À travers un portrait du commandant Cousteau, Jill Gasparina pose l’épineuse question de la possibilité d’une “écologie pop”, ancrée dans le paradigme capitaliste, extractiviste et consumériste qui caractérise la culture de masse.
À travers un portrait du commandant Cousteau, Jill Gasparina pose l’épineuse question de la possibilité d’une “écologie pop”, ancrée dans le paradigme capitaliste, extractiviste et consumériste qui caractérise la culture de masse.
Cet ouvrage consacré au commandant Cousteau (1910-1997) paraît dans une collection dénommée « Icônes », qui entend « appréhender les figures marquantes de la culture contemporaine ». Mais il ne s’agit pas d’une nouvelle biographie : si l’autrice s’arrête sur la figure de cet explorateur océanographique, c’est pour retracer l’imaginaire du milieu subaquatique à travers celui qui, au XXe siècle, fut son plus grand pourvoyeur d’images populaires, en particulier en France et aux États-Unis.
La théoricienne de l’art Jill Gasparina, qui travaille notamment sur le thème de l’exploration et de l’habitat spatial [1], se tourne cette fois-ci vers le monde sous-marin. L’analogie est fréquente : deux milieux non-humains, difficilement accessibles sans risques et sans scaphandres ou autres équipements lourds et coûteux. Ces deux univers partagent donc la spécificité de n’être connus, pour la grande majorité d’entre nous, que par l’intermédiaire d’images. Les nombreux films de Cousteau, puis ses documentaires destinés à la télévision, ont nourri la connaissance et les fantasmes de l’océan de plusieurs générations de spectateur ices. Comme le formule néanmoins à l’époque le critique de cinéma André Bazin à propos de la plus illustre de ces productions, Le Monde du Silence (1956), « “les beautés du film sont d’abord celles de la nature” » (cité p. 68). Car contrairement à l’espace interstellaire, le monde sous-marin grouille de vie. C’est en fait une histoire de la sensibilité à la biodiversité marine et aux spécimens qui la composent que l’autrice cherche à établir, et ce à travers une analyse de la captation d’images mouvantes, puis de leur mise en scène, de leur cadre de diffusion, des commentaires qui les accompagnent et de leur réception par le public.
L’hypothèse est la suivante : le parcours de Cousteau serait symptomatique de l’évolution culturelle de notre rapport à la biodiversité et aux enjeux écologiques durant la seconde moitié du XXe siècle. Ses premières productions sont en effet portées par une recherche de sensationnalisme, et à cette fin par une certaine violence, voire cruauté, envers les animaux filmés en proies de chasseurs marins dans des spectacles de carnages, dans des scènes qui apparaissent à nos yeux contemporains désormais presque insupportables. Puis l’explorateur se tournerait, les décennies passant, vers un mode d’attention autre à ces individus, à leurs interactions et aux écosystèmes auxquels ils participent.
Le cadre même des productions de Cousteau répondrait à un mouvement parallèle : d’abord peu soucieux de ce cadre, il accepte dans un premier temps différents types de financements pour permettre à l’équipage de son bateau, la Calypso, de voguer vers le large avec les moyens techniques adéquats – y compris, en 1954, un financement émanant d’une compagnie pétrolière dans le contexte d’une mission de prospection dans le golfe persique, accélérant ainsi l’exploitation des fonds marins dans cette région. Il acquiert graduellement, par sa notoriété et ses succès télévisuels, une liberté de production et une indépendance lui permettant d’œuvrer en faveur d’une protection des milieux, jusqu’à un franc militantisme écologique dans les dernières années de sa vie. Est ainsi mise en évidence une tension entre « une logique extractiviste et une logique conservationniste » (p. 89) qui se résoudrait dans la construction progressive d’un personnage-icône de l’écologie.
