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Essai Société

L’université aux abois


par Isaac William Martin , le 25 novembre 2016
traduit par Arianne Dorval
avec le soutien de Fondation Florence Gould



En publiant On the Run, la sociologue Alice Goffman s’est attirée de nombreux éloges avant de susciter de plus en plus de controverses. Si la plupart des critiques ont mis en cause la précision de sa recherche ethnographique, elles ont éludé l’essentiel : l’intrusion de l’économie de marché dans le monde universitaire.

Dès le départ, On the Run : Fugitive Life in an American Ghetto d’Alice Goffman était voué à la controverse. Témoignage remarquable sur les effets de la surveillance policière continue sur les habitants d’un quartier noir de Philadelphie, le livre est paru en avril 2014, à la veille de la naissance de Black Lives Matter. Au mois de juillet de la même année, la vidéo de policiers newyorkais étranglant et suffoquant un homme noir du nom d’Eric Garner, soupçonné de ne pas s’acquitter de la taxe sur les cigarettes, était vue par des millions d’Américains. Dès le mois d’août, les dernières paroles de Garner (« I can’t breathe », « Je ne peux pas respirer ») étaient devenues le mot d’ordre d’un mouvement de masse – et des policiers et leurs alliés de droite avaient commencé à préparer une réponse politique. Il était alors difficile de distinguer la première réception de On the Run des commentaires sur la crise en cours. Beaucoup de critiques ont lu ce livre comme une condamnation des pratiques policières discriminatoires. D’autres l’ont trouvé injuste vis-à-vis de la police (voir par exemple Betts, 2014). D’autres encore ont fait valoir que Goffman s’était montrée trop tendre envers celle-ci, et ont contesté l’idée même qu’une « femme blanche » puisse être considérée comme une autorité sur le vécu des hommes noirs – « qui donc pouvait penser que c’était une bonne idée ? » – et ce, en particulier au moment où des Noirs sûrs de leurs droits descendaient dans la rue (Sharpe, 2014). Les Américains ne parvenaient même pas à s’entendre sur ce que montrait la vidéo de la mort d’Eric Garner ; il n’est peut-être donc pas surprenant que leurs interprétations de ce livre aient été aussi variées.

Cependant, la controverse qui a pris de l’ampleur l’année suivante autour du livre avait tout autant à voir avec la dynamique interne à la profession sociologique. Avant même la parution du livre, l’American Sociological Association avait déjà honoré de deux prix les recherches de Goffman. À sa publication, On the Run a fait l’objet non pas d’un, mais de deux comptes rendus élogieux dans le New York Times (Kotlowitz, 2014 ; Schuessler, 2014). Le livre a également permis à l’auteur de décrocher une bourse de recherche postdoctorale très prisée, puis un poste de maître de conférences au Département de sociologie de l’Université du Wisconsin-Madison – réputé pour être l’un des principaux départements d’études supérieures de sociologie aux États-Unis. Les recherches de Goffman semblaient l’avoir propulsée au sommet de la réussite professionnelle.

C’est alors que le sommet s’est transformé en pente glissante. Le département qui a embauché Goffman avait pu maintenir pendant près de cent ans sa position de chef de file parmi les départements de sociologie du fait de deux grandes traditions dans le Wisconsin : l’investissement public dans les sciences sociales axées sur les réformes, et des protections légales pour la liberté académique. Or, au début de 2015, le gouverneur du Wisconsin, Scott Walker, présentait un nouveau projet de loi budgétaire visant à réorienter l’université de façon à « répondre aux besoins de main-d’œuvre de l’État » plutôt qu’à identifier et à résoudre les problèmes sociaux, et devant permettre à l’administration de mettre fin à l’emploi des professeurs dans les programmes non conformes à la nouvelle mission de l’université (Stein, Marley et Herzog, 2015). C’était une mauvaise nouvelle, non seulement pour les professeurs de l’Université du Wisconsin, mais aussi pour la profession sociologique aux États-Unis, laquelle avait toujours été solidement ancrée dans les universités publiques et mue par une volonté mélioriste. Si la profession pouvait être menacée dans sa citadelle historique, alors elle était menacée partout.

