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L’art qui nous échappe

À propos de : Baptiste Morizot, Estelle Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Seuil


par Géraldine Sfez , le 17 avril 2019


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L’art contemporain est-il inaccessible, au point de se soustraire à toute « rencontre » avec le spectateur ? C’est la thèse défendue par Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual, qui s’interrogent sur les conditions d’une réconciliation entre les œuvres et leur public.

Baptiste Morizot, écrivain et philosophe, et Estelle Zhong Mengual, historienne de l’art, se confrontent dans L’Esthétique de la rencontre à une question épineuse : « Qu’est-ce qui fait que quelque chose se passe devant une œuvre – ou qu’il ne se passe rien ? » Ou plus exactement, car c’est surtout cette interrogation qui aimante l’ensemble de la réflexion : comment expliquer que face aux œuvres d’art contemporain il ne se passe, la plupart du temps, rien ? En effet, l’art contemporain ne produirait, selon les deux auteurs, que peu ou pas d’effet, voire se soustrairait par principe à toute rencontre. L’expérience répétée d’être face à des œuvres qui « ne déclenchent rien, ni affect, ni question, ni pensée, ni sensation » (p. 12) conduit ainsi les auteurs à interroger ce qu’ils désignent comme « l’énigme » de l’art contemporain.

Généalogie de la « tentation de l’art contemporain »

Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs reviennent sur la généalogie de cette situation et s’attachent à expliquer la « tentation de l’art contemporain » – qu’ils désignent étrangement par un acronyme : « t.a.c » – à se rendre « indisponible » ou « ineffectif ». Ils commencent ainsi par déconstruire différents présupposés qui structurent notre approche de l’art contemporain, renvoyant dos à dos la supposée déficience du spectateur, qui serait incapable de comprendre ce qui lui est proposé, et le caractère trop avant-gardiste des œuvres. C’est plutôt dans le repli de l’art sur lui-même que les auteurs voient l’une des raisons de cette rencontre manquée avec l’art. Par repli, il faut entendre la dimension réflexive de l’art en général et le « retour réflexif sur les médiums qui le constituent » (p. 32) devenus, depuis le modernisme, une norme et une fin en soi. B. Morizot et E. Zhong Mengual citent à titre d’exemple ces propos de l’artiste Ad Reinhardt, connu pour ses Black Paintings : « Tout doit être irréductibilité, irreproductibilité, imperceptibilité. Rien ne doit être “utilisable”, “manipulable”, “vendable”, “marchandable”, “collectionnable” ou “saisissable”. » [1] L’attitude des artistes contemporains s’inscrirait donc dans le prolongement de cette conception moderniste de l’art comme exploration des limites du médium.

On pourrait dès lors légitimement considérer que « la t.a.c relève bien d’un héritage des avant-gardes. Ce sont les avant-gardes du XXe siècle qui auraient opéré ce décrochage entre œuvre et visiteur » (p. 36). Mais cette approche généalogique, si elle permet d’expliquer que les œuvres se soient rendues de moins en moins accessibles, ne rend pour autant pas compte « du refus des œuvres à communiquer avec le spectateur, de leur refus de produire des effets sur le spectateur » (p. 41). En ce sens, il y a rupture, pour les auteurs, entre la dimension provocatrice des avant-gardes, qui vise encore à produire des effets, et l’ineffectivité de l’art contemporain. Pour comprendre l’indisponibilité des œuvres, les auteurs vont mettre en avant un paradigme sur lequel se règle désormais, selon eux, la réception de l’ensemble des produits culturels.

Art contemporain versus digestion

La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre ainsi sur l’hypothèse de l’apparition d’un nouveau paradigme de la réception au XXe siècle : celui de la « digestion ». Les œuvres, comme l’ensemble des produits culturels, seraient produites pour être consommées, absorbées et digérées de manière instantanée, sans écart ni retard (contrairement à ce que préconisait notamment Marcel Duchamp [2]). « L’industrie culturelle valorise les produits digérables et les usagers (nous) généralisent le mode de réception digestif à l’ensemble de la production artistique. » (p. 44-45). Nous attendrions d’une œuvre qu’elle soit rapidement identifiable et facilement mise en récit, en un mot immédiatement « digérable ».

