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L’Islande en ses crises

À propos de : V. Ingimundarson, P. Urfalino et I. Erlingsdóttir (dir.), Iceland’s Financial Crisis : The Politics of Blame, Protest and Reconstruction, Routledge.


par Lionel Cordier , le 14 décembre 2017


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L’Islande connaît une succession de scandales politiques et financiers depuis 2008. Il ne faudrait pour autant pas perdre de vue que ceux-ci s’inscrivent dans une crise plus générale et structurelle des institutions représentatives.

L’ouvrage Iceland’s Financial Crisis : The Politics of Blame, Protest and Reconstruction, dirigé par Valur Ingimundarson, Philippe Urfalino et Irma Erlingsdóttir, constitue un recueil particulièrement riche et un jalon important dans les lectures offertes de la crise islandaise. Composé de 14 articles, il donne autant la parole à des économistes qu’à des sociologues, des politistes, des philosophes ou des militants, et offre ainsi une diversité de points de vue qui, loin de provoquer un amas chaotique, permet au contraire de saisir la multiplicité des interprétations d’une crise devenue le symbole international de la faillite du capitalisme financier, et dont les contrecoups sociaux et politiques restent encore vifs dans l’île.

De quelles façons la macroéconomie, les sciences sociales ou la philosophie morale peuvent-elles nous permettre de dépasser les explications cantonnant la crise islandaise à des défauts d’ordre individuel ou à des spécificités nationales ? Et de façon plus ambitieuse, que peut nous apprendre cette traversée de crise islandaise sur nos propres systèmes économiques et politiques ?

Les narrations, les façons de dire, d’écrire la crise islandaise reste un champ de bataille politique comme académique, qu’il s’agisse de l’élaboration des mémoires et d’une histoire de la crise, ou pour répondre à des interrogations suscitées tant au niveau local que mondial. L’approche pluraliste de cet ouvrage, confiant dans les capacités de jugement du lecteur, reste dans ces conditions la plus pertinente.

Désigner un responsable

En proposant de revenir sur les causes de la crise financière islandaise, Gylfi Zoega, Guðrun Johnsen et Stefan Ólafsson nous offrent une série d’explications salutaires, tant elle montre que la faillite islandaise ne résulte pas seulement ou d’abord d’une conjoncture internationale, mais d’une suite de graves manquements politiques et techniques internes. Le tournant néolibéral pris par les élites politiques du Parti de l’Indépendance et du Parti du Progrès dans les années 1990 les conduit à mener un processus de privatisation des grandes banques islandaises, afin de transformer à long terme le pays en un centre financier international. En mobilisant les analyses néokeynésiennes de Minsky [1], Stefán Ólafsson rappelle que cette financiarisation progressive de l’économie islandaise s’est accompagnée d’une augmentation importante des inégalités, camouflée par l’appel au crédit.

La spécificité islandaise devient tout à fait apparente dans la disproportion remarquable entre les volumes de spéculation et la faiblesse des capitaux d’origine, qui va jusqu’à atteindre 10 fois le PIB national à la veille de la chute d’octobre 2008. Ces distorsions, et la multiplication de crédits en monnaie étrangère pour profiter de taux de change favorables, vont, in fine, réduire la Banque centrale d’Islande à l’impuissance puisqu’elle ne peut agir que sur la couronne islandaise, monnaie nationale, tandis que les instances de contrôle restent en sous-effectifs et incapables de contrôler des produits financiers trop complexes. Mais le plus frappant est encore ce que rapporte Guðrun Johnsen du comportement des élites politiques et économiques islandaises lors des premiers signaux d’alarmes, envoyés dès février 2006 par un rapport de la Danske Bank. Non seulement gouvernement et responsables des banques feront la sourde oreille, mais la Chambre de commerce islandaise ira jusqu’à commander des contre-rapports à des économistes reconnus, tels que Fredrick Mishkin et Richard Portes, dans le but de produire un discours concurrent. Face à ces tactiques d’évitement et de contre-feux, le lecteur est amené à s’interroger sur la production d’expertise en régime démocratique, et sur le concours apporté par des universitaires à ces contre-offensives.

