Face à l’inflation des discours qui vantent les pouvoirs de la littérature et son aptitude à agir dans le monde, Justine Huppe réévalue les conditions de politisation de l’activité littéraire.
Face à l’inflation des discours qui vantent les pouvoirs de la littérature et son aptitude à agir dans le monde, Justine Huppe réévalue les conditions de politisation de l’activité littéraire.
Dans La Littérature embarquée, Justine Huppe, chercheuse en études littéraires à l’Université de Liège, adopte une perspective critique sur le phénomène de politisation de la littérature depuis les années 2000, devenu l’un des lieux communs des études sur la littérature contemporaine. Au confluent des Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu et de la réflexion de Walter Benjamin sur « l’artiste comme producteur », elle soutient qu’une authentique politisation de la littérature ne peut se faire qu’à condition de penser une « littérature embarquée », c’est-à-dire un art qui prend conscience de sa nouvelle condition dans le contexte néolibéral des dernières décennies, entre dévaluation des études littéraires et économie de l’enrichissement, où l’industrie du luxe n’hésite pas à passer commande aux poètes, où le storytelling s’empare des outils littéraires pour produire de la plus-value. Déconstruisant le mythe du pouvoir souverain de la littérature, tordant le cou à son exceptionnalité et à la croyance dans les effets magiques de son discours, l’autrice invite à porter un regard désacralisé sur la pratique littéraire et montre qu’auteurs et autrices ne peuvent intervenir sur le réel qu’en s’inscrivant pleinement dans la réalité qu’ils et elles prétendent modifier, dans la prise en considération des contraintes économiques, sociales et matérielles qui sous-tendent l’activité littéraire. En s’appuyant sur de nombreuses œuvres françaises parues ces vingt dernières années (d’Emmanuelle Pireyre à Nathalie Quintane, de Noémi Lefebvre à Hugues Jallon), elle s’intéresse à la manière dont la littérature s’articule à l’action politique.
À la croisée de la pensée marxiste et de la théorie critique, l’introduction pose les fondements théoriques de la notion d’embarcation, à partir de laquelle les trois chapitres de l’ouvrage repensent le contemporain. Le premier chapitre, « Un contemporain désencombré ? », passe au crible quelques lieux communs du contemporain littéraire, sur le retour au réel et les effets de la littérature. Le deuxième, « Le raffinement de la brute », mesure en situation ce que combat la littérature politique, en étudiant les stratégies de lutte de quelques auteurs et autrices en contexte néolibéral. Le troisième, « Auteur
rices 2 merde, politisez-vous ! » appelle à une réflexivité des intellectuel les sur leur statut de travailleur et sur les conditions de production des œuvres.Davantage qu’une nouvelle catégorie définitoire de la littérature contemporaine, l’embarcation traduit selon Justine Huppe l’adoption d’un point de vue réajusté sur le fait littéraire et ses modes d’action. La Littérature embarquée s’inscrit en effet dans l’héritage de Bourdieu, qui dans ses Méditations pascaliennes revisitait la fameuse formule du pari pascalien : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ». Être embarqué, c’est prendre conscience que tout choix, que tout discours est pris dans un contexte qui le façonne, le rend possible, mais aussi le contraint. À l’aune de Pascal, Bourdieu dénonçait les illusions du point de vue savant, aveugle aux conditions matérielles de production de son discours. L’essai de Justine Huppe transpose la leçon de Bourdieu dans la sphère littéraire, pour envisager l’embarcation comme une « condition » : à rebours d’une conception de l’engagement conçu sur le mode du choix individuel, « l’embarcation relève moins de l’espace des possibles moraux ou éthiques que d’une situation matérielle » (p. 30). En réactivant la pensée du théoricien marxiste Fredric Jameson, Justine Huppe souligne que le contexte néolibéral, qui se traduit par la production d’un monde rétif à toute tentative de totalisation, rend caduc l’espoir d’adopter un regard capable d’embrasser le réel dans son ensemble. Si la littérature est embarquée, c’est aussi qu’il s’agit d’affirmer à la suite de Patrizia Atzei (Nous sommes embarqués) et d’Isabelle Garo (L’Idéologie ou la Pensée embarquée) que l’idéologie n’est jamais déconnectée du réel, mais qu’elle s’inscrit dans nos pratiques les plus quotidiennes.
Les œuvres mises en avant par Justine Huppe s’écrivent dès lors à rebours d’une politique hors sol, coupée de « l’écheveau de statuts, d’usages, de discours et de normes qui structurent la société » (p. 12) pour reprendre les mots de Jean-François Hamel. Le chercheur rappelle dans la préface que de Hugo à Sartre, l’intervention politique de l’écrivain fut caractérisée par la croyance dans sa situation d’extériorité, fondant la visée universelle de son discours sur sa position surplombante. La Littérature embarquée bat en brèche ces illusions pour défendre et illustrer une politique de la littérature au ras du sol, dont les effets dépendent de conditions de possibilités économiques et sociales plus que de l’autorité des auteurs et de la force de persuasion de leurs discours.
