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Essai International

L’Arche de Zoé ou le système du déracinement


par Ivan Jablonka , le 15 janvier 2008


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La piteuse équipée de l’Arche de Zoé a provoqué une crise entre la France et le Tchad. Au-delà de leur incompétence, les membres de cette ONG ont réactivé une utopie bien française, qui consiste à arracher l’enfant à un milieu jugé vicié pour le faire renaître ailleurs. En cela, le « droit d’ingérence » qu’ils convoquent appartient bien moins au monde de l’humanitaire qu’à l’histoire des services sociaux français.

Ils voulaient offrir à des orphelins du Darfour une enfance heureuse dans un pays en paix ; ils rentrent sous les huées. Ils se rêvaient en chevaliers de l’humanitaire ; on les boucle en prison comme de vulgaires malfaiteurs. Condamnés par la justice tchadienne à huit ans de travaux forcés, les membres de l’Arche de Zoé sont aujourd’hui incarcérés à Fresnes. Bien des choses ont été dites sur ce naufrage : il met la France dans l’embarras au moment où une force européenne doit être déployée dans l’Est du Tchad et le Nord de la Centrafrique pour sécuriser une zone déstabilisée par les tueries au Darfour. Il trahit le néo-colonialisme de la France, qui a bousculé la justice tchadienne sous prétexte que ses ressortissants doivent être jugés chez eux et qu’il faut les défendre « même s’ils ont fait quelque chose de mal » [1].

Mais le fiasco de l’Arche de Zoé n’est pas seulement cette fausse note qui vient perturber le concert international ou rappeler que le temps n’est pas loin où la mère-patrie recrutait au Tchad une main-d’œuvre esclave pour construire le chemin de fer Congo-Océan : au-delà des enjeux diplomatiques et militaires, il illustre la manière dont un millénarisme au service de l’enfance en danger peut agir sous couvert du « devoir d’ingérence ». Les membres de l’Arche de Zoé sont des illuminés et leur opération appartient désormais à la tératologie de l’humanitaire ; mais il faut faire la généalogie de leur folie, car elle emprunte à des schémas de pensée qui, eux, sont non seulement tout à fait rationnels, mais propres à une conception bien française de l’aide à l’enfance. Au-delà de l’amateurisme et de la mauvaise foi, au-delà des accents néo-coloniaux avec lesquels le gouvernement français a réagi, au-delà même de l’humanitaire et de l’inégalité entre le Nord et le Sud, il y a la logique du déracinement, qui est la pierre angulaire du mythe intégrateur républicain.

« Dans quelques mois, ils seront morts »

L’Arche de Zoé, « association à but non lucratif dédiée aux enfants orphelins », a été créée en 2004 pour venir en aide aux victimes du tsunami dans le Sud-Est asiatique. Fondée par Éric Breteau, sapeur-pompier volontaire et président de la fédération française de 4x4, elle a reçu le soutien des sapeurs-pompiers du Val d’Oise, de Yamaha France et de sportifs de haut niveau (dont Hubert Auriol, triple vainqueur du Paris-Dakar). Mêlant le dévouement urgentiste et l’exotisme du raid en terre africaine, l’Arche de Zoé forme le projet de ramener en France, aux États-Unis et au Canada 10 000 orphelins du Darfour. Pour susciter les candidatures des familles d’accueil et récolter des fonds, elle publie plusieurs communiqués sur des forums de discussion, dans lesquels elle laisse entendre que les enfants seront adoptables après une procédure [2].

Ces appels, véritables SOS lancés au nom des orphelins du Darfour, empruntent au registre de l’émotion et de l’urgence. Il s’agit de « sauver des enfants d’une mort certaine », puisqu’ils sont condamnés à « mourir si nous ne faisons rien ». Un clip en noir et blanc réalisé pour l’occasion montre des scènes d’exode, des réfugiés sous la tente et des enfants faméliques, le tout accompagné de chants suppliants et de slogans tels que « ces enfants n’ont aucune chance de survivre » et « dans quelques mois, ils seront morts ». Cette mise en scène et cette rhétorique impérative visent à impliquer l’internaute-spectateur en le rendant complice, par son inaction, de la mort qui doit frapper les innocents. Pour parachever l’identification, le démarchage instaure une double opposition entre « le chaos chez eux », dans une indistincte Afrique en proie aux massacres et à la famine, et « la paix chez nous », sous les montagnes de superflu qui dérobent aux yeux les malheurs du monde. La seule manière de surmonter cette contradiction, c’est de participer à l’aventure en aidant à sauver des enfants dans un pays en guerre.

