Dans cet ouvrage, Annie Jourdan cherche à bousculer les conceptions classiques de la Révolution française. Elle s’attaque en particulier à l’idée commune selon laquelle « révolution » et « terreur » seraient synonymes, et à cette autre qui voudrait que tous les projets idéologiques se proposant de régénérer la société virent fatalement à l’autoritarisme en « forçant les gens à être libres » (selon les mots de Rousseau). Ces thèses, qui remontent à la Révolution elle-même, furent reprises par François Furet et ses disciples dans les années 1970 et 1980, pour finir par s’imposer comme la lecture dominante de la Révolution à la fin du XXe siècle. Aujourd’hui cependant, la plupart des spécialistes les rejettent. À l’instar de Jourdan, ils tendent à mettre la violence révolutionnaire sur le compte des émotions collectives, de la faiblesse des institutions et des circonstances, plutôt que sur celui de l’idéologie. L’interprétation « idéologique » reste néanmoins populaire auprès du grand public. Jourdan propose de lui opposer une autre lecture. Pour comprendre la violence révolutionnaire, pense-t-elle, nous devons prendre la Révolution française pour ce qu’elle était fondamentalement : une guerre civile.
Plusieurs thèses découlent de cette perspective. La première d’entre elles est que la terreur révolutionnaire française n’avait rien d’exceptionnel [1]. Elle fit son apparition dans d’autres révolutions à la même période, y compris aux États-Unis. La terreur n’était pas non plus propre aux Jacobins et aux sans-culottes ; toutes les parties du conflit y eurent recours pendant la Révolution française. La Terreur, soutient-elle, est née des difficultés propres à la situation révolutionnaire. Dès 1789, la faiblesse de l’État permit aux récriminations et les impulsions punitives de s’intensifier jusqu’à devenir finalement incontrôlables. Ce processus de radicalisation se produisit non seulement lors des bien-connues journées révolutionnaires, mais aussi au cours des nombreuses révoltes et massacres qui consumèrent les campagnes dans ces premières années – évènements dont l’importance est souvent minimisée, voire ignorée. L’histoire que nous conte Jourdan est celle d’une politique revancharde, alimentée par une méfiance croissante et des haines ardentes. Ce processus, qui débuta entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires (entre protestants et catholiques dans le Midi), en vint bientôt à envahir le camp révolutionnaire lui-même, divisant tragiquement les Jacobins dès 1791.
De la coercition à la Terreur
Que le principe de « l’opposition loyale » n’ait pas été respecté après 1789 n’est pas imputable à l’idéologique jacobine, soutient Jourdan. L’ensemble des camps échoua à le faire respecter. Pourquoi ? Parce que les enjeux liés au changement de régime étaient trop importants, et le pouvoir de médiation et de coercition de l’État, trop faible. Peut-être le lecteur marque-t-il ici une pause pour se demander si l’État devrait recourir à la coercition. Cela ne le rend-il pas autoritaire et enclin à imposer la terreur ? Devançant la question, Jourdan y apporte une réponse nuancée : elle distingue la terreur de la coercition [2]. Alors que la terreur est l’expression des passions (la peur, la colère), la coercition fait appel à la rationalité. La terreur jaillit du feu du conflit civil et court-circuite la réflexion en ciblant les émotions, en vue de déclencher certains comportements, comme la fuite ou la soumission. La coercition légale, par contraste, équivaut à une restriction ; elle donne aux citoyens l’espace mental dont ils ont besoin pour mesurer les implications de leurs actions. Elle est indispensable au fonctionnement normal du droit (p. 531).
La distinction entre la coercition et la terreur est cruciale pour l’argument. Elle permet à l’auteure d’affirmer que le « règne de la Terreur » n’avait pas grand-chose à voir avec la terreur. C’était de la coercition. Son objectif était de mettre un terme à la guerre civile en renforçant le pouvoir du droit sur la violence punitive. En réalité, ni la Convention ni le gouvernement révolutionnaire ne mirent jamais « la Terreur à l’ordre du jour », comme on le prétend souvent [3]. Pourquoi, dans ces conditions, la justice révolutionnaire devint-elle folle en juin et juillet 1794 ?
