Recensé : Andrew J. Diamond, Mean Streets. Chicago Youths and the Everyday Struggle for Empowerment in the Multiracial city, 1908-1969, Berkeley, University of California Press, 2009.
Dans l’introduction de son ouvrage, Andrew J. Diamond raconte que c’est en examinant le corpus d’archives utilisé avant lui par A. Hirsch, l’historien du « deuxième ghetto », que l’intuition de cette étude lui est venue. Dans un livre qui fait figure de référence majeure de l’histoire urbaine américaine [1], Hirsch analysait la vague de mobilisations populaires, souvent violentes, menées par les habitants de certains quartiers blancs de Chicago dans les années 1940 et 1950, pour empêcher l’installation de noirs et de logements publics dans leur voisinage, qui allait conduire à la constitution du « deuxième » ghetto noir. Or, constate Diamond, les témoins de ces incidents ne manquaient jamais de souligner la jeunesse des participants : hoodlums (voyous), teenagers, boys, youths, young men… La jeunesse de ces foules en colère a été peu commentée par les historiens.
Mean Streets remédie à cette lacune et va plus loin : Diamond démontre que la surreprésentation des jeunes dans les actions collectives de défense du quartier face à une autre communauté ethnique ou raciale n’est pas propre à la période d’après la Seconde Guerre mondiale et, surtout, qu’elle ne concerne pas seulement les jeunes blancs mais bien l’ensemble de la jeunesse issue des quartiers ouvriers de Chicago, dans sa grande diversité d’origines et de couleurs. Entre les années 1910 et la fin des années 1960, affirme l’auteur, ces jeunes ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration des identités ethniques et raciales et leur inscription physique dans la ville, à travers leur participation active à des formes collectives d’actions souvent violentes. C’est dans les rues, les écoles, les parcs, les terrains de jeux, les bars et les dance-halls de Chicago que Diamond suit ces jeunes, au rythme d’incidents d’envergure variable – de l’émeute raciale de 1919, aux plus anecdotiques bagarres de rue – qui rythment l’histoire de la ville. Au fur et à mesure du récit, ces points de rencontre et d’altercation entre jeunes Irlandais, Italiens, Polonais, Suédois, Noirs, Mexicains-américains et Portoricains, dessinent une géographie raciale mouvante des quartiers ouvriers de Chicago et de leurs frontières, faisant de cet ouvrage une des rares réalisations d’une histoire « spatiale » restée encore largement programmatique.
Un Chicago multiracial
Chicago est un terrain idéal pour mener cette étude étant donné la richesse des sources disponibles, sa diversité ethnoraciale, l’existence de ces lieux de rencontre entre communautés et sa représentativité. L’auteur avance ici sur un terrain historiquement bien balisé. Les relations interraciales dans les grandes villes du nord et de l’est des États-Unis ont été le sujet de prédilection des études sur le deuxième ghetto inaugurées par Hirsch, mais aussi des travaux plus récents consacrés à la crise urbaine postérieure à la Seconde Guerre mondiale (au premier rang desquels The Origins of the Urban Crisis de Thomas J. Sugrue [2]), et surtout des études sur l’identité blanche (whiteness studies). Ces dernières ont pour ambition d’analyser la formation et l’évolution d’une identité blanche aux contours instables, et notamment la manière dont les immigrés fraîchement débarqués aux États-Unis ont été amenés à se reconnaître et à être reconnus comme blancs au cours des XIXe et XXe siècles [3].
Diamond poursuit le travail entamé par ces différentes branches de l’historiographie urbaine, mais participe aussi au développement de nouvelles perspectives. Son intérêt pour les interactions quotidiennes entre Blancs (d’origines ethniques diverses), Noirs, Mexicains et Portoricains accompagne l’émergence d’un champ encore balbutiant qu’on pourrait nommer « les études multiraciales » et qui, en contraste avec une vision strictement biraciale, souligne les multiples formes de rencontre entre communautés différentes dans les grandes villes américaines au XXe siècle [4]. En choisissant de se concentrer sur les jeunes (le terme de « youth » englobe les gangs et les groupements plus informels), l’auteur poursuit le questionnement entamé par Austin et Willard [5] sur l’évolution de cette catégorie sociale tout en l’élargissant, puisqu’il inclut dans sa réflexion la communauté environnante et notamment la manière dont les jeunes, pourtant souvent en porte-à-faux avec la culture de leurs aînés, contribuent à la formation d’une identité de groupe et « personnalisent l’injustice », procurant ainsi l’« élément émotionnel » (p. 11 et 12) indispensable à la mise en place d’une mobilisation plus large.