Au printemps et à l’été 2015, les sociologues américains étaient confrontés à la question urgente de savoir si leur profession allait pouvoir survivre à l’intrusion d’un ethos mercantile au sein de l’université. Plutôt que d’y réfléchir, nombre d’entre eux ont passé l’été à se demander si le livre d’Alice Goffman avait reçu plus que sa part de louanges. Cette dernière question peut sembler dérisoire au regard de la première. Et pourtant, il s’agit, d’une manière détournée, de la même question.

Une méthodologie controversée

On the Run rapporte les résultats de six années d’observation ethnographique par l’auteur d’un groupe de jeunes hommes noirs de Philadelphie recherchés ponctuellement par la police. La thèse du livre est que la chasse policière constitue ce que Marcel Mauss appelait un fait social total : elle imprègne et pervertit tous les aspects de la vie sociale dans le quartier où vivent les hommes recherchés. Les familles élargies se réunissent pour les dates d’audience et se dispersent aux anniversaires et aux funérailles. Les hommes évitent les banques et placent leur argent au bureau des cautions (« bail office »). Les valeurs économiques sont inversées : par exemple, les hommes recherchés peuvent payer une prime pour recevoir leurs soins médicaux d’un praticien opérant sans permis, et dépenser une somme importante pour une poche d’urine (qui permettra à un homme en liberté conditionnelle de réussir un test de dépistage de drogue). Certains voisins profitent du désespoir de ces hommes. D’autres, qui ne veulent rien avoir à faire avec eux, doivent néanmoins organiser leur vie et adapter leurs habitudes pour éviter d’être mêlés à leurs histoires. Compte tenu de la fréquence des arrestations dans les communautés noires aux États-Unis – selon une estimation récente, 49 % des hommes noirs ont déjà subi une arrestation à l’âge de 23 ans (Brame et al., 2014) – il semble que cette image d’un monde où les valeurs sont inversées, si elle est vraie, soit l’une des choses les plus importantes à savoir sur la société américaine.

La question est de savoir si cette image est vraie. On the Run appartient à un genre, l’ethnographie, qui suscite souvent la méfiance. Goffman est la fille du grand sociologue américain Erving Goffman, dont elle a de toute évidence étudié soigneusement les œuvres. Ayant hérité du don de son père pour l’écriture sans prétention, elle décrit sa méthode d’enquête préférée (celle de son père mais aussi la sienne propre) comme « le fait de se couper de sa vie antérieure et de se soumettre autant que possible aux conditions merdiques auxquelles sont soumis les gens que l’on cherche à connaître » (p. 242). Peut-être est-ce ainsi que le chercheur conçoit l’ethnographie. Pour les personnes qu’il cherche à connaître, ce type d’enquête de terrain ressemble plus souvent à de l’espionnage : l’ethnographe s’immisce parmi des inconnus pour leur soutirer des confidences. Comme si cela ne suffisait pas, le sentiment de déloyauté est aggravé par une ressemblance fâcheuse entre l’écriture ethnographique et la magie scénique. Un narrateur ethnographe habile dirige l’attention du lecteur, la faisant porter à certains moments sur sa propre présence dans la scène qu’il décrit (comme pour dire, « vous devez croire ce que je vous raconte parce que j’y étais »), la détournant à d’autres de sa présence (comme pour dire, « vous devez croire que ça se passe ainsi même quand je n’y suis pas »). Goffman, qui est une narratrice très habile, affirme qu’elle a essayé « de se faire aussi petite que possible » (p. 237). Et pourtant, elle occupe une place importante dans le livre, parce que les preuves les plus convaincantes qu’elle a à offrir sont les preuves issues de ses sens.