La mise en place de ce paradigme permet aux auteurs de construire un régime d’explication du processus de repli de l’art contemporain sur lui-même. Si tout doit être digeste aujourd’hui – les produits culturels comme le reste –, alors l’art chercherait à maintenir sa singularité en se posant précisément comme « indigeste » ; les artistes tenteraient de se soustraire à cette injonction en rendant leurs œuvres « indisponibles ». « Pour ne pas être digérables, ils se sont rendus absolument indigestes. » (p. 49). La t.a.c serait une « stratégie de résistance » (p. 45).

Cependant, comme le soulignent les auteurs, déployer cette stratégie, c’est prendre le risque de couper radicalement l’art contemporain de son public. Les œuvres « non consommables » s’exposent à n’être tout simplement pas rencontrées. Le pouvoir transfigurateur de l’art est dès lors mis en péril. Comment être transformé par une œuvre qui se met en retrait et résiste à l’idée même d’une rencontre avec ses spectateurs ? L’exemple pris par les auteurs est celui de l’art vidéo. « Montage haché, son coupé, images floues, défilement saccadé, voix off incompréhensible, narration absente, sujet immobile ou inanimé » (p. 52) : les vidéos prennent le contre-pied de ce que la réception « digestive » requiert, mais se rendent par-là même irregardables, « indisponibles ».

B. Morizot et E. Zhong Mengual précisent que certaines œuvres ont au contraire une forte propension à se conformer au paradigme de la digestion. De telles œuvres tendent à se rendre accessibles, conscientes que pour être vues, il faut pouvoir se distinguer et capter l’attention d’un spectateur dont les yeux sont dans un état permanent de « zapping d’image en image », pour reprendre la formule d’Hito Steyerl. Les auteurs notent, à juste titre, que dans ce contexte le scandale perd sa dimension disruptive et participe au contraire d’une stratégie de digestibilité.

Ce moment de l’argumentation met donc face à face deux impasses : celle d’un spectateur accoutumé à digérer tout ce qu’on lui présente ; celle des œuvres se refusant à toute absorption possible. « Fausses rencontres », d’un côté, avec des œuvres formatées qui adoptent le paradigme de la digestion comme norme, et « non-rencontres » de l’autre avec des œuvres « qui refusent une quelconque effectivité. » Dans un cas comme dans l’autre, rien ne se passe. La fausse rencontre et ce qui se présente comme sa solution, la non-rencontre, constituent deux formes déficientes et symétriques de l’expérience esthétique. Restent alors, selon les auteurs, à penser les modalités possibles d’une véritable rencontre avec l’art.

Vers une rencontre « individuante »

Pour sortir de l’aporie constatée, les auteurs cherchent à concevoir les conditions de possibilité d’une rencontre qu’ils considèrent comme « individuante », d’après la terminologie du philosophe Gilbert Simondon (1924-1988) [3]. Le dernier moment de l’ouvrage, études de cas à l’appui, envisage donc le contrepoint de ce qui a été étudié jusque-là en mettant au centre de l’analyse le concept de rencontre « individuante », autrement dit d’une rencontre qui permet de cristalliser et déployer quelque chose de notre individualité. À la différence de la fausse et de la non-rencontre, la rencontre individuante est celle qui interfère dans notre processus d’individuation.

Les auteurs partent ici du principe que nous avons tous déjà fait l’expérience d’une telle rencontre avec une œuvre d’art qui serait venue modifier nos manières de sentir, de percevoir, de concevoir aussi bien que d’agir. Ce que les auteurs repèrent ici, à l’inverse de la t.a.c, c’est le pouvoir effectif, « individuant » qu’a l’art de façonner et modeler durablement notre être et notre relation au monde. Mais pour qu’une telle rencontre avec les œuvres ait lieu, il faut que quelque chose se passe, « accroche ». « Il y a rencontre à chaque fois qu’il y a mise en tension entre une singularité dans l’œuvre et l’irrésolu dans l’individu. » (p. 115). L’esthétique de la rencontre se modèle sur l’expérience de la rencontre amoureuse : la personne rencontrée redistribue les cartes de ce que l’on croyait vouloir ; de la même façon, l’œuvre rencontrée vient donner forme à la tension irrésolue qui habitait jusque-là le spectateur. « La rencontre individuante a pour effet de donner forme à des vouloirs nouveaux, c’est-à-dire ouvrir des dimensions de l’être et des chemins de l’action. » (p. 118). Elle permet ainsi de sortir du double écueil de la réception digestive et de la non-rencontre.

