Artiste essentielle de l’art féministe des années 1970, l’américaine Judy Chicago reste encore peu connue en France. Une exposition organisée au Musée d’art contemporain de Bordeaux (CAPC) jusqu’au 4 septembre rend hommage à son œuvre et à sa pensée, entièrement consacrées à la cause des femmes.
Recensé : « Why not Judy Chicago », exposition organisée au Musée d’art contemporain de Bordeaux, du 12 mars au 4 septembre 2016.
Fabienne Dumont est historienne de l’art, enseignante et critique d’art. Depuis 2005, elle enseigne l’histoire de l’art contemporain, tout d’abord à l’Université de Paris I/Panthéon-Sorbonne, puis à l’Université Lumière Lyon 2, aujourd’hui à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne. Elle est l’auteure de deux ouvrages importants sur les artistes féministes et les théories féministes en France et dans le monde anglo-saxon : Des sorcières comme les autres – Artistes et féministes dans la France des années 1970, Rennes, PUR, 2014 ; (dir.), La rébellion du Deuxième Sexe – L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Presses du réel, 2011. Dans le cadre de l’exposition, « Why not Judy Chicago », elle a participé à un cycle de conférences organisé au CAPC de Bordeaux et son intervention portait sur les « Théories féministes en art et en histoire de l’art ».
Sa page personnelle est consultable ici et sa bibliographie complète est disponible ici.
Cet entretien fait suite à l’exposition « Why not Judy Chicago ? », organisée au Musée d’art contemporain de Bordeaux, du 12 mars au 4 septembre 2016.
La Vie des Idées : Judy Chicago est une artiste importante dans le monde de l’art américain et elle est reconnue comme telle aux États-Unis. Pourtant le titre de l’exposition « Why not Judy Chicago ? » dénonce un déficit de reconnaissance, sans doute institutionnel. En quoi était-il important d’organiser cette exposition en France ?
Fabienne Dumont : Judy Chicago est une artiste clef pour l’histoire de l’art féministe des années 1970, non seulement aux États-Unis, mais pour tout l’art occidental. Les féministes de cette époque en France connaissent ses travaux majeurs, l’expérience de la Womanhouse et The Dinner Party. Les grandes expositions féministes américaines de ces dernières décennies ont intégré ses œuvres. Par contre, en France, tout le mouvement féministe en art souffre d’un déficit de reconnaissance. Le marché américain impose encore une forme de légitimité à certains sujets et permet ensuite d’asseoir des travaux qui s’inscrivent dans ces thématiques en France. Il était donc nécessaire de montrer son œuvre, de donner accès à sa pensée, à sa position très active en faveur des femmes et de leurs expressions propres. Nous avons besoin de telles figures pour donner confiance aux jeunes artistes, mais aussi aux institutions pour poursuivre le travail de mise en avant des artistes qui se sont attachées à ces sujets en pionnière. Le CAPC est particulièrement actif dans la promotion d’artistes femmes depuis la nomination de María Inés Rodríguez à sa direction.
De même, le commissaire de l’exposition, Xabier Arakistain, organise depuis 1999 des expositions féministes et/ou au sujet de la transsexualité. Soucieux de montrer l’ensemble d’un parcours, il n’hésite pas à inclure des documents d’archives dans ses présentations, comme cela était le cas, en 2013, pour les Guerrilla Girls (Alhóndiga Bilbao).
La Vie des Idées : Dès la fin des années 1960, Judy Chicago invente (individuellement et collectivement) une iconographie féministe et féminine. Cette imagerie insiste – on le voit très bien dans l’exposition avec la présentation détaillée de la Womanhouse (1972) – sur les différences (biologiques, culturelles, sociales) qui existent entre les sexes ; elle met également en scène, souvent à travers des performances, la domination masculine qui règne dans l’Amérique de l’époque. Pouvez-vous expliquer les principales caractéristiques de cette iconographie et en quoi elle était pour Chicago et ses consœurs un moyen d’émancipation ?
Fabienne Dumont : Dans les années 1970, il était important pour les femmes de pouvoir exprimer leurs propres points de vue sur le monde, de reconnaître et de faire reconnaître leurs expériences particulières, mais aussi de valoriser leurs expériences corporelles, leurs héritages culturels et leurs manières de nouer des relations sociales. Elles ont affirmé leur solidarité pour lutter contre les violences qui leur étaient faites. Nous sommes encore aujourd’hui redevables des avancées de ces luttes, qui ont permis la maîtrise de nos corps et de nos vies.
Dans les années 1960, Judy Chicago prend conscience de la domination masculine dans le monde de l’art, de la discrimination et de l’isolement qui en résulte. Lorsqu’elle tente d’exprimer les motifs qui lui semblent les plus proches de ce qu’elle vit, de la manière dont elle aborde le monde, son travail est rejeté. Elle ne peut pas exposer les travaux très personnels qu’elle produit. Elle produit alors des représentations très psychédéliques, dans des tons pastel, avec des motifs centrés sur une cavité centrale qui symbolise le corps féminin, le sexe féminin, la vulve. Elle crée des symboles d’un monde qui prend appui sur l’expérience des femmes, qui part de leur corps pour appréhender l’extérieur.