Réactions politiques et économiques

Stefan Ólafsson signe un article particulièrement intéressant sur les stratégies de redistribution du gouvernement de Jóhanna Sigurðardóttir, et très précieux par l’ensemble des données qu’il mobilise. Il dessine les traits d’un modèle typiquement islandais de sortie de crise, fort éloigné des politiques d’austérité qu’ont adoptées les autres pays européens. L’Islande n’échappe pas à une baisse générale de ses budgets, mais elle la combine avec une hausse des transferts de ressources ainsi qu’avec une multiplication des programmes de réinsertion professionnelle. Combinée à la très forte dévaluation que connaît la couronne islandaise, cette politique permet une relance des exportations : cette approche, possible en Islande, n’était pas envisageable pour les pays européens contraints par leur appartenance à l’eurozone à suivre les décisions de la Banque centrale européenne.

L’explosion des dettes immobilières contractées en devises étrangères par les ménages islandais sera également un objet de préoccupation pour le gouvernement écologiste et social-démocrate, qui se laissera dépasser en 2013 par les promesses de l’opposition de les alléger jusqu’à 20%, un allégement en vérité qui profitera avant tout, par ses critères, aux ménages des classes moyennes et aisées.

Si l’on se cantonne à l’analyse fortement économique d’Ólafsson, il est reste difficile de comprendre les raisons de la défaite du gouvernement de Jóhanna Sigurðardóttir. C’est l’article d’Helga Hallgrimsdóttir et Emmanuel Brunet-Jailly qui permet en partie de répondre à ce retournement en revenant sur l’épisode majeur des référendums Icesave, où la population refuse par référendum à deux reprises le remboursement par l’État islandais des épargnants britanniques et néerlandais de cette filiale de Landsbanki qui avait fait faillite. Né de mobilisations locales et de pétitions, le mouvement InDefense, qui soutient le non au remboursement, entre en résonnance avec les discours patriotiques défendant la souveraineté d’un pays piégé par la crise internationale et des institutions supragouvernementales pour une dette vue comme injuste et immorale aux yeux de la grande majorité de la population locale. Les référendums Icesave profitent également à l’opposition, constituée alors du Parti de l’Indépendance et du Parti du Progrès, qui voient ici l’occasion de produire un nouveau discours critique contre le gouvernement mené par l’Alliance social-démocrate. Cette dynamique bénéficie un temps à Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, en tête du mouvement InDefence et président du Parti du Progrès : il devient ainsi Premier ministre en mai 2013. Mais il est lui-même désavoué et poussé à la démission en avril 2016 à la suite de révélations des Panama Papers, pour avoir occulté la possession d’une société offshore aux îles Vierges britanniques. Il se retrouve donc démis au nom de la même exigence de transparence que celle dont il s’était fait le porte-voix.

Vers une deuxième république ?

Les rapports de la Commission spéciale d’investigation et de son Comité d’éthique sur le crash financier, la multiplication des protestations et l’apparition de nouveaux partis politiques font aussi évoluer le débat sur la crise économique vers une critique résolue des institutions de la République islandaise. La réécriture de la constitution est une antienne de la vie politique locale, qui prend racine dès les débuts de l’indépendance de l’île en 1944 et de l’adoption alors par référendum de la constitution actuelle. Le texte, inspiré des institutions danoises, est déjà sévèrement jugé notamment par le président de l’époque, Sveinn Björnsson qui estime qu’il est « d’un autre temps et fait pour un autre pays ». L’idée d’une modification constitutionnelle ne repose pas uniquement sur l’idée d’une transformation profonde des institutions, aspect bien présent dans l’esprit de Jóhanna Sigurðardóttir qui estime qu’elles favorisent les conservateurs, mais aussi sur la volonté d’une refondation nationale, de réconciliation des Islandais autour de valeurs communes. Mais la faiblesse du soutien national à l’élaboration d’un nouveau texte, puis le scepticisme et l’abandon par l’Alliance sociale-démocrate elle-même, parti de Jóhanna Sigurðardóttir, ne permettent pas d’aller au bout d’un processus qui reste exceptionnel à plusieurs égards.

