truquée » par les élites pour juguler les aspirations révolutionnaires. Ce n’est qu’en 1971, à l’occasion du centenaire de la Commune, qu’il aborde de front la dernière révolution du 19e siècle dans L’Avènement de Monsieur Thiers et réflexions sur la Commune. Malgré sa sympathie pour la Commune, il la présente comme un double échec, conditionné à la fois par l’hostilité des élites envers le peuple, et la maladresse de Communards largement inexpérimentés.
Formé à l’histoire littéraire par les pionniers de sa discipline, Guillemin ne craint pas de confronter les œuvres de fiction à des documents : il se plonge dans les rapports de police relatifs à Hugo, Vallès et Zola, fait des pieds et des mains pour se procurer certaines correspondances (telle lettre embarrassante où l’on apprend que Lamartine fait rimer « supplice » avec « délice » [1] alors qu’il souffre d’une crise vénérienne)…
Ses nombreux adversaires lui reprochent son éclectisme, ses jugements de valeur, son obsession de l’inédit et du secret (la vie amoureuse, voire la sexualité des grands hommes le passionnent), un usage tendancieux des citations et des sources (raccourcis, montées en généralité), le mélange des genres (biographie et commentaire, fiction et document, histoire et psychologie) : il récrirait l’histoire. Ces libertés ‒ qu’il reconnaît ‒ lui permettent d’inventer, à distance de l’Université, une nouvelle manière de transmettre la connaissance, et de toucher un large public – notamment via des conférences à la radio et à la télévision, auxquelles s’ajoutent des tournées qui le mènent jusqu’au Canada. C’est également l’une des raisons pour lesquelles ses travaux, publiés à l’origine par des maisons comme Gallimard, sont aujourd’hui en partie récupérés par des sites internet qui prétendent offrir une alternative à l’histoire officielle, quitte à verser dans le négationnisme ou le conspirationnisme, terrains sur lesquels Guillemin s’était bien gardé de s’engager.
L’essentiel de la bibliographie de Guillemin est recensé en ligne ; Patrick Berthier, professeur émérite de littérature française à l’université de Nantes, spécialiste du roman, du théâtre et de la presse du 19e siècle, en brosse un panorama complet dans Soixante ans de travail : Henri Guillemin, bibliographie (Bats-en-Tursan, Éditions d’Utovie, 1988), volume qui vient d’être réédité et corrigé sous le titre Guillemin, une vie pour la vérité à l’occasion du colloque « Henri Guillemin et la Commune » tenu à l’Université de la Sorbonne nouvelle le 19 novembre 2016. On doit également à Patrick Berthier Le Cas Guillemin. Dialogues, Paris, Gallimard, 1979, et Guillemin, légende et vérité (Bats-en-Tursan, Éditions Utovie, 1982).
La Vie des idées : Henri Guillemin se définit moins volontiers comme un critique que comme un historien. Lui qui a été formé par les fondateurs de l’histoire littéraire semble pourtant s’en détacher en partie. Comment dépasse-t-il l’antagonisme entre critique et histoire, qui divisait les « sciences humaines » depuis le 19e siècle ?
Patrick Berthier : Je pense qu’Henri Guillemin acceptait l’étiquette d’historien, en sachant qu’il n’était pas un historien de métier, mais de passion et de conviction, et qu’il fallait réviser un certain nombre de versions officielles. Par sa formation, il est un littéraire, venu à l’histoire parce qu’il a fait une thèse sur Lamartine [2], et qu’il estimait que ce qu’on disait de Lamartine en 1848 ne correspondait pas à ce qu’il avait constaté en l’étudiant.