Ici se situe la première dérive de l’Arche de Zoé, avant même qu’elle ait radicalisé jusqu’à l’absurde le raisonnement humanitaire ou violé la souveraineté du Tchad. Le premier problème qui se pose, c’est l’existence même des « orphelins du Darfour » sur le territoire tchadien. Les membres de l’Arche de Zoé les ont cherchés, mais ils ne les ont pas trouvés. De l’autre côté de la frontière, il y en a peut-être, mais Éric Breteau et ses amis n’ont guère pu s’y rendre. Depuis 2003, le conflit au Darfour se solde par des terribles massacres de civils, mais l’affirmation selon laquelle « un enfant meurt toutes les cinq minutes » ne repose sur aucune preuve.

Pourtant, avec l’aide d’intermédiaires locaux, l’Arche de Zoé (enregistrée au Tchad sous le nom de Children Rescue) a recruté 103 enfants dans la région d’Adré, Bahaï, Goz Beïda et Tiné, bourgades situées à la frontière avec le Soudan. Or, au moment de s’envoler pour la France avec les enfants, le 25 octobre 2007, depuis l’aéroport d’Abéché, l’équipe est arrêtée sur ordre du gouverneur. La justice tchadienne les inculpe alors (ainsi que l’équipage de l’avion et des journalistes venus réaliser un reportage) pour tentative d’enlèvement de mineurs. Pourquoi cette accusation ? C’est que non seulement les enfants sont de nationalité tchadienne, mais la plupart ont encore leurs parents. En un mot, ce ne sont en rien des « orphelins du Darfour ». Et l’Arche de Zoé n’a pas demandé aux autorités tchadiennes l’autorisation de les faire sortir du territoire pour les conduire en France.

L’humanitaire d’urgence et sa caricature

Les responsables de l’Arche de Zoé ont-ils été bernés par leurs rabatteurs tchadiens, comme l’a affirmé Éric Breteau lors de son procès ? L’état civil des enfants a-t-il été falsifié à l’insu de leurs sauveteurs ? En fait, dès avant l’arrestation de l’équipe, des doutes importants existaient sur la nationalité des enfants. Interrogés à ce sujet par un journaliste de l’agence Capa, les membres de l’Arche de Zoé répondent que, en l’absence de moyens et d’état civil, le recrutement est fondé sur la confiance et la présomption : « Oui, bien sûr, il y a un risque de se tromper », mais de toute façon « rien n’est jamais sûr quand on fait ce genre de choses » [3].

Il semble que les responsables de l’Arche de Zoé aient cru ce qui les arrangeait. Le reportage, en tout cas, montre la consternation des auxiliaires tchadiens lorsqu’ils comprennent que les enfants vont partir pour la France. Un aide met alors en garde Éric Breteau et Émilie Lelouch, sa compagne : « admettons » que les enfants sont orphelins et soudanais, « mais ils ont des familles tchadiennes ». Un autre s’inquiète : « Vous ne pouvez pas emmener ces enfants », cela va créer de « gros problèmes » [4]. L’Arche de Zoé devait nourrir des doutes sur la légalité de son opération, puisqu’elle a fait passer l’exfiltration pour une évacuation sanitaire. En effet, au moment du départ, l’équipe a posé aux enfants de faux bandages et de fausses perfusions. Une scène montre Émilie Lelouch aspergeant de désinfectant un bandage postiche et congédiant l’enfant par cette boutade : « Voilà, le blessé de guerre ! » En l’absence d’enfants réellement blessés ou traumatisés par les tueries au Darfour, l’Arche de Zoé n’a eu d’autre choix que la supercherie.