Enfin, Diamond s’inscrit dans le travail entamé depuis plusieurs années sur l’histoire de la masculinité [6], en articulant cette histoire à l’émergence de sous-cultures spécifiques aux jeunes hommes issus des quartiers ouvriers et au sein desquelles se forge une version alternative de la masculinité fondée sur la défense du quartier face à l’« autre racial », le combat les conquêtes sexuelles. Les jeunes femmes ne reçoivent donc qu’une attention limitée, à la hauteur, nous dit Diamond, de leur présence plus rare dans les rues de la ville et les archives de l’historien. De fait, les familles limitent les sorties de leurs filles sur une grande partie de la période envisagée, notamment en s’arrogeant leurs salaires ce qui les prive d’accès aux établissements de loisirs où l’entrée est payante. Il est difficile de reprocher à l’auteur ce choix dans la mesure où son ouvrage est déjà foisonnant ; néanmoins, des travaux récents, notamment sur les Pachucas, ces jeunes mexicaines-américaines de Los Angeles au style provocant qui défiaient les normes de leur genre dans les années 1930 et 1940, ont montré qu’une telle histoire était non seulement faisable, mais nécessaire [7].
De la « génération de 1919 » aux « vice-lords »
L’ouvrage est organisé de manière chronologique, de sorte que chaque « génération » de jeunes est remise en contexte. Le premier chapitre est consacré à « la génération de 1919 », c’est-à-dire aux jeunes de 16 à 25 ans, la tranche d’âge retenue par l’auteur, au moment de l’émeute de 1919. Diamond entreprend de réévaluer les interprétations dominantes de cette émeute en enquêtant sur le rôle des jeunes irlandais mais aussi italiens, polonais et autres dans la formation d’une atmosphère d’hostilité raciale à l’échelle du quartier, bien avant l’émeute. Diamond va au-delà des explications fondées sur la simple augmentation de la population noire pour rendre compte des actes racistes commis par ces groupes de jeunes. Selon lui, l’émeute est le produit d’une sous-culture née de frustrations multiples (sociales, raciales et économiques) chez ces jeunes nés de parents venus d’Europe, clients réguliers de lieux de loisirs interraciaux et avides amateurs de boxe et de combats de rue
Diamond nous fait pénétrer plus avant dans cette sous-culture qui s’épanouit pendant l’entre-deux-guerres, notamment dans les dance-halls où résonne le son du jazz puis du swing, deux formes culturelles noires que les jeunes blancs, d’origines ethniques diverses et en phase d’américanisation, s’approprient afin de mieux marquer leur positionnement dans la hiérarchie ethnoraciale de la ville. C’est le premier âge d’or des gangs et des bandes, poussés dans les rues par la récession économique, le refus d’emprunter le chemin de l’usine pris par la première génération d’immigrés, et par la frustration générée par le développement d’une culture de la consommation à laquelle il est difficile de participer sans argent et donc sans recourir à des actes de délinquance. Des groupes de jeunes Noirs se forment au même moment autour d’expériences communes de discrimination et forgent leurs propres sous-cultures, loin des établissements commerciaux pour Blancs dont ils sont exclus. Le chapitre trois fait la part belle à ces gangs et groupes de jeunes issus des communautés africaines-américaines ou mexicaines-américaines qui prennent alors une posture plus offensive. Pour Diamond, ils ont joué un rôle fondamental dans le développement de sensibilités militantes de contestation des discriminations raciales à l’échelle de la communauté entière.
L’auteur aborde ensuite la période de l’après-guerre et la vague bien connue de mobilisations populaires contre l’installation de familles noires dans les quartiers blancs étudiée par Hirsch et dans laquelle les historiens des whiteness studies ont vu l’émergence d’une identité blanche englobant tous les Américains d’origine européenne. Le « terrorisme juvénile » (p. 153), selon l’expression de l’époque, tient une place importante dans ces évènements souvent déclenchés et animés par des groupes de jeunes, comme en témoignent les listes d’arrestation que Diamond analyse avec finesse. Là encore, les origines de cette violence doivent être cherchées du côté d’une sous-culture propre à ces jeunes hommes, alimentée par le chômage (qui augmente fortement après la guerre en raison du retour des vétérans), les films qui s’adressent aux adolescents et dont les héros sont de jeunes délinquants et les anxiétés liées à l’arrivée massive d’Africains-Américains et la peur du déclin du quartier.
