De Hobbes, on a l’habitude de brosser un tableau sans nuance : son œuvre justifierait l’absolutisme le plus terrible, sa théorie politique serait le comble de l’immoralité. Cette lecture, explique L. Foisneau, est injuste.
À propos de : Luc Foisneau, Hobbes, la vie inquiète, Gallimard
De Hobbes, on a l’habitude de brosser un tableau sans nuance : son œuvre justifierait l’absolutisme le plus terrible, sa théorie politique serait le comble de l’immoralité. Cette lecture, explique L. Foisneau, est injuste.
C’est œuvre de justice que fait L. Foisneau dans cet ouvrage : « Rendre à Hobbes ce qui est à Hobbes » (p. 149, et passim). Oui, car Hobbes fait partie de ces philosophes dont on a coutume de réduire la pensée à quelques formules spectaculaires et ravageuses, et la plupart du temps pour en déplorer la teneur, quitte à admirer l’audace du penseur qui a diagnostiqué la modernité en la débarrassant des fards de la tradition.
Le grand mérite du livre est de nuancer le portrait, sans pour autant perdre les grandes perspectives de cette philosophie politique qui vise, avant tout, à l’efficacité. Tout en corrigeant certains contresens, commis d’ailleurs par de grands penseurs, il mesure la portée de l’œuvre à cette postérité équivoque. De cette mosaïque d’essais ressort un ouvrage foisonnant, qui malgré la qualification d’inédit rassemble en réalité des articles pour la plupart publiés sur une vingtaine d’années, une sorte de dictionnaire Hobbes, principalement orienté vers la pensée politique, dont il retrace la complexité, d’où la récurrence de formules propres à sceller l’autorité du spécialiste : c’est plus compliqué que ça (p. 48), les choses ne sont pas si simples (p. 465), la lecture est plus contrastée qu’on ne le pense (p. 467), jusqu’au « plus beau contresens que l’on puisse imaginer » (p. 395), dont se seraient rendus coupables Rawls et bien d’autres, et qui consiste à croire que Hobbes « ignore la question de la justice », alors qu’il fonde, au contraire, la justice sur la pluralité des conceptions du bien – thèse qui semble constituer le leitmotiv principal de l’ouvrage.
Chaque série d’articles est cousue autour d’un « problème ». Problème politique : « pourquoi l’État a-t-il de l’autorité sur nous », alors que nous ne nous considérons pas comme des animaux sociaux, mais comme des individus ? Problème sociologique : « pourquoi vivons-nous en société si nous n’aimons pas la compagnie d’autrui ? », autrement dit si la vie sociale ne nous convient pas foncièrement ? Problème éthique : « À quoi ressemble le bonheur quand la vie n’a pas de but ultime ? » Problème théologique : « Pourquoi les textes sacrés ne tirent-ils pas leur autorité de Dieu », mais du souverain ? Problème d’actualité enfin : « pourquoi lire Hobbes aujourd’hui », les choses ont-elles beaucoup changé depuis l’Angleterre du XVIIe siècle, en proie aux guerres de religion et aux révolutions ? Ces problèmes, formulés avec une grande clarté, sont suivis d’analyses très pointues et portant sur des questions spécifiques, d’une lecture nettement plus difficile et dont il n’est pas possible de rendre compte en quelques lignes. On s’en tiendra ici à la thèse récurrente du livre ainsi qu’à sa facture générale, qui pose elle-même un problème intéressant.
Le titre du livre de Luc Foisneau rapporte la pensée politique de Hobbes à son anthropologie. La vie humaine est « inquiète » ; ce constat n’est pas nouveau ; mais, ajoute Hobbes, elle est vouée à le rester, ce qui signifie que la philosophie traditionnelle doit revoir ses ambitions à la baisse. Le bonheur lui-même, tel que le philosophe anglais le conçoit, est indissociable de l’inquiétude : c’est un désir sans fin, en tous les sens du terme, « un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir sur pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort ». Ainsi l’entreprise classique de la philosophie, libérer l’homme de son trouble et lui procurer la quiétude, la paix de l’âme, la félicité, est vouée à l’échec. Pourquoi ? Tout simplement parce que la diversité des opinions concernant ce sujet est indépassable. Hobbes constate la perte de confiance « dans la pertinence théorique de la conception aristotélicienne de la justice » (p. 254), due à l’affirmation progressive des valeurs de la société commerciale (même si la lecture de McPherson, qui rapporte la théorie politique de Hobbes à l’idéologie bourgeoise qui triomphe au XIXe siècle, est en soi « anachronique »).
Il faut donc assigner un autre rôle à la philosophie : faire en sorte que cette diversité ne dégénère pas en conflit et en peur de la mort violente. La philosophie doit se faire politique. Avant de bien vivre, il s’agit de vivre, et de survivre quand tout, dans la nature humaine, la dispose au conflit et à la guerre de tous contre tous. Parce qu’il n’y a pas d’accord sur le souverain bien, le seul consensus doit porter sur la nécessité d’une souveraineté absolue, qui contraigne les hommes à ne pas s’entretuer.