Mais, qu’il soit assumé ou non, le caractère d’illégalité n’est pas dû à des circonstances difficiles ; il se situe au cœur de l’opération, car il découle d’un raisonnement ad hoc qui se drape dans une phraséologie humanitaire. Si des orphelins réfugiés sont en danger de mort, alors la question de la légalité n’est tout simplement pas pertinente. Des enfants vont mourir et l’on voudrait remplir des formulaires ! Leur protection relève d’un impératif moral et de rien d’autre : « Les questions administratives ne sont pas prioritaires. » [5] À l’appui de son intervention, Éric Breteau met aussi en avant la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant : le droit à la vie et le droit d’asile doivent primer. Mais ces prestigieuses références s’accompagnent d’une simplification : il y aurait, d’une part, l’ONU sempiternellement vouée à l’échec, la communauté internationale désireuse de fermer les yeux sur les crimes, les grosses agences humanitaires percluses d’argent et de paperasse, et il y aurait, de l’autre, les bénévoles courageux qui ne craignent pas de s’exposer « aux foudres de Khartoum, de certains politiciens, de quelques philosophes » [6]. Les purs puisent leur énergie dans le constat de l’impuissance généralisée. Le goût pour l’action immédiate et les résultats concrets découle d’une aversion pour les bavardages onusiens ou « philosophiques » (rappelons en passant que 13 000 personnes sont à pied d’œuvre au Darfour).

Or cette conception de l’action humanitaire d’urgence n’a pas de mal à faire croire qu’elle prolonge la geste des French doctors. Lors de la guerre du Biafra de 1968-1969, au cours de laquelle le gouvernement fédéral nigérian avait imposé un blocus à la province sécessionniste, tuant par la faim des centaines de milliers de personnes, les Églises ont passé outre la souveraineté nationale pour établir un pont aérien nocturne. L’organisation Médecins sans frontières (MSF) est née en 1971 de cet élan. Lors de la première Conférence internationale de droit et de morale humanitaire, tenue à Paris en 1987, Bernard Kouchner affirmait lui-même qu’il faut intervenir « auprès de tous les hommes et non des gouvernements de ces hommes » : en effet, « peut-on les laisser mourir sous prétexte qu’une frontière nous sépare de leurs plaintes ? » [7] Quelques années plus tard, en mission au Rwanda, il avait projeté de ramener des orphelins tutsis en France, sous l’œil des caméras, alors que le génocide battait son plein. Le commandant des casques bleus, le général Roméo Dallaire, s’était opposé au projet « d’exporter des enfants » et de « s’en servir comme porte-enseigne pour que quelques Français bien-pensants se sentent un peu moins coupables du génocide » [8].

Prolongeant une vieille rivalité, Rony Brauman a accusé Bernard Kouchner d’avoir été l’inspirateur de l’Arche de Zoé [9]. Il est vrai que ce dernier a voulu sensibiliser l’opinion, le 20 mars 2007 à la Mutualité, sur le « génocide qui s’accomplit sous nos yeux » et qui commande d’être « plus forts que les obstacles » [10]. C’est peut-être parce que cette filiation malvenue le gênait qu’il a finalement dénoncé avec véhémence le dévoiement de l’« Arche de zozos ». On ne connaît pas l’attitude exacte de son ministère au moment où l’opération se montait, à l’été 2007, mais on sait que ses services étaient au courant. Éric Breteau estime, quant à lui, qu’il y a trouvé une oreille attentive [11].