Dans un passage qui surprendra peut-être de nombreux lecteurs, Jourdan soutient que cette dernière est loin d’être devenue aussi folle qu’ont pu le croire les historiens. Elle rejette les descriptions qui présentent le Tribunal révolutionnaire comme un tribunal de pacotille. Dans la plupart des cas, le Tribunal prenait les droits des suspects et le processus d’enquête au sérieux, même lorsque cela avait pour conséquence de retarder les procès de plusieurs semaines ou de plusieurs mois. La tristement célèbre loi du 22 prairial An II (10 juin 1794), qui rationalisait et consolidait les procédures judiciaires, n’est pas non plus responsable de la boucherie qui la suivit de peu, quand près de 1300 exécutions eurent lieu en l’espace de six semaines. En plus de limiter la marge de manœuvre des représentants en mission, la loi prévoyait certains contrôles institutionnels de la justice révolutionnaire, visant à empêcher qu’une institution ou faction quelconque en prenne le contrôle. C’est la raison pour laquelle elle ne fut pas abrogée immédiatement après la chute de Robespierre.
Des dysfonctionnements s’insinuèrent toutefois bel et bien dans le système, et Jourdan explique pourquoi. Le transfert de suspects de la province à Paris au printemps 1794, qui participait du processus de consolidation judiciaire, eut pour effet de surpeupler les prisons, ce qui décupla la crainte de complots contrerévolutionnaires fomentés par les prisonniers. (Dans un chapitre passionnant sur les prisons, Jourdan montre pourquoi ces craintes n’étaient pas infondées.) La pression pour accélérer les procès s’intensifia donc. Certains dysfonctionnements résultèrent également de l’intransigeance et des mauvais calculs de certains partisans de Robespierre dans le Comité de Salut public et de leurs alliés à la Commune de Paris et au Bureau de police. Dans un effort pour déjouer les manœuvres de leurs ennemis au Comité de sûreté générale et de surveillance, ils contournèrent la loi du 22 prairial pour exclure les institutions du processus d’inculpation – en particulier les commissions populaires, qui avaient pour tâche d’examiner minutieusement tous les cas avant de confier les affaires valables au Tribunal révolutionnaire. Ce contournement multiplia les occasions d’erreurs et de règlements de compte. Il eut aussi pour effet d’écarter Robespierre, dont les visées « dictatoriales » étaient dénoncées par de la propagande qui, financée par la Grande Bretagne, circulait en France et était reprise par ses ennemis. Du fait de la réputation déclinante de « l’Incorruptible », combinée à son retrait supposé [4] de la politique dans les semaines précédant sa chute, il fut plus facile de le tenir responsable de ce que les Thermidoriens appelleraient par la suite la Terreur – concept qui requalifiait une guerre civile en régime tyrannique.
Non pas que Robespierre fût entièrement innocent. Jourdan ne va pas aussi loin que certains spécialistes, qui présentent Robespierre comme une victime malheureuse, balayée par des dynamiques sur lesquelles il n’avait aucun contrôle. Dans son récit, il apparaît ambitieux, inflexible, et manquant de prudence politique. Reste qu’il n’était pas le Catalina que ses détracteurs n’ont cessé de décrier depuis.
Terminer la guerre civile
Jourdan étend sa thèse de la « guerre civile » au Directoire. Celle-ci donne son cadre à ce qui est autrement l’interprétation usuelle de cette période : menacé dans son existence même par les radicaux et les royalistes, le Directoire recourut à des moyens illégaux pour protéger un ordre libéral. Mais ses mesures les plus musclées – purges de députés et de directeurs, déportation de prêtres réfractaires et de journalistes séditieux, recours à des commissions militaires plutôt qu’à des tribunaux ordinaires pour punir les désordres publics – ne constituaient pas des mesures de terreur, insiste Jourdan. Comme celles du gouvernement révolutionnaire de l’An II, elles relèvent de la coercition, pas de la terreur. Elles visaient, non à effrayer le peuple ou à concentrer le pouvoir entre les mains d’un individu ou d’un groupe particulier, mais à renforcer le règne de la loi et à stabiliser une république ébranlée par une guerre civile sans fin.
