Le corps contemporain est souvent pensé en termes binaires : masculin ou féminin, martial ou vulnérable, puissant ou misérable. Puisant dans la sculpture et dans la mode, le travail d’Alexandra Bircken propose d’autres représentations, qui inversent, voire font imploser ces polarités.
Stretch : étirer et s’étirer. On étire un muscle, on s’étire ; on étire un tissu, un vêtement, un collant, une combinaison, un kimono : la danse, le sport, le combat. Et comme le signale Alexandra Bircken, dont le Centre d’art contemporain d’Ivry (Crédac) accueille la première exposition solo en France, l’organe que l’on étire constamment, c’est la peau. Il y a aussi les peaux qu’on tanne, pour en faire du cuir ; peaux qui sur un corps humain, deviennent une seconde peau.
Le contraire de l’étirement, c’est lorsqu’on se recroqueville, qu’on se rétracte : avec l’impact, le choc, la chute. La peau marque, elle est marquée. Le tatouage, symbole d’appartenance à des sous-cultures au XIXe siècle [1], est devenu aujourd’hui synonyme de conformisme. Il est entré dans la culture dominante au point d’avoir ses salons new-yorkais ultra-luxueux du Lower East Side et ses expositions institutionnelles. On remerciera donc Bircken de proposer une réflexion sur la peau sans l’utilisation de peaux réelles, et d’éviter d’envisager la peau à partir de ses représentations plus ou moins mimétiques — voire prosthétiques — que permet un matériau comme la silicone, de plus en plus fréquemment utilisée en art [2]. Bircken renvoie à la peau grâce à un substitut métonymique : le vêtement, et particulièrement les combinaisons motos.
Cylindrées
L’opposé de l’étirement, c’est aussi la contraction : le doigt qui se contracte sur la gâchette ; l’arc qu’on bande. Mais on ne bande pas — en tout cas, dans l’exposition Stretch, on ne bande pas selon une conception hétéromasculine de la sexualité. Se déployant avec autorité et grâce sur les 3 salles du Crédac, les œuvres de la sculptrice examinent, manipulent, et jouent tranquillement avec les symboles et les outils d’une certaine conception viriliste de la puissance, ensemble et séparément.
Au fil de la superbe exposition de la sculptrice allemande (née en 1967), on verra notamment une certaine quantité d’armes et de motos scindées en deux : une Ducati de collection (Ducati Diana, 2014), qui ouvre au sol ses deux parties découpées « tel un papillon » ; une autre « grosse cylindrée » ouverte dans la largeur (Aprilia, 2016) ; une troisième moto au moteur et au cadre retournés. Non loin, un pistolet mitrailleur (Uzi, 2016) ; encore ailleurs, un AK-47 (AK 47, 2016). Tous deux sont ouverts en deux et accrochés au mur. Dans ces deux derniers cas, jamais les conventions d’écriture des cartels d’exposition n’auront été plus efficaces dans leur factualité : après l’annonce du titre et de la date de l’œuvre, celle du médium : « arme ».
Depuis Marcel Duchamp, la sculpture n’en finit pas de se débattre avec le readymade. Grâce au procédé esthétiquement simple (et technologiquement très complexe) qu’est la découpe de machines, Bircken réinvente et transforme le procédé duchampien du déplacement dans un contexte d’exposition artistique de l’artefact industriel produit en masse. L’AK-47 est-il aujourd’hui aussi banal qu’une roue de vélo (Duchamp, Roue de bicyclette, 1913) [3] ? Dans l’industrie culturelle, très certainement ; dans le contexte de violence mondialisée, probablement. « Comment peut-on être indifférent aux nouvelles qui nous atteignent tous les jours ? » demande Bircken dans l’entretien mené par la directrice du Crédac (Claire le Restif) avec Kathleen Rahn et Suzanne Titz [4].