L’originalité de l’ouvrage est d’analyser cette tension en s’appuyant sur l’histoire des images. Sans céder à la tentation d’un regard rétrospectif caricatural ou moralisateur, facile à l’heure où l’attention à la biodiversité et au non-humain sont devenus des enjeux majeurs de la culture du Nord global, Jill Gasparina s’attelle plutôt à décrire la « recherche par et dans les images » (p. 131) menée par Cousteau et son équipe, prenant en compte les errements, égarements et repentirs qui caractérisent tout processus de recherche. Quelle forme visuelle donner aux observations des plongeurs, à leurs expériences esthétiques et optiques sous-marines, par exemple celle des couleurs vues sous l’eau à différentes profondeurs ? Par quels moyens retranscrire l’expérience de ce milieu, oscillant entre prise de risque extrême et contemplation ? Faut-il mettre en abyme, à l’écran, les outils de captation des images, caméras et micros, pour donner à comprendre les conditions de cette visibilité sous-marine ? Dans quelle mesure manier les ressorts visuels de l’exotisme pour aimanter les spectateur
ices vers leurs écrans et toucher le plus grand nombre ? Quelle place faire aux images-choc des dégâts causés par les pressions anthropiques, notamment la pollution, sur la biodiversité, toujours à des fins de sensibilisation ?L’autrice livre un modèle d’histoire culturelle nourri par les meilleurs atouts de l’histoire de l’art et des études visuelles. Elle examine par exemple l’ambiance visuelle du second long-métrage de Cousteau, Le Monde sans soleil (1964), réalisé en collaboration avec Simone Cousteau et Albert Falco et tourné dans la Mer Rouge, au large du Soudan. On y voit les protagonistes évoluer plusieurs jours durant dans des maisons sous-marines aménagées respectivement à 10 et 26 mètres de profondeur et alimentées en air depuis la surface. La période voit se multiplier les programmes de recherche sur l’habitat océanique. L’expérience est captée dans une photographie « chatoyante, ambiance Technicolor » : les couleurs des équipements futuristes – notamment la maison située à moindre profondeur, de couleur jaune en forme d’étoile de mer –, ainsi que celles des animaux marins rencontrés lors des scènes de sorties de l’habitat, sont révélées par de puissants projecteurs. Le film élabore « une grammaire émotionnelle et visuelle détachée des bonheurs terrestres », défendant la possibilité d’une vie sous-marine dans laquelle « même loin du soleil, l’appareil sensible est ici sans cesse stimulé, ce qui permet malgré tout de mener une bonne vie, une existence qui ne serait pas amputée de ses plaisirs physiques » (p. 78).
L’essai embrasse une large étendue d’images sous-marines dans la diversité de leurs contextes de production : d’abord, dans les temps de missions notamment financées par le CNRS, les images « sous-produit[s] des premières activités scientifiques de l’équipage » (p. 89), puis les prises de vue autonomisées, qui existent pour elles-mêmes, dans le cadre de productions de films à destination du grand public de la télévision française ou étatsunienne. On assiste ainsi à l’émancipation progressive du cinéma subaquatique de ses origines scientifiques. Il appréhende également le thème de l’agentivité des images sous-marines sous leur forme imprimée, lorsqu’elles sont publiées dans des magazines populaires de diffusion de masse tels que Paris Match. Elles vont alors de pair avec la large diffusion de l’image de Cousteau lui-même dans les médias de masse, coiffé de son éternel bonnet rouge : un archétype frôlant la construction d’un personnage fictionnel. Jill Gasparina aborde Cousteau en personnage médiatique de la culture pop, dont le nom, au sommet de sa gloire, se décline comme une marque. Elle ne renâcle devant aucune manifestation de ce caractère d’icône persistant jusqu’à aujourd’hui, pistant la présence du commandant dans nos vies quotidiennes, de brocantes en commentaires de vidéos YouTube. Il est encore trop rare de voir ces trésors d’histoire culturelle considérés avec sérieux, en particulier dans des travaux francophones. Cousteau forge un rapport esthétique à la mer et se donner les moyens de sa diffusion, en capitalisant sur sa propre image, par « l’alliance de la science et de la publicité » (p. 46). C’est en jonglant entre ces deux domaines dominants de notre construction culturelle qu’il parvient à faire évoluer son propre personnage, parallèlement à l’évolution des mentalités.
L’autrice pose dès lors l’épineuse question de la possibilité d’une écologie pop, c’est-à-dire d’une écologie ancrée dans le paradigme capitaliste, extractiviste et de la surconsommation qui caractérise la culture populaire de masse. En filigrane, c’est le dilemme de la transmission au plus grand nombre qui émerge. Comment donner accès à la connaissance de la biodiversité marine à celles et ceux restés à terre et quelle efficacité, à grande échelle, peuvent avoir des images sur ce qu’il est devenu commun de qualifier de crise de la sensibilité ? Peuvent-elles ouvrir la voie à l’observation directe des écosystèmes marins, que Cousteau considérait nécessaire dans le processus de résolution de cette crise, alors même que le tourisme de masse des océans est un facteur identifié d’érosion de la biodiversité dans certaines zones ?