Grâce à ses représentations et à toutes les performances réalisées dans ce champ féministe, ce sont des expériences inédites qui s’offrent à notre regard, des mises en scène, des créations inédites qui explorent des sujets tabous, interdits, vilipendés, discrédités. Son soutien aux étudiantes du Feminist Art Program, qu’elle met en place au début de la décennie, en Californie, permet la multiplication des représentations des expériences féminines et assoie leur légitimité. L’enjeu de ce programme est de permettre à de jeunes femmes de s’exprimer dans un cadre non mixte, protégé des interférences des étudiants, pour faire émerger leurs propres centres d’intérêt, leurs expériences intimes et personnelles. Ces petits groupes utilisent la méthode du « consciousness raising », développée dans les mouvements féministes politiques, qui donne la parole à chacune et accueille avec bienveillance leurs paroles. Ce programme va à l’encontre de la pratique formaliste dominante.
L’un des exemples les plus frappants de cette visibilisation de la légitimité de thématiques inédites, outre la Womanhouse, est la réalisation de The Dinner Party. Le film, qui évoque les différentes étapes de sa réalisation, diffusé dans l’exposition, permet de comprendre l’intensité des recherches menées pour retrouver la trace de plus d’un millier de femmes qui ont participé de manière conséquente à la construction de notre savoir. L’iconographie des assiettes et des chemins de table qui représentent celles qui sont assises à la table du banquet est caractéristique de ces motifs floraux centrés qui ressemblent à des sexes féminins. Mais, au lieu d’être vu par le prisme d’un regard masculin, ils sont source de pouvoir pour les femmes, ils sont dotés d’une force de transformation, d’identification et de fierté. Ce sont des modèles pour assumer soi-même une position de savoir, de création, de responsabilité dans la société. Les œuvres de Judy Chicago, de ses élèves et des autres artistes féministes des années 1970 prennent le contre-pied des œuvres alors reconnues et affirment que leurs histoires personnelles, l’autobiographie, le travail collectif, la jouissance féminine vue de l’intérieur, la dénonciation des violences, l’utilisation de médiums considérés comme de l’artisanat, une forme de kitsch domestique ou de l’art populaire sont des outils valables pour créer. Elles ont ouvert les portes à une plus large palette de médiums et de sujets possibles en art et mis en évidence le sexisme des structures artistiques de reconnaissance. Lucy Lippard utilise une métaphore très juste pour décrire cet apport à la démocratisation de l’art : « Leur contribution majeure à l’avant-garde est de la ralentir. Elles ont tracé un réseau de routes secondaires qui couvrent simplement plus de territoires que les autoroutes. Elles desservent plus de maisons populaires. Et sont donc plus susceptibles d’y être invitées [1]. »
La Vie des Idées : L’exposition revient longuement sur The Dinner Party (1974-1979), qui est avec Womanhouse (1972), l’une des œuvres les plus emblématiques de l’art féministe. D’où vient le succès critique/historique de cette œuvre, désormais exposée au Brooklyn Museum ?
Fabienne Dumont : Le succès de cette pièce, longtemps vilipendé pour son refus d’une esthétique pure et apolitique, rangé dans des caisses, repose sur sa force critique et son audace dans l’iconographie retenue. Les motifs floraux et vaginaux de ce banquet de « celles qui faisaient la cuisine », comme le revendique avec ironie Judy Chicago, étaient jugés comme inacceptables, trop illustratifs. La critique portait aussi sur le contenu sexuel explicite. Or, lorsqu’on se penche sur les décorations, on s’aperçoit de la diversité des propositions, des choix opérés pour exprimer l’apport de chaque femme à la culture commune. Ce dîner est une immense reconnaissance de l’apport des femmes à l’humanité, une source de fierté et de modèle à une époque où l’on pensait qu’il n’existait pas de grandes artistes ni de savantes, que l’on entretenait l’idée de l’infériorité des femmes en dévalorisant leurs savoirs et leurs savoir-faire et en les effaçant systématiquement de l’histoire.
Le combat de Judy Chicago pour faire reconnaître et valider le choix d’une iconographie vaginale et cette remise à plat de l’histoire androcentrée a suscité des critiques permanentes et virulentes. L’article d’Amelia Jones contenu dans l’anthologie de textes anglo-américainsque j’ai dirigée en rend compte magnifiquement et en détail [2]. Cette pièce est au cœur des polémiques entre art populaire et art d’élite, artisanat et art, sujets tabous et sujets autorisés, travail individuel et travail collectif, etc. Elle agrège toutes les discussions et les tensions qui animaient le champ artistique à ce moment-là. En cela, elle est une œuvre historique.
La Vie des Idées : L’exposition montre que Judy Chicago utilise des pratiques artistiques très diverses, individuelles et collectives (performances, installation, dessin, peinture, photographie). En quoi les pratiques artistiques féministes renouvellent/libèrent l’ensemble des pratiques artistiques dès les années 1960-70 ?