Il ne s’agit pas uniquement de faire apparaître les machines susnommées, mais aussi, selon une double opération, de les neutraliser matériellement et de souligner leur puissance symbolique. L’objet AK-47 se dédouble : sa fonction d’usage évacuée, il devient deux images de lui-même. Non sans rappeler la manière dont la répétition faisait écran à l’image traumatisante chez Warhol, dans Stretch les engins — lesquels, même quand ils ne sont pas des armes, peuvent devenir des engins de mort — sont démultipliés. Ainsi le trauma est simultanément présenté et mis à distance, reflété dans les panneaux argentés qui habillent la salle d’exposition principale du Crédac. L’objet devient image légèrement irréelle (floue et déformée par les miroirs non lisses), alors qu’en même temps, il est dé-fétichisé : l’effet de la « carrosserie rutilante » de la moto utilisée dans Aprilia (2016) est sapé par la découpe, qui donne à voir toute la mécanique interne du véhicule. Nous sommes bien loin de la série BMW Art Car (1975 - ) où de grands noms de l’art contemporain – Warhol et Koons, entre autres [5] — furent invités à « créer » une automobile de la marque éponyme. Et l’auteure de ce compte rendu n’a pas pu s’empêcher, face à Aprilia, de se rappeler cet épisode particulièrement désopilant de Gaston Lagaffe où le garçon de bureau croit faire une affaire en achetant à bas prix une voiture de collection… coupée en deux.
Anatomie du sein
Car les œuvres de Bircken possèdent un humour subtil et pénétrant. Ainsi, dans la troisième salle du Crédac, Held (2016), répliques en bronze de gants de motos posées par terre, semblent les deux pattes d’un animal prêt à se mouvoir, tandis que Walking House (2016), émouvante et drôle dans la fragilité de son assemblage et de ses matériaux (bois, laine, plâtre, métal), non seulement demeure statique contrairement à son titre, mais qui plus est se tient sur une seule botte [6]. Dans la même salle, Bruststück (2013), montre un sein de face et l’autre en coupe : la cire sombre utilisée pour cette poitrine féminine fragmentée lui donnerait un aspect méconnaissable, si un morceau de vêtement (un débardeur à résille) plaqué sur cette « poitrine » ne permettait d’identifier cet objet ambigu. L’artiste a souhaité montrer l’anatomie du sein, « découpé pour montrer l’intérieur, comme le ferait un. e pathologue ». En même temps, la résille renvoie au sein isolé, fragmenté comme un « fétiche », mais aussi comme un morceau de salaison sur l’étal d’un boucher [7]. Le sein devient le reste d’un corps fragmenté, peut-être devenu extérieur à lui-même et qu’il faudrait réinvestir en regardant soi-même à l’intérieur. Ces exemples attestent la richesse sémantique que permet la versatilité avec laquelle Bircken marie les matériaux les plus divers, convoquant par là des incongruités cultivées par les surréalistes
L’accrochage aéré rend justice à ces collusions oniriques entre formes et matériaux, objets et textures, créant un dialogue cohérent entre le corps et la machine/l’objet, le fait main et l’industriel, le solide et le mou, le souple et le rigide (Cocoon Club, 2015).
L’équilibre par juxtaposition
Ainsi, plutôt qu’une polarisation, c’est un équilibre qui se dégage de l’ensemble de l’exposition, où les pièces se mettent en question les unes les autres. La proximité d’Eva (bronze réalisé d’après une poupée gonflable) avec Kirishima (2016, combinaison de moto), par exemple, présente d’un côté une représentation de corps féminin hypersexualisé à des fins hétéronanistes, et de l’autre, un substitut métonymique de corps connotant la puissance. La juxtaposition de ces deux objets sur la pièce qui leur sert de socle ambulant (Trolley II, 2016) révèle les conceptions hétéronormées et sexistes du féminin et du masculin comme les deux faces de la même pièce. De surcroît et surtout, le travail de Bircken sur ces deux objets permet de démentir le binarisme de ces catégories : la poupée gonflable, objet masturbatoire mais aussi de réconfort, est devenue un objet lourd, menaçant ; la « cavité » qui dans sa version textile d’origine était peut-être moins définie, est devenue précise, dure, hostile. Tandis que la combinaison de moto accidentée de Kirishima, pendant sur une poutre de la structure en forme d’échafaudage, évoque au contraire une dépouille, un corps inerte. Et dans une autre salle, Storm (2013) montre une autre combinaison de moto, figurant un corps à terre, meurtri, replié sur lui-même en position fœtale.