Entre les méthodes de MSF, même première manière, et celles de l’Arche de Zoé, il y a pourtant un gouffre que la rhétorique et les postures de cette dernière ne sauraient faire oublier. L’humanitaire n’a pas commencé au Biafra, mais sur le champ de bataille de Solferino, à la fin des années 1850, lorsque le Suisse Henry Dunant s’est ému des horreurs de la guerre et notamment de l’état des blessés. La réflexion qu’il a menée dans Souvenir de Solferino a donné naissance, quelques années plus tard, à la Croix-Rouge, aux conventions de Genève et au droit humanitaire international [12]. D’autre part, il existe plusieurs conceptions de l’urgence humanitaire : le pacifisme neutraliste de la Croix-Rouge, la compétence de terrain de MSF, le militantisme kouchnérien adepte de la « loi du tapage » [13], le pragmatisme professionnalisé d’un Rony Brauman, etc. – ceci pour se cantonner au cas français. L’Arche de Zoé, elle, a fait de l’humanitaire une caricature, transformant l’urgentiste en justicier mi-Robin des bois, mi-Indiana Jones. Aujourd’hui, craignant d’être assimilées à l’Arche de Zoé, les ONG présentes au Tchad s’inquiètent [14].

L’utopie à l’œuvre

Afrique de papa, Afrique en souffrance : le continent est aujourd’hui une terre de mission et le Darfour un lieu rêvé pour qui veut sauver des enfants envers et contre tout. L’Arche de Zoé a mis au point son action selon le raisonnement suivant. Puisque des enfants, déjà traumatisés par les blessures, les destructions, les massacres, sont en danger de mort, il faut les sauver coûte que coûte ; ceux qui soulèvent la question de leur situation légale ou familiale sont des couards. Mais si ces enfants ne sont ni orphelins, ni soudanais, ni victimes des tueries au Darfour ? Il suffit de les grimer en blessés de guerre et d’arranger à leur profit une « évacuation sanitaire ». Une fois que la mascarade est découverte, il reste encore à souligner le contraste entre la malédiction d’être né Africain et la chance de grandir en France : comme l’a dit Éric Breteau à son procès, « nous les avons privés d’un avenir meilleur » [15]. Ils vivent sur un continent à la dérive, nous sommes Français, il faut leur offrir l’aubaine d’une résurrection auprès de nous. La radicalité de l’arrachement est la seule solution pour assurer leur salut.

De même que l’Arche de Zoé a forgé sa pratique humanitaire à partir d’un kouchnérisme dévoyé, de même elle a emprunté sa philosophie à une longue tradition française. Tout au long du XIXe siècle, l’Assistance publique a retiré des enfants à un milieu jugé déficient pour les faire renaître ailleurs, dans la pureté des campagnes. Les hospices de Marseille les envoient dans les Alpes, tandis que l’Hôtel-Dieu de Lyon les confie aux nourrices du Vivarais et du Dauphiné. Entre 1860 et 1940, l’Assistance publique de la Seine transfère à la campagne près de 250 000 enfants. Ses agences de placement fixent sur place les rebuts de la capitale, loin de leur ville natale et surtout de leur famille. Ainsi la République tente-t-elle d’absorber cet allogène qu’est l’enfant à problème. Tout doit céder devant cette mission, la résistance des parents en premier lieu.

Dans les années 1960 et 1970, une vaste migration d’enfants a été organisée entre l’île de la Réunion et la métropole. La surpopulation et le chômage dans l’ancienne colonie ont convaincu les élites politiques, le député Michel Debré au premier chef, de transférer 1 600 « orphelins » (ou supposés tels) depuis les bidonvilles et les champs de canne vers les zones dépeuplées du Massif central et du Sud-Ouest. Pour recruter les enfants, des assistantes sociales démarchent les familles en difficulté et leur font miroiter une formation de qualité dans des écoles et des lycées [16]. Comme dans le cas réunionnais, les parents d’Adré ou de Tiné ont accepté de confier leurs enfants à des Blancs, convaincus qu’on les scolariserait, qu’on ferait un « monsieur » du petit berger en guenilles. Sur place, personne n’a jugé utile de leur apprendre que leurs enfants partiraient pour la France et qu’ils seraient confiés sans retour à des familles.