À ses débuts, juste après sa thèse d’État, il a été nommé professeur à l’université francophone du Caire, et a travaillé comme chroniqueur dans un grand quotidien de l’élite francophone qui s’appelait La Bourse égyptienne ‒ ce qui est rétrospectivement plutôt cocasse. Pendant un peu plus de deux ans – de l’automne 1937 à l’automne 1939 ‒, il y a publié 98 chroniques qui relèvent essentiellement de la critique littéraire, mais dont quelques-unes portent sur des livres qui dérivent vers le domaine des idées, parce qu’il y évoque, par exemple, les pamphlets de Céline. Là, il fait un métier de critique, avec des billets de trois à quatre pages in-8°. C’est tout à fait passionnant, parce qu’on y voit L’Espoir, ou les derniers romans de Simenon, lus à chaud. Par la suite, notamment en vieillissant, il a le plus souvent continué de donner à son activité dans les journaux l’apparence d’un compte rendu de livres : au Figaro littéraire dans les années 1950, puis dans les cinq dernières années de sa vie, quand il ne se déplaçait plus beaucoup, il a écrit toutes les semaines un billet – en général sur un livre – pour L’Express de Neuchâtel [3], où il habitait. Dans ces billets, il y a de la critique littéraire (pas beaucoup), des retours sur ses idées chères, et des chroniques de livres récents qui lui paraissent importants.
Guillemin a eu une activité de critique surabondante et durable, qu’il n’a jamais abandonnée. Mais ce n’est pas d’abord l’image qu’en ont un certain nombre de gens qui le connaissent par ses livres, parce que beaucoup de ces livres, qui ont marqué les dossiers de presse, sont des livres d’historien : Les Origines de la Commune, entre autres. Quand on regarde la liste de la presque centaine de livres qu’il a pu écrire, on trouve à peu près une moitié de critique, et une moitié d’histoire. Guillemin ne se percevait pas, je crois, comme critique, mais comme quelqu’un qui signalait un livre – souvent pour en dire du bien, pas nécessairement pour le démolir ‒, avec l’idée que le lectorat du journal dans lequel il publiait l’article n’irait pas lire l’ouvrage. Pour prendre un exemple intéressant, parce qu’il touche à la fois à la littérature et à l’histoire : il était passionné par Victor Hugo [4], et il estimait beaucoup Hubert Juin ; il a écrit au moins une dizaine d’articles sur plusieurs années sur la biographie d’Hubert Juin, sur son édition de Choses vues en « Folio »… Par ce biais-là, il met à profit les quelques mots qu’il veut dire en faveur du travail d’Hubert Juin pour rappeler ce qui lui paraît essentiel chez Victor Hugo. Il note par exemple que, quoiqu’on ait tant écrit sur Hugo, ses croyances religieuses au sens strict n’ont pas été étudiées.
Il me semble que Guillemin ne projetait pas de pensée théorique sur ce qu’il faisait. Il pensait qu’il y avait des choses à dire, et qu’il n’aurait jamais le temps de dire tout ce qui lui paraissait essentiel avant de ne plus pouvoir. Il avait une vision de lui-même que je crois juste, qui était celle de quelqu’un qui, s’il avait suivi docilement le chemin, aurait été un universitaire à la façon de Daniel Mornet [5], le directeur de sa thèse de lettres. Si l’on repart de cette thèse ‒ son premier gros travail ‒, on constate qu’il a fait la critique des sources du Jocelyn (1836) de Lamartine, en étudiant consciencieux et obéissant, bien que ce type d’analyse érudite, alors en vogue, ne le séduisît pas : de fait, il prouvera plus tard dans ses essais que la précision factuelle, le recours au document, n’ont pour lui de valeur que s’ils soutiennent des hypothèses personnelles (parfois hardies) sur la psychologie des auteurs ou leur inscription précise dans l’époque et les relations sociales.
Étant mâconnais comme Lamartine, Guillemin espérait mettre la main sur des documents qui lui permettraient de donner à connaître un autre Lamartine que celui des Méditations poétiques (1820), dont on reconnaissait qu’il avait fondé la modernité romantique. Guillemin verse déjà dans ce qu’on n’appelle pas encore la génétique textuelle, lorsqu’il montre comment les deux chants prévus à l’origine par le poète sont devenus un ensemble magistral de 8000 vers décrivant comment Jocelyn, s’étant fait prêtre par la force des choses, se prend de passion pour une jeune femme à laquelle il renonce, et à qui il sera bien plus tard amené à délivrer les derniers sacrements. Or aux archives de Saône-et-Loire, Guillemin met la main sur des documents qui précisent le portrait de l’abbé Dumont, ce prêtre « défroqué » par la passion, père d’un enfant, dont Lamartine avait avoué qu’il était le modèle de Jocelyn (le poète l’avait d’ailleurs connu). Guillemin nuance enfin les interprétations idéologiques du recul de la pratique religieuse chez Lamartine à partir de 1832, en l’expliquant plutôt par la mort de sa fille.
