Recensé : Nicolas Dot-Pouillard, La Mosaïque éclatée. Une histoire du mouvement national palestinien (1993-2016), Paris, Actes Sud, 2016, 272 p., 22 €.
Nicolas Dot-Pouillard, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), vient de publier un livre sur le mouvement national palestinien depuis la signature des accords d’Oslo en 1993. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité d’une littérature dense consacrée aux dynamiques engendrées par cette déclaration de principes. Après la création d’une autorité palestinienne, de nombreux travaux se sont attachés à restituer l’évolution des institutions palestiniennes, depuis la naissance d’un corps gouvernemental jusqu’à l’organisation d’élections locales. Parallèlement, une seconde tendance a consisté à suivre les étapes de la négociation dans ce qu’il a été convenu d’appeler le « processus de paix ». En centrant son analyse sur les dynamiques partisanes inter-palestiniennes, l’auteur réoriente la recherche et défriche un terrain encore peu connu.
Les accords d’Oslo sont conclus entre Israël et l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) qui, depuis 1974, représente officiellement l’ensemble des Palestiniens. L’OLP, alors installée à Tunis depuis son exil de Beyrouth en 1982, revient en Palestine à la faveur de ces accords. Ces derniers prévoient entre autre une reconnaissance mutuelle des deux parties et la création d’une autorité intérimaire de gouvernement, plus communément appelée Autorité palestinienne (AP), chargée d’administrer les Territoires palestiniens et les Palestiniens qui y résident, au nom de l’OLP, dans les zones qui lui sont dévolues. Israël s’engage, sinon officiellement, du moins dans l’esprit des accords, à se retirer progressivement des Territoires.
À l’issue de ce processus de structuration d’un corps étatique d’une part, et du désengagement israélien d’autre part, les parties s’engagent à négocier les questions les plus sensibles (entre autre le statut de Jérusalem ou la question des réfugiés) au terme d’une période de cinq ans. Parallèlement, l’OLP obtient la garantie qu’un État palestinien sera créé. Si l’on a pu penser en 1993 qu’une issue au conflit avait peut-être été trouvée, la complexité des accords d’Oslo, dans leurs termes comme dans leur mise en application, a suscité de vives oppositions au sein des partis palestiniens. Néanmoins, les débats qui ont alors animés le mouvement national ont été en partie rendus inaudibles par la dynamique puissante engendrée par les accords (soutien international, médiatisation des étapes de la négociation, arrivée massive de l’aide internationale, transformation radicale des logiques politiques, etc.). C’est à cette mise en sourdine que ce livre entend remédier, en se faisant l’écho des débats qui ont animés le mouvement national et en restituant les grands problèmes auquel il est confronté à partir de 1993.
De l’historiographie du conflit palestinien
Le premier intérêt de l’ouvrage réside dans la synthèse historiographique qu’il opère et qui rappelle les écueils et les inflexions de la littérature sur la question. Au moment de la signature des accords d’Oslo, les études sur le mouvement national s’étaient concentrées sur les nouvelles dynamiques nées de l’accord : la création de l’Autorité palestinienne (AP), le « retour » en Palestine des cadres du mouvement national palestinien, installés alors à Tunis, le processus de négociation et en particulier celle des questions les plus sensibles (celle des réfugiés ou du statut de Jérusalem, entre autres), non traitées à Oslo mais qui devaient être négociées à l’issue d’une période de cinq ans, en mai 1999. Ces éléments laissaient penser que le conflit pouvait trouver une issue définitive, si bien que la création de l’État palestinien a d’abord été analysée comme la fin de la lutte nationaliste palestinienne et non comme un processus ou une étape du conflit. Depuis plusieurs années, la recherche scientifique s’est départie de cette vision téléologique qu’a pu inspirer le processus d’Oslo (« Oslo s’ouvre dans une atmosphère générale de fin de l’Histoire ». p. 17) et a pris ses distances avec l’espoir de la création d’un État palestinien reconnu par les Israéliens. Comme le rappelle N. Dot-Pouillard, les accords d’Oslo ne marquent pas une fin mais le début d’un nouveau processus :
Oslo ce n’est pas la paix, mais l’entrée dans une nouvelle phase du conflit. (p. 13)
L’analyse séquentielle que propose N. Dot-Pouillard (p. 16) rejoint une méthodologie historique qui a montré que, pour être compris dans sa complexité, le conflit devait impérativement être analysé à la lumière d’une succession de micro-séquences. Elle permet également de mettre en lumière l’échec du processus d’Oslo, qui est une séquence en soi, même si elle bute sur la définition exacte de la nouvelle phase ouverte par cet échec.