En ce qui concerne de nombreux détails du livre, soit on croit Goffman, soit on ne la croit pas. Certains critiques mettent en doute ses dires, quand elle affirme que des agents de police, de passage à l’hôpital pour des raisons indépendantes de leur travail, vérifient à l’occasion si le registre des visiteurs comporte les noms d’hommes recherchés ; les porte-parole de la police et des hôpitaux de Philadelphie contestent par ailleurs cette affirmation (Forman, 2014 ; Lubet, 2015). Or Goffman rapporte des observations directes de cette pratique : alors qu’elle effectuait une visite à l’hôpital pour la naissance de l’enfant d’un ami, des policiers sont arrivés et ont emmené le jeune père, menottes aux poignets (p. 34). À une autre occasion, deux agents ont placé Goffman en garde à vue et lui ont fait subir un interrogatoire, et ses notes de terrain sur l’événement consignent un déluge d’allusions sexuelles et racistes, lesquelles, on peut l’imaginer, seraient également contestées par les services de police si un « fact-checker » les interrogeait à ce sujet (p. 70). À une autre occasion encore, des agents de police ont fait irruption dans la maison où dormait Goffman. Un agent l’a menottée sous la menace d’une arme, l’a plaquée au sol, lui a marché sur le dos, et écrasé ses doigts sous sa botte (p. 61). Elle décrit cette expérience comme une source d’informations de première main sur ce qui se passe « quand la police frappe à votre porte » (p. 56). Entre autres choses, ce qui se passe est que vous commencez à paniquer à la vue d’hommes qui ressemblent à des agents de police (p. 249). Voilà le genre de détails qu’on ne trouve pas dans une analyse statistique des données de recensement.

Tous ne croient pas à ces détails racontés à la première personne, et ceux qui y croient n’aiment pas nécessairement ce qu’ils lisent. En avril 2015, un important éditeur commercial publie une nouvelle édition de poche du livre pour le marché de masse. Avant la fin du mois, un anonyme rédige une lettre de 57 pages accusant Goffman d’avoir fabriqué des résultats de recherche, et résumant point par point les contradictions présumées retrouvées dans le texte (ainsi qu’entre le texte et les archives publiques disponibles), qu’il envoie par la poste à ses anciens et nouveaux employeurs dans l’intention de la faire licencier (Lewis-Kraus, 2016 ; voir Anonymous, 2015). L’Université du Wisconsin désigne un jury de professeurs pour enquêter sur ces allégations. Le 3 juin, alors que le jury conclut qu’il n’y a aucune raison de penser que Goffman a fabriqué des preuves, un professeur de droit publie un compte-rendu du livre en ligne, dans lequel il soutient que, s’il n’a pas été fabriqué, On the Run contient des preuves suffisantes pour faire condamner Goffman pour un crime, celui de complot avec intention de donner la mort (Université du Wisconsin – Madison, 2015 ; Lubet, 2015).

Le compte-rendu est publié un mercredi. Le jeudi, les principaux titres de presse qui traitent de l’Université du Wisconsin font état de l’attaque du gouverneur contre la liberté académique (la première page du New York Times : « Unions Subdued, Walker Turns to Tenure at Wisconsin Colleges ») (Davey et Lewin, 2015). Le vendredi, ils portent à nouveau sur Goffman. Le journaliste du New York Times qui avait écrit le premier compte-rendu élogieux de On the Run publie alors un article plus équivoque sur la controverse naissante (Schuessler, 2015). Un chroniqueur du Los Angeles Times prédit que le livre sera « le prochain grand scandale du monde de l’édition » (Hiltzik, 2015). À la même période, un journaliste du New York Magazine se rend à Philadelphie pour vérifier les faits consignés dans le livre, retrouvant et interrogeant les sujets de recherche dont Goffman a tenté de dissimuler l’identité (Singal, 2015). Au sein de la profession sociologique, le vent de l’opinion publiée commence aussi à tourner. Un démographe soumet à l’American Sociological Review un compte-rendu critique des méthodes de recherche de Goffman, qu’il publie sur son blog très visité (Cohen, 2015b). Des comptes-rendus critiques par des sociologues urbains commencent aussi à paraître dans des revues professionnelles, y compris le Social Service Review (Sharkey, 2015) et l’American Journal of Sociology (Rios, 2015).