La fin des années 1950 marque l’émergence d’une sous-culture de combat alimentée par des gangs d’un nouveau genre. Comptant de plus en plus de membres, ces gangs, dont certains tels les Vice-Lords, composés de jeunes Noirs de l’ouest de Chicago, atteignent une grande notoriété, utilisent désormais des armes à feu et ne craignent pas l’affrontement physique et souvent mortel avec des groupes d’une autre communauté raciale ou ethnique. La présence accrue des Mexicains-américains et des Portoricains durant ce deuxième âge d’or des gangs complexifie les processus d’alliance et d’opposition entre communautés. Les premiers tentent, par exemple, de se rattacher à une identité blanche qui leur est accessible dans la mesure où ils se situent dans un entre-deux racial (ils appartiennent à la race blanche selon les textes de loi de l’époque mais subissent une forme de racialisation similaire à celle affectant les Noirs) et rejoignent ainsi des gangs constitués de jeunes blancs. L’émergence du mouvement des droits civiques dans le Sud, puis, à partir de 1963, sa présence accrue à Chicago, contribuent à politiser les jeunes des deux côtés de la « ligne de couleur ». Cette prise de conscience politique des jeunes dans les années 1960 fait l’objet du dernier chapitre. Diamond y analyse en particulier la politisation progressive des gangs noirs à travers leurs relations tumultueuses avec le Chicago Freedom Movement de Martin Luther King Jr., leur participation à des programmes de rénovation des quartiers et leur réinterprétation des préceptes du Black Power. L’engagement des gangs auprès des lycéens noirs qui se mobilisent également autour du mot d’ordre du Black Power est l’occasion d’analyser les relations tantôt méfiantes tantôt solidaires que ces deux groupes entretiennent.
Lieux d’interaction, lieux d’expérimentation
OOn peut regretter que Diamond ne propose pas de véritable conclusion à son ouvrage. Cela dit, l’introduction palie en partie ce manque. Il y propose une passionnante réflexion sur les raisons du rôle-clé des jeunes dans l’élaboration des identités raciales et ethniques. L’auteur explique qu’ils ont davantage accès aux espaces interraciaux de leurs villes, que ce soit sur le chemin de l’école ou dans les espaces de loisir comme les parcs souvent situés aux confins de quartiers de différentes communautés. Mieux encore, les jeunes sont attirés par ces espaces d’interaction, car ils constituent des lieux d’expérimentation de la hiérarchie ethnoraciale et de démonstration d’une masculinité en devenir. D’autres raisons sont avancées pour expliquer la propension des jeunes à s’impliquer dans des actions collectives à connotation raciale. À cette étape bien particulière de la vie, entre école et travail, enfance et âge adulte, les non-blancs entretiennent des contacts réguliers avec des figures représentatives de l’État (le professeur, le policier, le juge, etc.), ce qui les amène à ressentir plus vivement les discriminations. De manière générale, les jeunes de toutes origines et couleurs sont les premiers à souffrir du chômage ou à perdre leur emploi en contexte de crise ; ils disposent donc de temps libre, souvent passé dans les rues où leur présence est un marqueur physique ostensible de l’appartenance communautaire d’un quartier.
Les historiens, sociologues et anthropologues qui travaillent sur les banlieues françaises et sur les jeunes des quartiers, également surreprésentés dans les émeutes des dernières années, auraient grand intérêt à se reporter à l’introduction de cet ouvrage. Ils pourraient s’inspirer de la démarche de Diamond qui, loin de se contenter d’analyser uniquement le déroulement des « grandes » émeutes, s’attache à regarder l’avant et l’après, pour comprendre les micro-évènements qui les annoncent, les déclenchent et bien souvent les suivent. Les black studies à la française, qui émergent depuis quelques années, bénéficieraient également d’une approche multiraciale telle qu’elle est déployée dans cette étude.
Mean Streets suggère également à l’historiographie américaine de nouvelles pistes à creuser. Ainsi, en démontrant que l’identité blanche d’une même communauté pouvait être différente en fonction de l’âge, de la génération ou du genre, Diamond suggère que les whiteness studies ont encore de beaux jours devant elles, si elles veulent prendre en compte ces nuances.
Dans un ouvrage qui souligne la dimension sociale et raciale de l’espace, on regrettera cependant de ne trouver que trois cartes de Chicago. Celles-ci ne permettent d’ailleurs pas de repérer tous les quartiers évoqués au cours du récit. Il est dommage que l’attention portée par Diamond à la délimitation de ces zones de rencontre aux confins de quartiers aux contours variables ne soit pas davantage illustrée et que le lecteur termine l’ouvrage en ayant l’impression d’avoir parcouru une ville de papier. On aurait également souhaité que l’auteur précise de manière plus systématique les relations entre ces catégories de « jeunes » très différentes que sont les gangs, les groupes de lycéens politisés et les jeunes qui se mobilisaient de manière plus ponctuelle et individuelle. Dans le même temps, un des grands intérêts de l’ouvrage est de ne pas isoler artificiellement les gangs du reste de leur classe d’âge et de leurs communautés. Enfin, le lecteur est parfois désorienté par la multiplicité des contextes (politique, social, culturel) mobilisés, la multitude des communautés étudiées, la longue période envisagée et les répétitions que cela implique, ainsi que par les analyses parfois nuancées à l’extrême. Cependant, le fil conducteur du récit - le rôle des jeunes dans les processus de formation et de défense des identités ethniques et raciales à l’échelle de la ville - est assez solide pour permettre un tel foisonnement. Ce faisant, Diamond relève le pari de renouveler notre regard sur l’histoire raciale des grandes villes américaines au XXe siècle.