C’est dès cette époque-là que se forme chez Guillemin une perception du document qui n’est absolument pas documentaliste ou documentariste, mais testimoniale. Le document, c’est une déposition, comme il aime à le dire. Tout ce qu’on peut dénicher qui n’est pas connu est un élément si ce n’est d’un procès, de l’instruction d’une affaire, de la connaissance d’une affaire. Il me semble qu’il y a une filiation directe entre le fait qu’il soit venu préparer sa thèse à la Sorbonne et la méthode qui a été la sienne ensuite. Il m’a rapporté un jour ce mot de Philippe Sollers : « Sainte-Beuve, c’est la critique de papa, et Guillemin la critique de grand-papa ». Il citait cela plutôt avec amusement : « Tant pis, tant pis… ». Il n’aimait pas trop Sainte-Beuve comme personne, mais il partageait sa conviction qu’on ne peut juger d’un écrivain qu’en connaissant sa vie. Peu lui importait que le plus célèbre critique du 19e siècle ait été enterré par Proust, puis les structuralistes. Guillemin ne cherchait pas à être à la mode.
La Vie des idées : Vous avez souligné le goût de Guillemin pour les « affaires », et sa propension à mettre l’histoire et la littérature en procès. Lui dit faire de la « critique d’humeur » [6] ; ses détracteurs l’ont peint en pamphlétaire. Le fait qu’il se penche sur des écrivains comme Jules Vallès, Charles Péguy ou Georges Bernanos (pour les encenser ou les accabler) semble confirmer cette orientation. N’a-t-il pas le mérite d’avoir saisi, et assumé, le caractère polémique de l’échange savant ? Peut-on y voir une volonté révolutionnaire ?
Patrick Berthier : S’il dit cela à un certain nombre de ses adversaires, il prête le flanc à leur rejet, parce qu’une « histoire d’humeur », c’est scandaleux pour un historien, ou du moins ça le paraissait il y a 50 ans. Je ne suis pas convaincu qu’il se soit d’abord intéressé à Bernanos comme à un polémiste. Il s’est interrogé sur deux choses : d’une part la relation entre Bernanos, son œuvre et le catholicisme, notamment dans le contraste avec quelqu’un comme Mauriac, qu’il connaissait mieux que Bernanos ; et d’autre part la figure du Bernanos « de droite », disciple de Drumont devenu antifasciste et antilibéral (tout en dénonçant le communisme) et la façon dont il aurait évolué, alors qu’un Charles Péguy, passé du socialisme dreyfusard au nationalisme chrétien, aurait pu faire le contraire, s’il n’était pas tombé au feu pendant la Grande Guerre. Cela explique pourquoi Péguy et Bernanos sont assez proches dans le temps dans l’œuvre de Guillemin [7]. Il trouvait que Bernanos était quelqu’un dont on avait une image incomplète ou monolithique ; mais en intitulant son livre Regards sur [8], il ne prétend pas dire LA vérité sur Bernanos, mais ce qu’il a trouvé sur Bernanos, et qui n’est pas tout à fait l’image que véhiculent les spécialistes qui ne veulent pas lui trouver de défaut.
On peut vraiment parler de pamphlet à propos de Silence aux pauvres ! [9], dont je recommande toujours la lecture à ceux qui ne connaissent pas Guillemin. Il y a là quelques dizaines de pages vraiment virulentes, où il ne s’embarrasse pas de références, où il dit ce qui lui semble devoir être dit, et cela, il l’appelle « libelle ». En revanche, Les Origines de la Commune sont un immense travail de compilation. Il n’y a pas énormément d’inédit ; Guillemin est allé chercher les documents existants et a montré qu’on les avait soit mal exploités, soit sciemment mal exploités, voire cachés. Je ne qualifierais pas vraiment cela de pamphlet, parce qu’à mes yeux le pamphlet est une forme plutôt brève et de combat immédiat, alors que lui voulait là un combat de longue haleine et convaincant. Il voulait emporter l’adhésion, persuader par l’affect, toucher au cœur en entrant dans une forme de complicité avec son public.