Certaines des critiques méthodologiques sont justifiées. L’une des questions les plus insistantes est la suivante : comment l’auteure peut-elle s’autoriser à tirer des conclusions générales sur la base de ce qui est, à certains égards, une expérience très particulière ? Les hommes dont Goffman était la plus proche au cours de ses recherches faisaient peut-être l’objet d’un degré inhabituel de surveillance parce qu’ils avaient commis des crimes inhabituels. Ces hommes particuliers avaient à la fois subi et commis plus de violences que les autres jeunes hommes de leur rue ; celle-ci était l’une des zones les plus violentes de tout le quartier ; le quartier avait connu plus de violences que la plupart des autres quartiers de Philadelphie ; et la ville de Philadelphie elle-même connaissait plus de violences à cette période que d’autres villes américaines (Forman, 2015 ; Sharkey, 2015). Il est raisonnable de se demander si ce livre décrit autre chose qu’une clique spécifique. Les tentatives de Goffman pour établir des conclusions générales à partir de l’étude d’un échantillon mal défini de voisins ne tranchent pas la question (Cohen, 2015b). Le texte de On the Run est remarquablement vague quant à la portée de l’argument, présentant ses conclusions d’abord comme la description « d’une communauté noire pauvre et marginalisée » (p. xiv), puis, de façon de plus en plus hasardeuse, comme une description « des quartiers noirs pauvres et marginalisés telle que celui de 6th Street » (p. 196), « des quartiers noirs pauvres et marginalisés » (p. 141), et même « des communautés urbaines pauvres » (p. 201) en général. Certains des critiques de Goffman issus des communautés urbaines pauvres ne reconnaissent pas leurs communautés dans la description qu’elle en fait et perçoivent le livre comme une insulte (par exemple Betts, 2014).

L’intrusion de l’économie de marché dans le monde universitaire

Néanmoins, ces manquements n’expliquent pas pourquoi ce livre a suscité une telle controverse, dans la mesure où ils font partie des péchés les plus courants de la science sociale américaine. De nombreux ethnographes font comme si leurs résultats étaient d’une généralité que ne justifient pas leurs observations, et des chercheurs américains en sciences sociales plus influents qu’Alice Goffman écrivent sans cesse des choses blessantes à propos des pauvres. Ce fait est peut-être scandaleux en soi, mais en règle générale il ne provoque pas de scandale. Or, cette fois, on soutient que de grands principes sont en jeu. La question n’est pas seulement de savoir s’il s’agit ou non d’un bon livre, mais de savoir si oui ou non un auteur a enfreint une règle éthique importante afin d’écrire un bon livre, bien que peu de critiques s’entendent précisément sur la nature de la règle éthique en question. Goffman est soit une intruse qui a donné une fausse image de ses informateurs, soit une initiée qui a été complice de leurs crimes. Elle a exagéré leur degré de déviance, ou bien elle l’a minimisé. Elle a modifié trop de détails pour protéger ses sources (une violation du code de déontologie du journaliste), ou alors n’a pas su les protéger de manière adéquate (une violation du code de déontologie du sociologue). Elle a trop promptement répété des on-dit sur les pratiques policières, ou trop volontiers flatté les préjugés populaires qui excusent ces pratiques. Il semble que la controverse ne résulte pas tant de la violation d’une norme éthique particulière que d’une sorte d’anxiété collective vis-à-vis du pouvoir de l’éthique en général.

Il se peut que cette anxiété ait à voir avec les inquiétudes de nombreux journalistes et sociologues face à la capacité du marché de saper leur autorité professionnelle. La réglementation éthique, comme l’affirmait Émile Durkheim, est à la fois le but de l’organisation professionnelle et la justification de l’autonomie professionnelle. Durkheim pensait que l’éthique professionnelle était un frein nécessaire à l’anarchie du marché. Les professions respectent les normes – en l’occurrence, les normes de vérité et de méthode – qui seraient autrement minées par la concurrence. À l’origine des objections par ailleurs très distinctes, voire même incompatibles, que les critiques ont formulées à l’encontre de On the Run, il y a l’idée que Goffman s’est trop éloignée d’une certaine norme éthique propre aux professions journalistiques ou sociologiques parce qu’elle s’est trop rapprochée du marché du livre.

Peu importe ce que les critiques ont pu dire d’autre, et quel que soit le fond ou les mérites de leurs objections, beaucoup d’entre eux se sont exprimés en ce sens. Certains ont insinué que Goffman avait négligé un contexte significatif afin d’écrire une histoire passionnante (Pascoe, 2014 ; Sharkey, 2015). D’autres ont franchement affirmé qu’elle avait caricaturé le quartier sur lequel portait son étude parce que le marché récompense les histoires de violence sensationnalistes (Rios, 2015). D’autres encore ont donné à entendre qu’elle avait empêché la diffusion de sa thèse en vue de stimuler les ventes de son livre (Cohen, 2015a). En bref, des choix intellectuels qui auraient dû être préservés du commerce avaient été pollués par la proximité du marché. Le livre était trop agréable à lire, trop vendeur, trop rentable. Le problème avec ce livre était que le marché l’avait adoré.