Fabienne Dumont : Les pratiques féministes investissent tous les médiums sans discrimination de valeur. Elles ouvrent la porte à une série de travaux issus de l’apprentissage féminin, notamment l’art textile ou le travail sur porcelaine, mais elles conquièrent aussi le champ de la performance, qui est un médium neuf qui répond au besoin d’expression des expériences propres aux femmes. Par l’insertion de nouvelles thématiques, qui proviennent des discussions qui surgissent dans les groupes de « consciousness raising » féministes, elles créent des formes qui répondent à leurs nouveaux besoins. Ces groupes de paroles non mixtes ouvrent la voie à l’exploration d’expériences taboues, inédites, interdites, osées, qui font surgir des formes nouvelles pour les représenter : Judy Chicago, Menstruation Bathroom, Sandy Orgel, Linen Closet ou encore Susan Fragier, Vicki Hodgetts et Robin Weltsch, Nurturant Kitchen. Cette liberté prise avec les carcans, les formes admises, les préjugés de valeur ouvrent la voie à une pluralité d’expression et à la légitimité d’exposer son propre vécu. L’autobiographie permet de libérer des forces et de contrer les académismes. L’écriture est d’ailleurs omniprésente dans les projets de Judy Chicago, qui associe des éléments narratifs personnels à ses peintures et dessins. Cette pratique s’inscrit autant dans sa volonté d’ouvrir l’art à un grand nombre de personnes, d’en démocratiser l’accès, que dans une volonté de représenter les expériences particulières aux femmes, de les inscrire dans l’histoire de l’art.
La Vie des Idées : À titre plus personnel peut-être, quelle est l’œuvre qui vous marque le plus dans cette exposition ?
Fabienne Dumont : Les œuvres peintes autocentrées restent motrices (Through the Flower, 1973, Female Rejection Drawing, from the Rejection Quintet, 1974), mais aussi l’humour de Red Flag (1971), une image centrée sur un tampon hygiénique rougi qu’une femme tire de son vagin, à la face du monde. Leur force reste intact 40 ans plus tard. Elles expriment cette force collective de la recherche de sa propre jouissance, de la fierté de son corps, du bien-être à habiter un corps et à en exprimer la jouissance et la sensualité de l’intérieur. Cette série est emblématique à mes yeux de l’apport des œuvres féministes des années 1970, qui ont permis aux générations suivantes d’explorer d’autres voies. On y ressent aussi une influence spirituelle, une ouverture par la méditation sur un espace plus vaste, quelque chose d’un au-delà qui englobe le monde entier à partir de cette expérience centrée dans le corps féminin. Ces œuvres transmettent cette énergie, cette force, cette valorisation qui vont à l’encontre de ce qui est trop souvent imposé aux femmes, ce « male gaze » qui réifie les femmes, pour reprendre un terme de Laura Mulvey, une théoricienne anglaise du cinéma qui a beaucoup compté dans les années 1980.
La Vie des Idées : Et après Chicago ? En quoi les pratiques artistiques féministes ou l’esthétique féministe, ont-elles changé depuis ce qui fut dénoncé comme le « cunt art » [3] de Judy Chicago ? Est-ce que l’on note une différence importante des deux côtés de l’Atlantique ?
Fabienne Dumont : Les pratiques et les théories féministes sont en constant renouvellement, par opposition et emprunt, telles des vagues qui se succèdent. Dans les années 1980, la génération postmoderne a refusé ces représentations des corps féminins pour analyser les structurations idéologiques qui construisent les identités féminines. Cette déconstruction d’un sujet femme fixe, au profit d’un sujet mouvant, constitué de multiples composantes, est liée à la prédominance de la linguistique et de la psychanalyse dans les concepts alors dominants. Cette génération a apporté de nouveaux éléments et permis de défaire l’assignation à la binarité homme-femme en intégrant l’idée d’une co-construction des deux et d’une palette beaucoup plus large de référents identitaires. Bien entendu, la scène anglo-américaine domine aussi cette génération-là, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de travaux en France, simplement, il faut reconstruire cette histoire et valider leurs propositions. Les approches européennes et américaines allaient dans le même sens.
Cristelle Terroni, « Judy Chicago : une iconographie féministe. Entretien avec Fabienne Dumont »,
La Vie des idées
, 6 juillet 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Judy-Chicago-une-iconographie-feministe
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[1] Lucy R. Lippard, « Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 1970 » (1980), Fabienne Dumont (dir.), La rébellion du Deuxième Sexe – L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Presses du réel, 2011, p. 89.
[2] Amelia Jones, « Les politiques sexuelles de The Dinner Party – Un contexte très critique » (1996-2005), Fabienne Dumont (dir.), La rébellion du Deuxième Sexe…, ibid., p. 107-150.
[3] cette expression, qui se traduit littéralement par l« art du con », était une façon injurieuse de désigner l’iconographie créé par Judy Chicago à travers ses oeuvres, ainsi que celle d’autres artistes dans son sillage, où le sexe féminin était souvent représenté.