Il aurait sans doute considéré qu’il ne faisait pas de politique, mais disait ce qu’il croyait vrai. Ce qu’il croyait, c’est que les « gens de biens » – avec un « s » à « bien » ‒ défendent leurs biens : forcément il est à gauche, et ne s’en cache pas. Il n’a jamais caché, même s’il a eu des désaccords douloureux avec lui par la suite, sa passion pour Marc Sangnier [10], qui était à la fois d’extrême gauche et croyant ; Guillemin pensait que c’était la vérité, et il n’en a jamais démordu. Sa passion pour Hugo s’explique aussi par le fait qu’Hugo est devenu ce qu’il pensait qu’il faut être. Guillemin acceptait de dire qu’il était de gauche, mais pas de dire qu’il était socialiste.
Pendant les interviews du Cas Guillemin, chez lui en Bourgogne, à l’été 1977, bien avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, il m’avait dit de Mitterrand que c’était quelqu’un d’intelligent et de cultivé, qui n’était plus le cynique ambitieux qu’il avait été. Sous la Ve République de droite, et bien qu’il ait eu en privé des jugements parfois durs sur l’homme, Guillemin entretenait l’espoir que Mitterrand puisse prendre les rênes. Par la suite, quand Mitterrand est devenu président, il a déchanté relativement vite. Guillemin essayait de travailler de manière à ne pas dissimuler ses préférences « idéologiques » – ce terme ne convient pas : ses préférences humaines. « Il y a des gens qui ont trop, et des gens qui n’ont pas assez ; je suis du côté de ceux qui n’ont pas assez, même si je vis en Suisse (il pratiquait beaucoup l’auto-flagellation à ce sujet) ; mais je ne suis pas un militant, je ne suis pas d’un parti, je ne défends personne. » Il n’est jamais intervenu en faveur de Mitterrand, même s’ils se sont rencontrés plusieurs fois. Il pensait que ce n’était pas son rôle ; son rôle, c’était en grande partie de réinterpréter le passé, y compris le passé immédiat. Le livre remarquable qu’il a publié très rapidement après le procès Pétain, sous pseudonyme, et qui est maintenant édité chez Utovie sous son vrai nom [11], relevait pour lui de la même urgence réinterprétative qui le poussait à parler de Jules Favre et de Bismarck. Pour lui, Pétain était le type même du traître. Mais il n’y avait pas de prise de position étiquetable politiquement.
La Vie des idées : Guillemin s’est intéressé aux élites et aux doctrines ; pourtant il s’est tenu loin de Paris et des académies, et s’est à la fois méfié du parisianisme et des nationalismes. Cette tension a-t-elle contribué à décentrer son regard ?
Patrick Berthier : Il y a une part de hasard dans tout cela. Même si dans la thèse sur Lamartine, des éléments annoncent déjà le Guillemin à venir, il a quand même rédigé la thèse que Daniel Mornet voulait, et a trouvé son débouché immédiat dans la carrière universitaire. Quand il est rentré du Caire, il a obtenu un poste de maître-assistant à Bordeaux grâce à l’intervention du ministre de l’Éducation Jean Zay ‒ il ne le cachait pas ‒, et il est aussitôt après devenu professeur contre un candidat local. Il aurait pu faire une carrière, et passer par Paris ; il a essayé : à la fin de la guerre, il s’est porté candidat contre Marie-Jeanne Durry. Beaucoup plus tard, en 1961, il a candidaté à Bâle, et c’est Claude Pichois, un représentant de l’histoire littéraire peut-être plus ouvert aux sciences sociales, qui a été élu. Guillemin n’aurait pas été opposé à une carrière universitaire, non pas parce qu’elle lui aurait donné une notoriété ou une carte de visite flatteuse, mais parce qu’il adorait enseigner ; il aurait été prof’ plutôt que conférencier, ou les deux. Les événements de la guerre ont transformé cette possibilité de carrière classique en autre chose. Quand, ne pouvant pas aller à la Sorbonne, mais recevant bon accueil en Suisse – Henri Hoppenot, ambassadeur de France, lui propose le poste d’attaché culturel à Berne ‒, il a très rapidement perçu la somme immense de liberté que lui donnait le fait non de ne pas être en France, mais de ne pas être enfermé dans une carrière ; en tout cas, pas la carrière de ses livres.