Il est facile d’interpréter ces récriminations comme une simple manifestation de jalousie professionnelle – et j’ai certainement entendu à propos de ce livre des ragots que je qualifierais volontiers d’aigris –, or le risque que la concurrence commerciale sape les normes professionnelles est bien réel. Considérez la situation difficile du sociologue qui tente de faire respecter ces normes. Le principe de l’évaluation par les pairs est censé fournir aux sociologues universitaires une certaine protection contre l’influence corruptrice du marché, en veillant à ce qu’ils rivalisent pour obtenir l’estime de leurs pairs scientifiques plutôt que des clients payants. Or, le succès sur le marché de masse retient l’attention du monde universitaire. Cette attention est, à son tour, une condition sine qua non pour la réussite académique. Si vos pairs scientifiques ne connaissent pas vos recherches, vous n’obtiendrez pas le poste, la subvention ou le prix prestigieux. Il y a ici une tension bien réelle : aucun sociologue professionnel ne considère que la valeur d’un travail de recherche doit être estimée en fonction du nombre d’exemplaires du livre vendus dans une librairie d’aéroport, mais faire en sorte que son livre se retrouve sur les rayons d’une librairie d’aéroport permet de s’assurer que suffisamment de collègues le verront. Pire encore : un moyen de faire en sorte que son livre se retrouve sur les rayons des librairies est d’appliquer de manière peu rigoureuse les normes de la profession. On peut, par exemple, décrire ses méthodes de façon moins détaillée que ne l’exigerait un évaluateur très strict, omettre l’appareil critique que les lecteurs profanes trouvent si ennuyeux, narrer les anecdotes les plus dramatiques plutôt que le train-train ordinaire mais représentatif de la vie sociale. Du point de vue d’un éditeur commercial, ce ne sont que de bons conseils d’écriture. En revanche, du point de vue de la profession sociologique, tout ceci est fort inquiétant.

En tant que membres de la profession, agissons-nous encore comme les gardiens de normes professionnelles si nous dirigeons notre attention, et donc implicitement si nous estimons la valeur des recherches des uns et des autres, en fonction du budget publicitaire de certains éditeurs ? Qu’adviendra-t-il si nous prenons nos décisions quant à la façon de mener et relater nos propres recherches, non pas conformément au code de déontologie de la profession, mais en accord avec ce qui a le plus de chances de nous faire décrocher le meilleur contrat d’édition ? Et que se passera-t-il si cela suppose de satisfaire un public qui ne partage pas certaines de nos normes professionnelles, voire que ces normes rebutent ? Si cette inquiétude paraît exagérée, il faut considérer que les normes éthiques d’une profession peuvent comprendre des questions aussi triviales, en apparence, que le style d’écriture. Ainsi, ce qui semble aux yeux d’un lecteur un style d’écriture inutilement lourd peut paraître aux yeux d’un autre le minimum requis par le Code de déontologie de l’American Sociological Association section 13.04 (d) (« Les sociologues doivent prendre un soin particulier à présenter toutes les qualifications pertinentes en lien avec les résultats et l’interprétation de leurs recherches »). À la lecture de On the Run, Certains sociologues semblent avoir eu le sentiment d’être au bord d’un précipice.

La sociologie a toujours été dépendante des éditeurs commerciaux, et cette dépendance crée un problème pour l’aspiration à l’autonomie professionnelle. Mais il est symptomatique de ce fait problématique que les sociologues n’en discutent jamais, jusqu’à ce qu’un livre particulièrement bien médiatisé capte l’attention de tout le monde en même temps. Et alors ils en discutent indirectement en débattant des mérites du livre.