On ne saura jamais ce que seraient devenus les petits Tchadiens une fois installés en France ; on sait, en revanche, que les Réunionnais transférés autoritairement en métropole ont connu l’échec scolaire et professionnel et que certains, brisés à jamais, ont sombré dans la délinquance, la dépression ou la folie : la différence climatique, la rupture définitive avec le milieu familier, l’oubli programmé de la langue, la dislocation des fratries, le racisme ont provoqué un choc insurmontable. Mais qu’importe le déracinement du moment que les enfants vivent en sécurité « chez nous » ? Le sauvetage universel de l’enfance en danger, au prix d’une tromperie à l’égard des familles et d’une déculturation assumée, est une utopie qui sert d’abord à satisfaire ses concepteurs. C’est sur ce point qu’il rompt à nouveau avec l’idéal de l’action humanitaire, dont Rony Brauman rappelle qu’elle doit préserver la vie tout en restaurant l’homme « dans ses capacités de choix » [17].

Le « droit d’ingérence » des services sociaux

Cette utopie implique un fonctionnement sectaire qui nie la réalité pour mieux préserver la foi. Selon le président de l’association Reporters sans frontières, qui les a rencontrés dans leur prison de N’Djamena, les inculpés « se sentent dans leur bon droit. Ils ne mesurent pas assez l’exaspération qu’il y a ici contre eux. » [18] De retour en France, le journaliste de l’agence Capa estime qu’à cette heure « ils sont toujours persuadés […] du bien-fondé de leur action ; ils se sentent investis d’une mission » [19]. Avant son arrestation, Éric Breteau lui-même se disait prêt à se sacrifier pour la cause : « Si on me met en prison pour avoir sauvé des enfants du Darfour, […] finalement je serai fier d’aller en prison pour ça. » [20] Ce qui reste de l’humanitaire dans l’Arche de Zoé, c’est cette quête folle d’héroïsme romantique, adossée à une rhétorique qui mise sur l’urgence et l’impulsion. Ce consumérisme compassionnel appartient bien à notre temps. Rony Brauman le déplorait il y a quelques années : trop souvent, « le besoin d’immédiateté, la volonté de séduction, l’ont emporté sur la rigueur de l’action » [21].

Au fond, s’il n’y a pas grand-chose de commun entre l’humanitaire et l’Arche de Zoé, ce n’est pas seulement parce que ses animateurs se sont comportés, sur le plus déshérité des continents, en touristes intoxiqués par les clichés. C’est parce que leur « droit d’ingérence », paravent derrière lequel ils enlèvent des enfants aux familles, n’a rien à voir avec le droit imprescriptible et profondément moral au sujet duquel médite Michael Walzer dans Just and Unjust Wars [22]. Leur droit à eux, c’est celui que s’octroyaient les services sociaux au XIXe et au XXe siècle afin de faire reculer les attributions des parents : à cette époque, en effet, la France s’est dotée d’un arsenal législatif propre à surveiller et, si nécessaire, disloquer la famille des milieux populaires.

C’est pourquoi, quittant des yeux l’actualité brûlante, il faudrait évoquer tous les transferts d’enfants qui ont bel et bien abouti, dans les campagnes françaises, à la Réunion et ailleurs ; il faudrait décrire toutes ces transplantations ratées, descendre dans tous ces enfers pavés de bonnes intentions, pour comprendre que, dans le passé, les Arches de Zoé républicaines ont beaucoup plus réussi qu’elles n’ont échoué. À l’âge du tout-identitaire, alors que même un pays comme la France évite de rompre le lien entre enfants et parents biologiques après qu’un retrait a dû être effectué, l’adoption des enfants originaires du Tiers-Monde est le dernier domaine d’activité où l’idée de couper quelqu’un à jamais de ses origines ne semble pas poser problème. L’absolutisme pédagogique, qui n’a plus cours avec les enfants occidentaux, est encore envisageable en Afrique.