N. Dot-Pouillard apporte un regard neuf sur une période qui a longtemps été analysée au prisme de la négociation. Le processus d’Oslo marque incontestablement le début d’une période de tractations puisqu’il induit des avancées du processus par étapes, négocié progressivement. Néanmoins il masque les dynamiques partisanes et l’intérêt du livre réside dans le recentrement de la focale sur les enjeux palestino-palestiniens, par delà la question des cycles de la négociation israélo-palestinienne. Il vient rappeler que les accords d’Oslo ne scellent pas l’unité du mouvement national – contrairement à ce que la signature de l’accord par l’OLP au nom du peuple palestinien avait pu laisser penser – mais sa division entre différentes tendances. Le mouvement national se scinde ainsi entre partisans de l’accord, proches d’Arafat et/ou bénéficiaires directs de la recomposition politique née d’Oslo, partisans critiques mais qui se rallient néanmoins aux accords, opposants farouches, etc. La déclaration de principe signée à Oslo ouvre donc une période d’espoir politique, mais elle cache aussi une crise du mouvement national palestinien (p. 14 et 43), profondément divisé sur le contenu de l’accord et sur la forme de la négociation. Là encore, il était important de procéder à une révision critique de ce moment qui n’est pas celui d’un unanimisme politique, sinon celui de la communauté internationale, ni celui de la « paix des braves », en dépit de quelques avancées politiques notables.
Une des questions posées par N. Dot-Pouillard est particulièrement intéressante : c’est celle de l’unité du mouvement national dont la seule dénomination peut désormais être interrogée (p. 15). L’OLP a longtemps été le cadre légitime d’expression des revendications nationalistes et c’est à ce titre que l’organisation, seule représentante légitime du peuple palestinien et reconnue comme telle par le gouvernement israélien en 1993, a été amenée à négocier. Mais le format de la négociation, menée en secret à Oslo et sans en avertir la délégation palestinienne présente à Washington, dans des termes qui ne reflètent pas l’ensemble des courants du mouvement, est venu contrarier l’unité précaire de l’organisation.
Pouvoir et représentation politique en Palestine
On trouvera également dans l’ouvrage de N. Dot-Pouillard une analyse utile de l’enchevêtrement des institutions politiques palestiniennes et de la porosité de plus en plus flagrante de leurs mandats. L’auteur interroge ainsi la double représentation des Palestiniens, par une OLP « présente-absente » (p. 93), « astre mort » (p. 89), qui conserve néanmoins une légitimité historique et un certain nombre de mandats régaliens, et par une Autorité palestinienne qui s’est accaparée peu à peu depuis 1993 les ressources symboliques du pouvoir, en administrant une partie de la population palestinienne et en centralisant l’essentiel des ressources financières affluant après Oslo. La rénovation de l’OLP, ou la création d’une « troisième OLP », est ainsi devenue un point central dans les négociations de réconciliation inter-palestinienne, depuis la polarisation de la vie politique en 2007 et le conflit qui oppose le Fatah et le Hamas.
Le morcellement géographique couplé à une confusion des statuts juridiques entre l’AP et l’OLP favorise une diversification des instances de représentation. De ce point de vue, l’image de la mosaïque éclatée proposée par N. Dot-Pouillard est parlante. Ce morcellement traduit un brouillage des frontières institutionnelles, une dilution de la représentation du centre vers les périphéries, de « la centrale palestinienne », lorsque cette dernière est incapable d’incarner ou d’exercer le pouvoir, vers le local. Le déplacement mécanique des responsabilités – l’auteur parle d’éclatement – qui donne une image en morceaux de la représentation politique ne permet pas pour autant, si l’on prend de la distance et pour reprendre la métaphore de la mosaïque, d’obtenir une image nette du pouvoir politique palestinien.