Ainsi, avant On the Run, il y a eu Heat Wave, le livre d’Eric Klinenberg paru en 2002 sur une catastrophe climatique responsable de la mort de centaines de personnes à Chicago. Le livre a remporté des prix d’associations professionnelles, et Malcolm Gladwell en a fait le sujet d’un article pour The New Yorker (Gladwell, 2002). Puis le chœur des critiques s’est fait entendre. Les sociologues ont soulevé certaines objections concernant Heat Wave similaires à celles que d’autres opposeraient par la suite à On the Run : le livre, disait-on, avait dramatisé son sujet (Clarke, 2004), exagéré la généralité de ses conclusions (McLeod, 2004), et secrètement flatté les préjugés racistes qu’il désavouait explicitement (Duneier, 2004). Une bonne part des critiques s’inquiétaient du fait que le livre était trop populaire : il s’agissait d’un « livre grand public » plutôt que d’une contribution à la littérature (Miller et Perrucci, 2004 : ix). Un critique a même construit son argument en citant abondamment le résumé du livre de Gladwell plutôt que le livre lui-même (Duneier, 2004 : 144) – comme si le simple fait qu’un vulgarisateur ait commis quelques erreurs justifiait de mettre en doute l’éthique de la recherche originale.

Et puis il y a eu Gang Leader For a Day (Venkatesh, 2008). Le sociologue Sudhir Venkatesh avait déjà écrit deux importantes monographies savantes sur la pauvreté urbaine lorsqu’il a publié chez un éditeur spécialisé ce mémoire portant sur ses expériences de terrain. Le livre s’est retrouvé sur la liste des best-sellers du New York Times, a été encensé par les critiques des magazines populaires, puis a fait l’objet d’une controverse professionnelle. Les critiques ont tour à tour accusé Venkatesh d’être complice des crimes de trafiquants violents et d’être en trop bons termes avec la police ; de dresser un portrait exotique de ses informateurs et de normaliser leur déviance ; de conserver des registres qu’il aurait dû détruire (mettant ainsi des personnes en danger) et de détruire des documents qu’il aurait dû garder (jetant ainsi le soupçon sur ses données). En 2012, le New York Times publiait un reportage inhabituel sur Venkatesh (« Columbia’s Gang Scholar Lives on the Edge ») qui reprenait une longue liste de ces allégations. Le reportage mentionnait aussi, comme une préoccupation éthique de gravité égale, l’inquiétude des pairs de Venkatesh face à un travail jugé tout simplement trop commercial. Il s’était mis « avec trop d’empressement sous les projecteurs » ; il avait inclus dans son livre « le genre d’histoires et de personnages dramatiques qui plaisent… et qui ont plus en commun avec les films d’Hollywood qu’avec la plupart des discours universitaires ennuyeux » ; il avait succombé à la « tentation d’accentuer le macabre » afin de s’attirer un public de masse (Kaminer, 2012). Comme plus tard avec On the Run, les sociologues ont formulé des critiques nombreuses et variées, qui étaient peut-être toutes dignes de considération en tant que telles, mais qui, prises ensemble, étaient si diverses, voire si contradictoires, qu’elles semblaient n’avoir rien en commun – mis à part la crainte que la tentation du succès commercial n’eût d’une certaine façon corrompu le processus de recherche. Venkatesh avait violé la frontière sacrée entre le temple de la science et le marché.

Il se peut que tous ces livres aient mérité de sérieuses critiques d’ordre éthique. Cela est vrai de nombreux travaux de sociologie. Or, peu d’entre eux en reçoivent. Et quand c’est le cas, le chœur des critiques prend parfois un air artificiel de rituel : les sociologues se rassemblent autour d’un livre et accomplissent des rites sacrés pour réinstaurer la distance entre les valeurs de leur profession et le monde profane de l’argent.

L’indépendance académique en jeu

Comme nous l’a enseigné Émile Durkheim, le rituel est le moyen essentiel par lequel nous établissons et renforçons le caractère sacré des valeurs qui nous sont primordiales. Mais parfois, comme nous l’a enseigné Karl Marx, le rituel est aussi une distraction.