Il disait avoir horreur des soirées mondaines, mais son neveu Patrick Rödel affirme le contraire. Il avait un côté ours content dans son cabinet de travail ; mais je pense qu’il ne détestait pas ses fonctions, et qu’à Berne elles ne le submergeaient pas, et lui laissaient beaucoup de temps pour travailler. N’étant pas diplomate de formation, il était détaché de l’Éducation nationale, et cela lui a donné une liberté qu’il n’aurait pas eue en poste à Paris. Il avait cette position périphérique par ce qu’a été sa vie ; mais ce qui comptait, c’est qu’il s’est perçu de plus en plus comme quelqu’un sur qui on ne pouvait exercer aucune pression, et qui donc pouvait dire ce qui lui paraissait important. Il savait qu’il était moins populaire qu’Alain Decaux – qu’il estimait d’ailleurs ‒, mais il pensait qu’il avait une tâche. Quand il cite le vieux Sartre disant « il y a des tâches innombrables », cela fait pour lui de Sartre quelqu’un de capital, qui a une déontologie, qui a l’idée d’une mission.
C’est difficile à exprimer sans recourir à un vocabulaire sentimental. Utiliser un vocabulaire religieux serait encore plus difficile... On ne peut savoir exactement quel rôle a joué la religion dans les dernières années. Quand il publie L’Affaire Jésus [12] en 1982, il est déjà très engagé dans une forme d’agnosticisme car, comme il le dit, l’Église a été une catastrophe permanente, mais elle a tout de même transmis le message, et elle existe toujours. Mais cette Église, à la fin, il ne pouvait vraiment plus l’accepter. Il m’a souvent cité le mot de Victor Hugo sur le Christ, « la plus grande quantité de Dieu qu’il y a dans un homme », mais pas Dieu incarné…
La Vie des idées : Par les sujets et les supports qu’il a choisis, Guillemin a promu une forme de connaissance incarnée, de tonalité très personnelle. Dans quelle mesure a-t-il été pionnier ?
Patrick Berthier : Guillemin a fait des conférences dès la fin de la guerre et surtout au début des années 1950, en Suisse puis en Belgique, les deux pays (avec le nord de la France) où il a été le mieux accepté. Il aurait bien fait des cycles plus importants en France, mais il a été quasiment censuré dès la création de l’ORTF. L’ancien normalien Pompidou, qui considérait que Guillemin fouillait les poubelles de l’Histoire, lui interdisait l’antenne ; l’intéressé y voyait les représailles des élites intellectuelles et financières ‒ ces « gens de biens [sic] » qu’il n’avait cessé de dénoncer. À mesure qu’il créait des liens (par des amitiés indirectes, etc.), Guillemin a pu être très longtemps fidèle à une même ville ou à une même institution : il a par exemple été pendant quinze ans à Spa en Belgique, où il faisait tous les étés trois conférences, sur des sujets très variés, dans le cadre d’un festival au théâtre national.
En août 1980, dans cette ville thermale et de loisir, où se trouvaient des gens qu’il ne pouvait pas toucher autrement, il parle de « Dieu et les fins dernières », « Bonaparte » et « Pétain ». En 1982, ses interventions s’intitulent « Mao », « Mussolini », « Présence de Zola ». Le public n’était ni forcément littéraire, ni forcément historien, et Guillemin choisissait ses sujets en fonction ; sa parole, si elle n’était jamais orientée par une idéologie, l’était par son public : il se demandait constamment qui il pouvait toucher. Il avait compris que la conférence permettait d’atteindre des gens qui ne sont pas tous des lecteurs. La première fois que je l’ai entendu, c’était au théâtre municipal de Douai, sur le départ de De Gaulle en janvier 1946 : il a discouru une heure et demie à propos d’un seul mois ; c’était extraordinaire ! Les gens ne seraient pas allés lire Henri Amouroux [13] d’un bout à l’autre pour avoir la même chose. Là ils étaient pris.