Þorvaldur Gylfason se montre particulièrement critique à l’égard de la définition des tâches de l’Assemblée constituante et des obstacles qui lui seront opposés. Le groupe, constitué de 25 personnalités élues puis nommées qui travaillent quatre mois sur l’élaboration d’un nouveau texte, affronte une succession de blocages institutionnels. L’invalidation de leur élection par la Cour suprême, puis le comportement des parlementaires, qui abandonnent en rase campagne le projet, reste en effet marquant, tout comme les actions de la Présidente du Parlement, qui frôlent les limites de la légalité en empêchant les propositions d’amendements pour l’adoption du nouveau texte.

Mais les écrits de Þorvaldur Gylfason perdent rapidement en profondeur lorsqu’il s’agit d’évoquer de potentielles failles de la Constituante elle-même, ce qui n’est guère surprenant puisqu’il en était le membre élu avec le plus grand nombre de voix. Gylfason semble ainsi s’enfermer dans l’appel récurrent à une légitimité abstraite et totale du groupe auquel il a appartenu. En rappelant de façon constante que la Constituante est liée au peuple et par là même bénéficie d’une légitimité plus grande que le Parlement, il tend à évacuer la question des moyens d’action qu’elle aurait pu mobiliser. Il ne suffit pas de dire que l’on est dans son bon droit, encore aurait-il fallu se donner les moyens politiques, au sens machiavélien, de le faire valoir. Sur un ton similaire, Salvör Nordal témoigne d’un fort légalisme, et sa critique des mouvements de la place d’Austurvöllur de 2008-2009 pourrait expliquer en partie pourquoi l’Assemblée constituante dont elle était la présidente n’a pas cherché à bénéficier d’un plus fort soutien de la société islandaise. Il reste aussi notable et surprenant que Salvör Nordal ne fasse jamais explicitement référence à sa propre expérience de présidente dans son article, comme si son analyse flottait dans le monde des idées.

De nouveaux horizons

Cet ouvrage collectif offre un panorama précieux des lectures actuelles de la crise islandaise, et autant de nouvelles pistes d’exploration pour un sujet encore loin d’être épuisé. Une lecture des évolutions partisanes islandaises et de leurs liens avec les évolutions idéologiques du néolibéralisme ou de la social-démocratie à une échelle plus générale serait notamment bienvenue et permettrait de réduire la récurrence des appels à la moralité et à la vertu politique que lancent plusieurs de ces articles, venant souvent effacer la dimension fondamentalement politique des conflits observés dans la société islandaise. Un plus grand nombre de comparaisons internationales, auxquelles s’essaie déjà ici J. Elster, une étude du rôle clef des médias islandais, mais aussi de la communication politique dans un environnement si réduit, permettraient aussi de distinguer spécificités insulaires et éléments généralisables.

Enfin le rôle des universitaires locaux, souvent évoqué en filigrane, semble majeur dans de tels processus, qu’il s’agisse de soutenir l’ouverture néolibérale du pays ou de conduire des réformes constitutionnelles. La posture de l’académie, qui pourrait analyser froidement les évolutions sociales islandaises sans en être affectée se trouve ici particulièrement mise en question, tant on sait combien les relations entre acteurs universitaires et acteurs politiques et économiques restent inévitables dans un environnement aussi petit.
Quoi qu’il en soit, cet ensemble d’articles soulève un ensemble d’interrogations particulièrement fascinantes pour les sciences sociales et économiques, à propos d’un pays qui reste encore la source de nombreux fantasmes. Une fois distinguées ses dynamiques internes, l’Islande peut effectivement être approchée comme un laboratoire politique et social.

Recensé : Valur Ingimundarson, Philippe Urfalino et Irma Erlingsdóttir (dir.), Iceland’s Financial Crisis : The Politics of Blame, Protest and Reconstruction, Londres : Routledge, 2016

par Lionel Cordier, le 14 décembre 2017

Pour citer cet article :

Lionel Cordier, « L’Islande en ses crises », La Vie des idées , 14 décembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-Islande-en-ses-crises

Nota bene :

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Notes

[1Hyman Minsky, Stabilizing an Unstable Economy, New York : McGraw-Hill, 2008/1986.

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