Embarqué à son tour, l’essai de Justine Huppe débat de façon polémique avec le contexte dans lequel il s’inscrit : celui d’une doxa selon laquelle la littérature, après la parenthèse formaliste des années 1960 et 1970, n’aurait cessé depuis les années 1980 de renouer avec le réel (en réhabilitant le récit, le sujet et l’histoire, sur lesquels le Nouveau Roman et les avant-gardes avaient jeté le discrédit). Les réflexions de ces dernières années prolongeraient cette doxa, en se focalisant sur l’émergence d’un nouveau réalisme documentaire, du paradigme de l’enquête, des littératures de terrain, ou encore du développement d’une littérature réparatrice à visée thérapeutique. Si diverses soient-elles, ces analyses renforcent selon Justine Huppe l’hypothèse désormais répandue d’un tournant éthique ou pragmatique d’une littérature soucieuse de ses effets.
Si l’autrice ne nie pas ces tendances fortes de la littérature récente, elle s’attache à révéler leurs impensés. Elle critique notamment les présupposés du lieu commun selon lequel la littérature se serait reconnectée au réel en se débarrassant du formalisme, modèle jugé naïf dans sa façon de concevoir la manière dont les œuvres réfèrent au réel, selon une logique qui oppose frontalement l’œuvre, le langage et le monde. Le premier chapitre en particulier appelle avec la notion d’embarcation à opérer une série de pas de côté par rapport aux analyses sur la repolitisation de la littérature. Au récit désormais acquis du passage du modèle de l’intellectuel engagé, caractérisé par son surplomb et son autorité, à celui de l’écrivain impliqué, que Bruno Blanckeman définit par ses inquiétudes éthiques et sa posture modeste, la perspective embarquée répond que l’humilité des auteurs et autrices relève moins de choix individuels que de contraintes structurelles.
D’autre part, le point de vue embarqué amène l’autrice à attirer l’attention sur des œuvres occultées par le paradigme du retour au réel. Aux enquêtes souvent citées par la critique – Jean Rolin, Philippe Vasset, Jean Hatzfeld ou encore Svetlana Alexievitch –, dont la démarche consiste à rencontrer les populations pour inscrire dans l’œuvre la parole sociale, Justine Huppe préfère un corpus qu’elle qualifie de « post-avant-gardiste », de Nathalie Quintane à Christophe Hanna. Souvent situés au croisement de la poésie et de l’art contemporain (Emmanuelle Pireyre, Jean-Charles Masséra), les exemples à partir desquels elle pense les enjeux de la littérature embarquée ont en commun de ne pas dissocier la mobilisation d’outils poétiques (modèle des manuels et modes d’emploi, pratique du cut-up, montage de discours issus de la novlangue néolibérale) et la réflexivité sur le contexte politique et économique dans lequel ils s’écrivent.
Même si, avec la notion d’embarcation, Justine Huppe prend le parti de théoriser le contemporain plutôt que d’en retracer l’histoire – l’autrice jette un regard particulièrement critique sur la tendance des études littéraires à multiplier les bornes, tournants et paradigmes – La Littérature embarquée dessine les linéaments d’une histoire alternative du contemporain. En cela, elle s’ancre bien dans le « moment des années 2000 », pour reprendre le sous-titre de la thèse dont cet essai est en partie issu. Elle invite par là à atténuer le récit de la fin des avant-gardes, afin de mettre en lumière une veine expérimentale porteuse d’une nouvelle forme de radicalité politique et littéraire.
Si Justine Huppe propose de concevoir l’embarcation comme un prisme critique et non comme une étiquette, on peut néanmoins se demander s’il est possible de faire usage de cette notion très stimulante au-delà du corpus somme toute assez homogène et restreint esquissé par l’autrice. Par ailleurs, dans la mesure où l’autrice insiste sur les conditions matérielles de production des œuvres, pourrait également être mis en lumière le rôle des maisons d’édition et plus largement, les conditions de publication et circuits de diffusion de la littérature.
Cible principale de l’entreprise critique de La Littérature embarquée, les discours qui vantent l’efficacité de la littérature et ses pouvoirs performatifs sont également renvoyés à leurs impensés. Face à la généralisation d’une pensée de l’œuvre littéraire comme acte opératoire, l’autrice affiche son scepticisme. Sa méfiance porte d’abord sur la conception d’une politique de la littérature conçue sur le modèle de la publicisation, qui consiste à élucider un monde opaque ou à révéler des réalités cachées. Dans la lignée de Rancière, Justine Huppe appelle à nuancer l’engouement pour les écologies de l’attention, qui prêtent à la littérature une force de conversion du regard sur des réalités sociales invisibles. Elle souligne au contraire que dévoiler ne suffit pas, et qu’un texte ne peut prétendre agir par sa seule force de révélation. À cette conception de l’œuvre comme représentation, elle oppose celle de l’œuvre comme stratégie, qui implique un travail de reconfiguration d’un contexte historique et idéologique.