D’ailleurs, quels sont les corps auxquels l’exposition de Bircken renvoie ? Ce ne sont pas des corps enfermés dans un binarisme fort. e/vulnérable, mais au contraire toujours des hybrides. Des cyborgs [8] ? New Model Army I – 5 (2016) présente 5 mannequins revêtus d’autres combinaisons de moto usées, sur lesquelles d’étranges protubérances se voient : l’artiste, qui les a rembourrées, les a réassemblées à l’aide de collants en nylon. Si bien que les 5 mannequins, qui paraissaient des clones en uniforme au premier regard, se révèlent des corps inattendus, hors normes, qui mettent en doute le canon du corps sportif et musculeux. Ce n’est qu’après coup que l’on remarque que les mannequins utilisés figuraient au départ des corps féminins : les univers de la mode et de la martialité s’annulent en se confondant, pour aboutir à un corps non binaire, indéfini, peut-être queer. Et la surprise augmente lorsqu’on remarque, tout près, Crown (2015) : moulage en acier nickelé de l’intérieur d’un vagin posé par terre. Cette sculpture inverse le rapport entre l’espace positif et négatif, entre le (prétendûment) vide et le (prétendûment) plein [9] : la matrice imaginée comme accueillante dans la fonction d’origine de l’objet devient dure, impénétrable. Les sculptures de Sarah Lucas au pavillon britannique de la Biennale de Venise en 2015 [10] annonçaient avec une justesse désopilante un univers de la détumescence. Elles constituaient en cela l’heureux contrepied de l’hystérie phallique [11] des Balloon Dogs de Koons, et une tout aussi heureuse critique du masculinisme propre au milieu de la sculpture (entre autres). Les moulages à partir de sexes féminins réalisés par Bircken (un autre, intitulé Trophy, figure dans l’exposition) sont infiniment étranges : en cela, ils proposent une heureuse alternative à la récupération actuelle par certains artistes contemporains des représentations médicales du clitoris dans son intégralité [12]. Mais la sculpture de Bircken, aussi critique de la binarité que celle de Lucas l’est de l’hétérosexisme, n’est jamais grinçante ou acerbe : une queue de buffle pend du haut de Trolley II, conférant une légèreté, un sens de l’absurde aux suggestions du duo Eva/Kirishima, par exemple.
De l’exposition globale, se dégage le sentiment que les objets présentés, pour être ici des readymades, là des remades [13], ne sont pas vulgairement appropriés. Ils ne sont pas abordés et montrés d’un point de vue extérieur. Au contraire, ils attestent pour certains d’une connaissance intime de leur usage : de ce qui se produit entre la personne et la machine ou l’objet. Bircken entend représenter les zones de contact entre l’intérieur et l’extérieur, la peau et le vêtement, entre un soi agissant et le monde dans lequel on se meut, ainsi que les objets dont on s’entoure [14]. Le contact, la rencontre, la capacité à ressentir : ce qui fait les êtres humains.
Recensé : Alexandra Bircken, exposition personnelle, Stretch, 8 septembre - 17 décembre 2017, Centre d’art contemporain d’Ivry (Crédac).
Vanina Géré, « Sorties de route »,
La Vie des idées
, 15 novembre 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-art-heterogene
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[1] Ici je fais bien sûr référence uniquement au tatouage pratiqué dans les pays dits occidentaux.