Dans les années 1960, je pense qu’il a saisi que le prolongement médiatique – audio ou audiovisuel – de ses conférences en direct était un moyen de multiplier leur effet. J’ai un des quatre vinyles 33 tours consacrés à Napoléon. C’est une partie de la bande son des émissions enregistrées à la même époque (1968) pour la télévision suisse sur « l’ogre corse », et dont la matière se retrouve aussi dans le Napoléon tel quel de 1969. Le même message sur trois supports : télévision, disque, livre. Guillemin avait la conviction que cette multimodalité, comme nous dirions aujourd’hui, était capitale. Très souffrant dans les trois dernières années de sa vie, il faisait tout son possible pour continuer les conférences ; pour les plus tardives, les enregistrements de studio de la télévision suisse n’étaient pas réalisés en prise continue, parce qu’il était trop fatigué vocalement. Et pourtant il y a tenu jusqu’à ce qu’il aille à l’hôpital pour ne plus en sortir. Pour lui, faire des petits billets dans L’Express de Neuchâtel et continuer les enregistrements alors qu’il n’avait plus de souffle, c’était la même urgence, la même nécessité.
Sarah Al-Matary, « Henri Guillemin, intellectuel réfractaire. Entretien avec Patrick Berthier »,
La Vie des idées
, 26 janvier 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Henri-Guillemin-intellectuel-refractaire
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[1] Henri Guillemin, « Jeunesse brûlante », Recueil des chroniques parues dans L’Express, à Neuchâtel, de décembre 1986 à avril 1992, préface de Jean Lacouture, Boudry, À la Baconnière, 1994, p. 36-37.
[2] Le Jocelyn de Lamartine. Étude historique et critique avec des documents inédits, Paris, Boivin, 1936 ; Les Visions. Poème inachevé de Lamartine, Paris, Les Belles Lettres, 1936.
[3] On retrouvera ces textes dans Les Passions d’Henri Guillemin…, op.cit.
[4] Voir par exemple L’Humour de Victor Hugo, Boudry, À la Baconnière, 1951 ; Victor Hugo par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1951 ; Victor Hugo. Pierres (vers et prose), Genève, Éditions du Milieu du monde, 1951 ; Victor Hugo et la sexualité, Paris, Gallimard, 1954 ; Victor Hugo, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
[5] Daniel Mornet (1878-1954) : disciple de Gustave Lanson, qui contribua à institutionnaliser l’histoire littéraire en France.
[6] Henri Guillemin, dans Patrick Berthier, Le Cas Guillemin, Paris, Gallimard, 1979, p. 199.
[7] L’ouvrage qu’il consacre à Bernanos date de 1976 ; celui qui porte sur Péguy, de 1981.
[8] Id., Regards sur Bernanos, Paris, Gallimard, 1976.
[9] Id., Silence aux pauvres !, Paris, Arléa, 1989.
[10] Pendant sa scolarité à l’École normale supérieure, Guillemin milite à la Jeune République, le parti de Marc Sangnier, dont il devient le secrétaire particulier et dont il épouse en 1928 la filleule.
[11] Cassius, La Vérité sur l’affaire Pétain, Genève, Éditions du Milieu du monde, 1945, rééd. en fac-similé sous le nom d’Henri Guillemin, Bats-en-Tursan, Éditions d’Utovie, 1996. Utovie est désormais l’éditeur exclusif des œuvres de Guillemin.
[12] Id., L’Affaire Jésus, Paris, Éditions du Seuil, 1982.
[13] Auteur d’une enquête intitulée La Vie des Français sous l’Occupation (Fayard, 1961, nombreuses réimpressions et éditions en poche).