L’art contemporain : énigmatique ou introuvable ?

Si la question initiale (« Qu’est-ce qui fait que quelque chose se passe devant une œuvre- ou qu’il ne se passe rien ? ») vaut assurément d’être posée, on regrettera que les auteurs la referment presque aussitôt en partant du postulat que la plupart du temps « il ne se passe rien ». Partant de là, B. Morizot et E. Zhong Mengual développent en effet une argumentation qui ne peut éviter l’écueil de la généralisation et parfois du schématisme – le monochrome ou la montagne de gravats pris comme exemples de l’ineffectivité de l’art contemporain (p. 59-60).

Dès le début de l’ouvrage, les auteurs reconnaissent d’ailleurs la difficulté qu’il y a à parler de l’art contemporain en général du fait de la pluralité des pratiques en jeu. Afin de contourner cette difficulté, ils font le choix d’insister sur l’expérience des spectateurs, sur « une forme de relation bien particulière qui se met en place régulièrement entre œuvre et visiteur » (p. 11) ; mais ces précautions prises n’empêchent pas les auteurs de produire un propos souvent trop généralisant, ou alors nuançant à l’extrême ce qui vient d’être énoncé, au risque de faire perdre leur pertinence aux hypothèses de départ.

Le passage consacré à l’art vidéo est symptomatique de leur démarche : ils y décrivent différentes œuvres qui semblent se rendre indisponibles par des effets de saturation et de brouillage de l’image, mais en mettant sur le même plan des œuvres des années 1970 – correspondant aux débuts de l’art vidéo – et des œuvres contemporaines, et en laissant de côté des pièces comme celles de Bill Viola par exemple, qui sont non seulement accessibles mais rejouent les codes picturaux de la peinture classique, ils ne semblent pas suffisamment ouvrir le champ des exemples. Enfin l’appareil philosophique convoqué – la théorie de la rencontre formulée à partir de Simondon, qui occupe près d’un quart de l’ouvrage – semble disproportionné, et trop en surplomb, par rapport à la situation de l’art contemporain.

Ces limites n’empêchent pas l’ouvrage d’être extrêmement stimulant et de développer nombre d’analyses et de remarques éclairantes : on pense en particulier aux pages traitant d’un pan spécifique de l’art aujourd’hui – celui de « l’art en commun » dont Estelle Zhong Mengual est spécialiste [4]. Les auteurs y voient l’illustration même de l’esthétique de la rencontre : « Le développement de l’art en commun dès la fin des années 1990 pourrait ainsi être compris comme une solution, parmi d’autres, ajustée au grand problème artistique de notre temps : comment l’art peut-il créer des rencontres individuantes, dans cette conjoncture partagée de réception digestive ? » (p. 132). Cette forme d’art met en effet exemplairement en œuvre, et par définition même, ce « fonctionnement de l’œuvre comme entité relationnelle, ne s’activant que dans le cadre d’une relation avec des processus d’individuation singuliers » (p. 133). On citera également le passage sur l’économie de l’attention dans la deuxième partie (« La tentation du digestible de la création même ») qui revient sur la nécessité de capter l’attention d’un spectateur dans une biennale ou une foire ou encore la belle analyse de la pièce d’Hideo Iwasaki, aPrayer (2016) qui clôt poétiquement l’ouvrage.

À propos de : Baptiste Morizot, Estelle Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, Paris, Seuil, 2018. 161 p., 18 €.

par Géraldine Sfez, le 17 avril 2019

Aller plus loin

Bibliographie :
• Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011
• Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013
• Hito Steyerl, Duty-Free Art : Art in the Age of Planetary Civil War, Londres, Verso, 2017.

Pour citer cet article :

Géraldine Sfez, « L’art qui nous échappe », La Vie des idées , 17 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-art-qui-nous-echappe

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Notes

[1Ad Reinhardt, «  Art as Art  » dans Charles Harrison, Paul Wood, Art in Theory, 1900-2000, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2002, p. 809, cité p. 33.

[2Sur la conception du ready-made comme «  retard  » ou comme «  rendez-vous  », voir Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1991, p. 41 et p. 49.

[3Rappelons que Baptiste Morizot est l’auteur de Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert Simondon, Paris, Vrin, 2016.

[4Estelle Zhong Mengual, L’Art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les Presses du Réel, 2018.

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