Pour asseoir sa légitimité inexistante (et pour cause), l’Arche de Zoé a inventé un monde où la bataille ferait rage entre les bons et les mauvais – société civile globale contre États-nations, petites ONG efficaces contre « multinationales du cœur » [23], acteurs de terrain contre philosophes, générosité contre légalité. L’utopie de la table rase, héritée de l’Assistance publique, a été recyclée au bénéfice supposé de l’orphelin africain : discréditée en raison des souffrances qu’elle provoque, elle reparaît aujourd’hui sous les blancs habits de l’humanitaire. Hier comme aujourd’hui, les enfants en sont les premiers bénéficiaires et les victimes toutes désignées. La seule différence avec le XIXe et le XXe siècle, c’est que ce n’est plus l’État qui entretient l’utopie de la renaissance, mais une association dont l’incompétence fait communiquer, à l’opposé de son ambition première, l’« authenticité » humanitaire et la vacuité d’une simulation. Son procès, ce n’est pas la France qui l’a instruit, mais une ancienne colonie.

par Ivan Jablonka, le 15 janvier 2008

Aller plus loin

Le reportage complet du journaliste Marc Garmirian sur l’Arche de Zoé :

http://www.wat.tv/...

La défense d’Éric Breteau :

http://www.archedezoe.fr/presse.htm

L’appel de Bernard Kouchner sur le Darfour :

http://www.reunir.asso.fr/...

Un résumé à charge des relations entre la France et le Tchad d’Idriss Déby :

http://www.pressafrique.com/m90.html

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « L’Arche de Zoé ou le système du déracinement », La Vie des idées , 15 janvier 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-Arche-de-Zoe-ou-le-systeme-du

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Selon les termes du président de la République, cité par Le Figaro du 8 novembre 2007, consultable sur http://www.lefigaro.fr/international/

[2Voir par exemple le forum belge http://belgoadoption.bbflash.net ou le blog http://leapascale.rmc.fr/

[3Voir les deux interviews sur http://www.youtube.com/ et http://www.dailymotion.com/...

[4Voir le reportage sur http://www.youtube.com/.

[5Le 17 juillet 2007, le président de l’Arche de Zoé exposait son credo à La Voix du Nord. Voir http://www.lavoixdunord.fr/...

[7M. Bettati, B. Kouchner, Le Devoir d’ingérence. Peut-on les laisser mourir  ?, Paris, Denoël, 1987, p. 10-11.

[8R. Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Libre Expression, 2003. De la même manière, une évacuation de 1 000 femmes et enfants bosniaques a été effectuée, en novembre 1992, à l’initiative de l’association Équilibre, pour dissimuler l’apathie générale et le refus d’accueillir les réfugiés sur le sol de l’Union européenne (voir «  Ex-Yougoslavie : l’humanitaire en trompe-l’œil  », Plein Droit, n° 20, février 1993, consultable sur http://www.gisti.org/...).

[11Le Canard Enchaîné a publié le 14 novembre un courrier adressé par Éric Breteau au conseiller Afrique du ministre des Affaires étrangères : le président de l’Arche de Zoé estimait avoir reçu «  un excellent accueil  » lors de son rendez-vous du 4 juillet et proposait une collaboration discrète «  afin que le Quai d’Orsay dispose d’un maximum d’informations lui permettant, au besoin, d’intervenir dans les meilleures conditions  » (voir http://www.afrik.com/... et http://www.liberation.fr/...).

[12Sur cet épisode, voir par exemple http://www.icrc.org/web/fre/sitefre0.nsf/html/5FZH5U

[13B. Kouchner, Le Malheur des autres, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 193.

[14Sur la «  nébuleuse ONG  » au Tchad, voir http://www.cefod.org/.... Sur l’inquiétude des ONG tchadiennes, voir http://osi.bouake.free.fr/article.php?id_article=783

[15Cité par Le Monde du 26 décembre 2007. L’article est consultable sur http://www.lemonde.fr/...

[16Je me permets de renvoyer ici à I. Jablonka, Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Paris, Seuil, 2007.

[17R. Brauman, L’Action humanitaire, Paris, Flammarion, 2000, p. 9.

[18Cité par Le Figaro du 8 novembre 2007, consultable sur http://www.lefigaro.fr/...

[21R. Brauman, L’Action humanitaire, op. cit., p. 93.

[22M. Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, traduit par S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin, 1999.

[23T. Pech, M.-O. Padis, Les Multinationales du cœur. Les ONG, la politique et le marché, Paris, La République des Idées / Seuil, 2004

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