Or cette nécessité d’obéir au souverain n’est pas elle-même nécessaire, elle n’est jamais qu’une obligation, dont la prise de conscience fonde la légitimité de l’État. Jusqu’à la conclusion :
lorsque Léviathan se transforme en Béhémoth, l’État producteur de droit en état d’exception, les citoyens ont raison de protester contre l’État au nom d’une moralité qui est celle de l’État lui-même. (p. 503)
L. Foisneau souligne à juste titre le caractère moral de cette théorie politique, autrefois dénoncée comme le comble de l’immoralité, et plus récemment comme le masque d’une théorie de la domination. Car il ne s’agit pas de décrire la « réalité effective » en donnant congé à toute injonction morale ; mais plutôt de convertir la morale à la politique, ce qui est fort différent. Ainsi, contre Michel Foucault qui affirme que Hobbes veut « éliminer » l’idée de conquête, ou celle de domination, l’auteur (p. 65) fait remarquer que le mot « conquête » est bel et bien utilisé par Hobbes. Mais en substituant au sens ordinaire du mot (imposition d’un ordre par les armes) un sens moral (acte par lequel le souverain oblige ses sujets à l’obéissance), Hobbes propose une réinterprétation rigoureuse du problème lui-même : toute domination s’appuie sur un consentement. Ce qui, au delà des mots, ne contredit pas vraiment sur le fond la lecture de Foucault.
Sans entrer dans le détail de ces analyses, j’aimerais m’interroger sur la forme même du livre, qui rassemble après coup (puisqu’ils ont fait l’objet de publications antérieures) des articles autour de « problèmes » formulés spécialement pour cette édition. Or, à perpétuellement corriger les tentatives d’évaluation de la pensée hobbesienne par un retour au texte et au contexte, à sa logique interne et à sa cohérence, l’analyse finit, par cette prudence même, par donner l’image d’une pensée aussi solide qu’arbitraire. Pourquoi Hobbes voit-il les choses ainsi ? Parce qu’il est Hobbes, et il faut rendre à Hobbes ce qui est Hobbes – principe de justice que, pour le coup, Hobbes reprend à la tradition même s’il le repense au regard de sa théorie contractualiste. Mais qu’en est-il de la raison d’être de sa pensée ? À juste titre, L. Foisneau signale qu’on ne peut la réduire aux circonstances historiques, même si celles-ci comptent. En fait, la raison d’être semble abandonnée aux interprètes qui eux-mêmes font partie de l’histoire de la philosophie, l’historien étant chargé de relever les inexactitudes, de comparer les affinités et les oppositions entre, par exemple, Augustin et Hobbes, d’évaluer les torsions imposées par Foucault, par Strauss, par Rawls etc., sans jamais prendre position ni même évaluer ces ressemblances et différences, ce qui imposerait sans doute d’émettre des hypothèses, ou d’adopter une position extérieure. Le travail de L. Foisneau est d’une positivité absolue.
De là une approche conforme au présupposé principal de cette philosophie, telle qu’elle est présentée par l’auteur : tout s’y justifie, en dernier lieu, par un renvoi à quelque chose d’indiscutable – le désir de vivre indéfiniment et de gagner pouvoir sur pouvoir. Ce principe s’applique aussi bien à la pensée de Hobbes : ce qui la maintient en acte, c’est sa postérité, et finalement, une fois rectifiés les inévitables contresens commis par celle-ci, le retour au texte. Dès lors, à s’en tenir à une stricte et neutre exégèse, cette pensée supposément si logique, et si soucieuse de convaincre, prend des airs d’aphorismes provocateurs à la manière d’Oscar Wilde.
L’ouvrage comprend un gros appareil de notes, une bibliographie des œuvres de Hobbes – mais pas de bibliographie hobbesienne. Et de fait, la plupart de ceux qui ont écrit des livres mémorables sur Hobbes l’ont fait pour le critiquer, ou du moins pour y voir le théoricien d’une idéologie obsédante (celle de la bourgeoisie marchande, de l’individualisme possessif, de la souveraineté, etc.), pour en faire une étape de la pensée politique – autrement dit pour le dépasser, ce qui, dans la langue de Hobbes, est la définition du malheur, sinon de la mort. Cet ouvrage qui restitue patiemment « à Hobbes ce qui est à Hobbes » fait donc exception. Rendu à lui-même, le philosophe anglais apparaît comme un personnage opaque, et ce d’autant plus que sa pensée revêt ici toute la panoplie de ses nuances et de ses évolutions.
par , le 16 mars 2017
Ariel Suhamy, « L’inquiétant Monsieur Hobbes », La Vie des idées , 16 mars 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-inquietant-Monsieur-Hobbes
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