L’idée centrale avancée par l’auteur, selon laquelle la crise de la représentation que traverse le mouvement national palestinien serait non pas « le fait d’un vide mais d’un trop-plein » (p. 88), qui expliquerait peut-être cette image brouillée de la représentation politique palestinienne, ne parvient pas à convaincre complètement. Il est certain que les Palestiniens ne manquent pas de représentants. Ils bénéficient d’une représentation à chaque niveau de la société, d’une société civile particulièrement dynamique, d’une représentation politique extrêmement active, soutenue par une tradition ancienne du débat démocratique, mais peut-on parler pour autant de « sur-représentation » ? Si l’image générale de la représentation est brouillée, c’est peut-être moins à cause de la diversité des acteurs que de l’architecture du pouvoir. Depuis 1993 en effet, deux phases historiques, habituellement séparées dans les processus d’accession à l’indépendance, se superposent : celle de la lutte pour la libération nationale et celle de la construction de l’État. En Palestine, le mouvement national, jusqu’alors incarné par l’OLP, qui était censé disparaître – ou se fondre – avec la création de l’État, perdure et cohabite avec une institution sœur mais aux objectifs différents, l’Autorité palestinienne. Il y a donc bien une structure mais elle a perdu de son caractère pyramidal et hiérarchisé. Le flou n’est pas le fait du nombre mais du brouillage des frontières institutionnelles. À cela s’ajoute une nouvelle situation née des accords d’Oslo qui donne au mouvement national palestinien l’illusion d’être aux affaires alors qu’il a en réalité, en raison du système d’occupation, assez peu de contrôle sur sa destinée. Cette incapacité du mouvement national à répondre à des attentes politiques et sociales permet à un certain nombre d’acteurs déjà présents de gagner en visibilité (d’où viendrait peut-être l’impression de « trop plein ») et de concurrencer, sur un plan horizontal, la légitimité à exercer le pouvoir alors même que l’architecture d’origine, elle, demeure.
Choix stratégiques et évolutions idéologiques du mouvement national palestinien
N. Dot-Pouillard choisit de concentrer son analyse sur deux points fondamentaux qui animent les débats au sein du mouvement national palestinien depuis 1993 : la définition d’une frontière et les modalités de la lutte.
Les accords d’Oslo définissent un cadre géographique dans lequel la solution à deux États semblait être, en 1993, la base de la négociation. Seulement, cette solution ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement national et surtout, elle ne reflète pas la diversité des visions stratégiques qui s’y côtoient. On trouvera dans ce livre plusieurs pistes sur les traditions politiques de chacun des courants palestiniens, du Fatah à la gauche palestinienne en passant par les mouvements islamistes, qui viennent rappeler que la forme de l’État est une question mouvante qui répond à des objectifs politiques précis.
L’auteur apporte quelques éléments importants qui rappellent que les modalités de lutte contre l’occupation sont multiples (armée, pacifique, économique, etc.). La popularisation et le développement de mouvements comme le BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ou la grève de la faim des détenus constituent des évolutions majeures des 20 dernières années qui s’inscrivent dans une tendance générale de la résistance palestinienne – qu’elle parte de la société civile ou de la classe politique – à privilégier les mouvements non violents. Pour les partis palestiniens, ces modalités ne sont cependant pas incompatibles avec le recours à la violence politique. Les différentes actions ne se présentent pas sous la forme d’une alternative mais sont pensées comme complémentaires (p. 141).
Comme le choix de la frontière ou de la forme de l’État, celui de la lutte armée varie en fonction de la stratégie privilégiée par les factions, au sein d’un mouvement de libération national lui-même divers : certaines choisissent de prendre les armes, d’autres non. En reprenant l’exemple de l’ « Intifada des couteaux », N. Dot-Pouillard rappelle que « la violence politique et la militarisation ne sont pas […] des dogmes », qu’elles « relèvent d’une certaine rationalité » (p. 134).
Enfin, comme dans son dernier ouvrage sur le Mouvement du Jihad Islamique en Palestine (MJIP), co-écrit avec W. al-Hajj et E. Rébillard [1], l’auteur revient sur les liens entre nationalisme et islamisme. Ce qui avait constitué une théorie pour le MJIP devient un cadre d’analyse du nationalisme palestinien dans son ensemble : le nationalisme emprunte désormais ses référents à l’Islam tandis que l’islamisme palestinien, à l’inverse d’autres formations islamistes au Moyen-Orient, reste résolument nationaliste. Sans nier les interactions antérieures, l’auteur souligne le glissement récent de deux idéologies qui s’alimentent mutuellement. Faute de programme idéologique clair des formations politiques traditionnelles, l’islamisme s’inscrit durablement dans le paysage politique des années 1990.
Conclusion
Cet ouvrage de N. Dot-Pouillard comporte des clefs indispensables pour la compréhension générale des grandes dynamiques politiques post-Oslo. En plus de proposer une très bonne synthèse de la période, l’auteur apporte des éléments nouveaux ou trop longtemps délaissés par la recherche. Le format sûrement trop court (200 pages) empêche d’entrer dans certains détails, mais ouvre la voie à l’approfondissement de nombreux axes qui attendent encore d’être étudiés.