En réalité, cette obsession contemporaine pour l’efficacité des œuvres est symptomatique de la condition mineure de la littérature à notre époque : elle découle d’une stratégie de défense à l’heure où les études littéraires et la littérature comme pratique culturelle voient leur légitimité remise en cause (du fait de la relativisation de la place de la littérature dans l’industrie culturelle, et surtout de la dévaluation des études littéraires par l’anti-intellectualisme des gouvernements successifs). Doter la littérature d’une force d’action, faire d’elle le lieu privilégié de l’exercice de nos facultés éthiques, lui conférer un pouvoir de reliaison d’un lien social distendu, sont autant de manières d’affirmer sa place dans l’espace social et de défendre son financement (de l’investissement dans des études littéraires menacées par les restrictions budgétaires, à la multiplication des aides de l’État sous forme de bourses et résidences d’écrivains). Cette stratégie de légitimation – dont Justine Huppe montre qu’elle répond aux exigences des politiques néolibérales – conduit à une omniprésence du vocabulaire politique, dont les effets pervers ont été analysés par Olivier Neveux au sujet du théâtre : en réalité, cette inflation lexicale vide le politique de sa substance et ne ferait que conforter l’état des choses. Paradoxalement, les politiques culturelles qui valorisent la place du politique tendent à une dépolitisation de l’art, réduit à une « fonction inoffensive » (p. 108).
Au contraire, pour Justine Huppe, l’écriture embarquée doit se concevoir comme une « pratique de portée limitée » (p. 33), comme l’illustre l’œuvre emblématique de Nathalie Quintane. Son livre Tomates modélise le contexte des années 2010 dans lequel il s’inscrit (entre dévaluation de la littérature sous le mandat Sarkozy, contre-réformes sociales et mise en place de politiques répressives), pour montrer comment s’y rattache directement la condition de l’autrice et des acteurs et actrices de la sphère culturelle. Si Nathalie Quintane ne nie pas l’existence des pouvoirs de la littérature, elle suggère que le statut mineur de celle-ci à notre époque circonscrit les limites de son efficacité : seule, la littérature ne peut rien ; aussi a-t-elle besoin de tout un contexte (idéologique, social, économique) qui l’accompagne pour agir. Il s’agit donc avec l’embarcation de défendre une politisation en mode mineur : ni horizon utopique, ni sacralisation de la littérature, mais une radicalité qui prend la forme d’une lutte tactique, où politisation de la littérature et condition des littéraires sont indissociables.
À travers la saisie de cet art embarqué, le troisième chapitre et la conclusion appellent à une prise de conscience de la condition partagée des militant
es, intellectuel les, artistes et universitaires, en rappelant que toutes et tous partagent un même espace culturel. Politiser la littérature, c’est aussi lutter pour la reconnaissance du statut de l’auteur-artiste comme travailleur et la prise en compte des conditions de travail de l’activité littéraire (dont on sait à quel point elle est transformée par l’essor des activités connexes à l’écriture, ateliers, lectures publiques, demande de bourses et résidences), sur le modèle des luttes menées par les intermittent es du spectacle. Nuancer les pouvoirs de la littérature apparaît ainsi comme la condition d’une authentique politisation, indissociable d’une réflexivité sur les conditions de travail des artistes et de production des œuvres en régime néolibéral.Le risque de cette conception très matérialiste de l’engagement politique des écrivain
es est peut-être de rester dans les limites d’une position critique, c’est-à-dire de ne pas sortir du contexte néolibéral. En pensant une forme de résistance de l’intérieur, on abandonne la capacité de la littérature à proposer par le récit la configuration d’autres mondes désirables. Quant à la perspective adoptée, si elle appelle les études littéraires à davantage de vigilance sur les multiples tournants qu’elles décrivent, elle n’est pas toujours exempte d’un certain systématisme critique, comme en témoigne l’abondance du vocabulaire de la « déflation », du « déniaisement », ou de la « décongestion » de nos fantasmes littéraires. Exacerbée, la posture critique risque de reconduire certains écueils qu’elle dénonce, à l’image du point de vue surplombant dont l’essai invite à se défaire. À celles et ceux qui entendent pratiquer, étudier et défendre l’exercice de la pratique littéraire, La Littérature embarquée rappelle néanmoins de façon salutaire la nécessité de se penser et de la penser dans le contexte matériel et idéologique qui est le nôtre – un appel à mieux s’ancrer pour éviter de se noyer.par , le 11 septembre 2023
Maud Lecacheur, « Les conditions d’un art politique », La Vie des idées , 11 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Justine-Huppe-La-Litterature-embarquee
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