[2] Je songe par exemple au travail de la jeune artiste plasticienne Hannah Levy. Ses sculptures, présentées à l’exposition de groupe justement intitulée Past Skins (MoMA PS1, été 2017), unissent le design clinique à des objets rosâtres aux formes organiques : malgré leurs grandes qualités formelles et un humour certain, ces pièces proposaient un contraste un peu littéral entre le cadre médicalisé de traitement des corps auxquels elles renvoyaient, et le caractère grotesque des pièces en silicone – peut-être en pied de nez au design pop et misogyne d’un Allen Jones.
[3] D’ailleurs, un élément de bicyclette apparaît dans Stretch (Tour de France, 2013) : mais il s’agit cette fois du cadre (et non de la roue), et qui plus est, d’un vélo de course et de collection : artefact industriel singularisé, distingué.
[4] L’entretien est publié en anglais et en allemand dans le catalogue conjoint des 3 volets de l’exposition (Kunstverein Hannover, Museum Abteiberg Mönchengladbach, Crédac, Verlag der Buchhandlung Walther König, Cologne, 2017).
[5] Parmi les artistes associés au projet, on compte aussi Roy Lichtenstein (1977), Robert Rauschenberg (1986), David Hockney (1995), ou encore et hélas, Jenny Holzer (1999).
[6] Cette structure anthropomorphe n’est d’ailleurs pas sans évoquer Les Femmes-maisons de Louise Bourgeois : mais si femme-maison il y a, le personnage est devenu une nomade – une motarde – campant à la belle étoile, et non plus une prisonnière du foyer : la femme est sortie de la maison.
[7] Bircken, propos recueillis et traduits de l’anglais par l’auteure le 1er novembre 2017 au cours d’une conversation par email.
[8] La note d’intention évoque les cyborgs de Donna Haraway, et Bircken insiste sur la dimension « prosthétique » des fragments de corps qui apparaissent dans son travail. (Bircken, propos recueillis et traduits par l’auteure, int. cit.) Toutefois, ces prothèses ont un aspect paradoxalement organique : ce sont des prothèses qui révèlent la fragilité des corps, plutôt qu’elles ne les réparent.
[9] Après tout, le pénis est un vide : c’est un corps caverneux (comme la partie interne du clitoris), qui s’emplit – s’engorge – de sang lors de l’érection.
[10] Sarah Lucas, I Scream Daddio (2015, curateur Richard Riley). Le titre est très probablement une allusion ironique à un cri orgasmique.
[12] Depuis les travaux pionniers d’échographies de coït visant à comprendre le plaisir féminin par la gynécologue obstétricienne Odile Buisson dans les années 2000 (en collaboration avec le chirurgien Pierre Foldès) le clitoris a été modélisé en 3D, utilisé comme motif en bijou. Le cas d’appropriation formaliste auquel nous renvoyons est celui de la sculpture publique de l’artiste suisse Mathias Pfund.
[13] Signifiant littéralement « refait », ce terme est utilisé par Irving Sandler à propos des sculptures de Jeff Koons à partir de 1985, qui vise à établir la filiation et la différence entre Duchamp et Koons : Koons, à partir de la série Equilibrium, ne se contente plus d’exposer des objets quotidiens, mais les fait refaire (et au fil des années, dans des dimensions de plus en plus grandes) dans des matériaux coûteux, par des artisans qualifiés. (Sandler, Art of the Postmodern Era : From the Late 1960s to the Early 1990s, Boulder, Westview Press, 1996, p. 495.)
[14] Et l’exposition de Bircken nous rappelle aussi que substituer des objets à autrui nous fragilise (Eva la poupée gonflable devient presque un instrument de torture), et que les objets dont les humains – majoritairement les hommes – s’entourent pour leur protection peuvent devenir les instruments de la destruction (AK-47 ; Uzi).