La sensibilisation populaire n’agit cependant pas exclusivement à échelle individuelle : si elle parvient à susciter suffisamment d’intérêt et d’engagement, elle peut peser jusque dans les négociations politiques autour d’enjeux maritimes. Durant sa période militante, à partir de la fin des années 1980, Cousteau navigue avec facilité dans la société pop de l’information et multiplie l’usage de différents médiums pour diffuser ses messages politiques. Les films pensés par sa société de production, The Cousteau Society, répondent ainsi à des apparitions télévisuelles de l’explorateur en appui de certaines causes choisies, parmi lesquelles, notamment, la protection de l’Antarctique. En 1991, après une importante campagne médiatique, Cousteau parvient par exemple à infléchir la signature du protocole de Madrid pour l’interdiction de l’exploitation minière en Antarctique durant les cinquante années à venir. L’histoire des images pop, consommées en masse, se fait alors une place dans les enjeux de gouvernance et de relations internationales et connaît ainsi l’une de ses nombreuses intrications avec certains événements d’histoire environnementale.
On sait combien il est difficile d’échapper, dans le type d’exercice auquel se prête cet essai, à la tentation de fixer un horizon d’attente exemplaire sur un personnage dont les actions touchent à des considérations aujourd’hui placées au centre de l’actualité. La préservation des écosystèmes marins, qui abritent la grande majorité de la biodiversité de notre planète, est désormais largement considérée comme un enjeu majeur du maintien des équilibres climatiques globaux et de la survie des espèces. Les progrès de l’éthologie permettent par ailleurs une meilleure compréhension des modes de vie et des émotions des animaux marins. Face, notamment, à ces enjeux, les sciences humaines ont progressivement accusé un tournant océanique à travers une attention croissante au monde submergé [2]. Ici, les images et mises en scène de la première période de Cousteau, qui montrent des animaux objets ou jouets de spectacle, sans attention à leur milieu, sont soigneusement historicisées par l’autrice et échappent, par ce processus, à la tentation de censure partielle qui caractérise la relecture d’œuvres du passé à l’aune de notre cadre culturel actuel : si dépassées qu’elles puissent paraître aujourd’hui, elles existent en tant que témoignage d’un type de rapport culturel à ces animaux existant, voire dominant, à une période donnée, préhistoire de ce tournant océanique. Cousteau lui-même défendait cette thèse en critiquant dès les années 1970 certaines scènes du Monde du silence jugées violentes, tout en refusant d’opérer un nouveau montage du film.
L’histoire technique est aussi convoquée comme moyen de retracer les conditions de la sensibilisation progressive aux enjeux de préservation de l’océan. L’histoire des corps immergés, caractérisée par les notions clefs de plaisir et de liberté, s’entremêle à l’histoire des dispositifs de plongée permettant l’accès au monde sous-marin – notamment le rapide perfectionnement des scaphandres autonomes durant la période considérée – ainsi qu’à celle des dispositifs de prises de vue sous-marines. Ces éléments fournissent un cadre à la compréhension du point de vue en constante transformation de ces plongeurs « cyborgs océaniques » (p. 80), conquérants de milieux hostiles et pourvoyeurs d’images si recherchées et appréciées. [3]
Bien qu’il n’élabore pas sur le point de vue résolument occidental de la construction culturelle de l’océan à laquelle a œuvré Cousteau, cet essai nourrit largement la perspective critique plus que jamais nécessaire face à ce surprenant tournant océanique. Dans une tonalité franche mais toujours analytique, il ne renonce pas face au caractère problématique de certains enjeux de la culture populaire de masse confrontés aux problématiques écologiques, ni face à la ringardise de certains traits du personnage pris pour cible, notamment son incarnation personnifiée et autoritaire de la lutte écologiste dans la lignée des « grands hommes ». Il s’en empare dans une perspective historique pour nous parler de nous-mêmes, et de certaines contradictions caractérisant notre culture écologique contemporaine.
par , le 13 octobre 2023
Juliette Bessette, « Pop subaquatique », La Vie des idées , 13 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Jill-Gasparina-Cousteau
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Jill Gasparina, Christophe Kihm, Anne-Lyse Renon, Comment quitter la Terre ?, Genève, HEAD Publishing, 2021.
[2] Elizabeth DeLoughrey, « The Oceanic Turn. Submarine Futures of the Anthropocene », dans Joni Adamson, Michael Davis (éd.), Humanities for the Environment, Londres, Routledge, 2016, p. 256-272.
[3] Un cran plus loin, l’anthropologue de la mer Hélène Artaud propose, dans son essai Immersion (2023), une lecture de cette adaptation technologique et de cette médiation instrumentale comme paradigmes d’un « idéal cyborgien » qui caractérise aujourd’hui notre rapport occidental à l’océan, gouverné par le défi toujours plus poussé de découvrir des environnements impropres à l’humains et les êtres jusqu’ici invisibles qui les peuplent. Hélène Artaud, Immersion. Rencontre des mondes atlantique et pacifique, Paris, La Découverte, 2023, p. 233-239.