Scott Walker, le gouverneur du Wisconsin, en 2015

À l’été 2015, alors que les sociologues débattaient des mérites de On the Run, leurs employeurs et les éditeurs prenaient des décisions réelles quant au degré d’intrusion du marché dans la gouvernance des communs intellectuels. Le 12 juillet, le gouverneur Walker signait un budget de l’État éliminant les protections légales pour les professeurs titulaires à l’Université du Wisconsin. C’était là une pièce maîtresse de sa brève campagne pour la présidence des États-Unis : lorsqu’au cours de la réunion de lancement de la campagne la semaine suivante, il s’est vanté d’avoir « mis un terme à l’ancienneté et à la titularisation », ses paroles ont provoqué un tonnerre d’applaudissements (Kravinsky, 2015). Les professeurs ont continué à se battre pour préserver la sécurité d’emploi, mais le 10 mars 2016 le Conseil des régents du Wisconsin a finalement approuvé une nouvelle politique beaucoup moins contraignante, qui devait permettre aux administrateurs des universités de fermer des programmes et de licencier des professeurs avec une concertation minimale. « Je ne crois pas que l’université soit exactement comme une entreprise », déclarait le président du conseil d’administration, « mais nous ne pouvons pas offrir une éducation de qualité à nos étudiants si nous ne disposons pas d’un système financier solide » (cité dans Flaherty, 2016, je souligne). Un poste de maître de conférences avec possibilité de titularisation à l’Université du Wisconsin est toujours plus sûr que ne le sont la plupart des emplois aux États-Unis, et demeure un poste de rêve pour beaucoup de mes doctorants. Mais ce n’est plus le poste de rêve que c’était il y a deux ans.

Publier une recherche ethnographique aux États-Unis pourrait ne pas être non plus tout à fait la même chose qu’il y a deux ans. Certains ethnographes urbains semblent avoir conclu que l’édition n’est plus que la première étape d’une ordalie : ainsi, le professeur de Harvard Matthew Desmond, dont l’ouvrage Evicted, salué à la fois par la critique et le grand public, est le livre sur la pauvreté urbaine de l’année, y rapporte qu’il a embauché un « fact-checker » – peut-être pour anticiper le genre d’examen dont Goffman a fait l’objet de la part des journalistes, voire pour s’y préparer (Desmond, 2016, p. 339). Quant à Alice Goffman, elle n’a pas été accusée de complot avec intention de donner la mort. Elle n’est pas devenue le prochain grand scandale du monde de l’édition. À la demande de son éditeur, elle a effectivement accepté une situation merdique pour défendre sa réputation et celle du livre, dont les ventes ont probablement bénéficié d’une telle publicité. En janvier 2016, le New York Times publiait un reportage sur la controverse qui la présentait sous un jour sympathique (Lewis-Kraus, 2016). C’était le quatrième article dans ce journal à propos de On the Run, et la meilleure publicité que le livre eût reçue jusqu’alors. Je soupçonne que, du point de vue d’un éditeur soucieux de rentabilité, la leçon de tout cela est qu’il faut chercher la prochaine Alice Goffman, et au diable les évaluateurs et leurs normes professionnelles.

par Isaac William Martin, le 25 novembre 2016

Aller plus loin

 Anonymous. n.d. (2015). « Possible Problems In the Work  ».
 Betts, Dwayne. 2014. « The Stoop Isn’t the Jungle ». Slate, 10 juillet.
 Brame, Robert, Shawn D. Bushway, Ray Paternoster, et Michael G. Turner. 2014. « Demographic Patterns of Cumulative Arrest by Ages 18 and 23 ». Crime and Delinquency 60(3) : 471-486.
 Cohen, Phil. 2015a. « Goffman Dissertation Followup  ». Family Inequality (personal blog), 15 juillet.
 Cohen, Phil. 2015b. « Survey and Ethnography : Comment on Goffman’s ‘On the Run’ ». Working paper, 22 juin.
 Davey, Monica et Tamar Lewin. 2015. « Unions Subdued, Walker Turns to Tenure at Wisconsin Colleges ». New York Times, 4 juin, p. A1.
- Desmond, Matthew. 2016. Evicted : Poverty and Profit in the American City. New York : Crown Publishers.
 Flaherty, Colleen. 2016. « ‘Fake’ Tenure ? » Inside Higher Education, 11 mars.
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 Gladwell, Malcolm. 2002. « Political Heat : the Great Chicago Heat Wave, and Other Natural Disasters ». The New Yorker, 12 août.
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 Hiltzik, Michael. 2015. « That Goffman Book : Is the Next Big Publishing Scandal About to Break ? » Los Angeles Times, 5 juin.
 Kaminer, Ariel. 2012. « Columbia’s Gang Scholar Lives on the Edge ». New York Times. 2 décembre, p. MB1.
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 Venkatesh, Sudhir. 2008. Gang Leader for a Day : A Rogue Sociologist Takes to the Streets. New York : Penguin.

Pour citer cet article :

Isaac William Martin, « L’université aux abois », La Vie des idées , 25 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-universite-aux-abois

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