Curieusement, Jourdan n’étend pas sa thèse de la guerre civile au Consulat et à l’Empire. Elle décrit la répression napoléonienne comme de la terreur gratuite, non comme de la coercition légale. La différence tient dans les intentions : « le premier voyait dans la concentration du pouvoir entre les mains des comités le seul espoir de sauver la Révolution et de mettre fin à l’anarchie générale, tandis que le second visait de plus en plus sa propre gloire et ses propres intérêts » (p. 415-416). Mais cette opposition est-elle convaincante ? Les guerres civiles doivent s’achever d’une façon ou d’une autre, et si les moyens pour ce faire impliquent de la répression, cela devrait-il nous surprendre ? Il n’est pas nécessaire d’avoir de la sympathie pour le règne de Napoléon ni d’excuser son attitude belliqueuse pour reconnaître que l’issue d’une décennie de guerre civile allait probablement être un régime répressif. Pour pouvoir déconnecter la répression à laquelle il se livra du problème de la guerre civile, il faudrait montrer qu’une issue moins répressive avait historiquement des chances de voir le jour avant le coup d’État du 18 Brumaire (1799) qui porta Napoléon au pouvoir. Mais un tel contrefactuel contredirait le fil du récit, puisque le chapitre qui précède celui qui est consacré à Brumaire a pour titre « La guerre civile recommence ».
Le présent lecteur s’étonne que l’appréciation par Jourdan de la période napoléonienne manque de la mesure qui caractérisait les premiers chapitres du livre. On nous dit que Napoléon restaura la noblesse, mais pas qu’il refusa de restaurer ses privilèges fiscaux. On nous dit qu’il déclara le catholicisme religion d’État, mais pas qu’il refusa de restituer les biens de l’Église ou de rembourser celle-ci pour ses pertes. (Une quantité assez considérable de biens nationaux resta invendue sous son règne.) Le fait que Napoléon n’ait pas rétabli la vénalité, quand il aurait été expédient de le faire, n’est pas mentionné non plus. Et, alors que les avancées sociales et culturelles sous le gouvernement révolutionnaire et le Directoire sont portées à leur crédit, il est à peine fait allusion à la création des préfectures, des lycées et du Code civil par Napoléon. Pourtant, on pourrait sans doute y voir des signes que la nation avait finalement vaincu le défaut d’État et surmonté la guerre civile.
La violence révolutionnaire dans une perspective comparatiste
Les sections suivantes de l’ouvrage sortent du cadre de l’Hexagone pour examiner l’empire français (section II) et la Révolution américaine (section III). La deuxième section met en lumière les contestations de la politique impériale de la France dans les années 1790, aussi bien en France que dans les territoires conquis. Les membres du Directoire apparaissent sous les traits d’impérialistes réticents. Leur motivation principale pour la conquête des pays voisins était d’ordre financier, mais ils perdirent rapidement le contrôle de généraux ambitieux qui prirent sur eux de conclure des traités, d’organiser des opérations de pillage et des missions visant à essaimer la république. Ces dernières en particulier se révélèrent désastreuses. La contradiction qui consistait à « libérer » des territoires conquis en les détroussant provoqua des révoltes populaires, qui fit de ces territoires des fardeaux plutôt que des atouts. Non sans ironie, le seul pays à qui fut offerte la liberté de déterminer sa propre constitution – la Hollande – s’avéra une amère déception pour la France. Le pays implosa politiquement, devenant par là même inutilisable sur le plan géopolitique.
Dans la dernière section, Jourdan compare la violence de la Révolution américaine à celle d’autres révolutions de la période. Elle rejette l’affirmation, rendue célèbre par Hannah Arendt, que la Révolution américaine s’accompagna de moins de violence et de terreur que la Révolution française [5]. Il s’avère que l’émigration fut plus importante dans le contexte états-unien (1 à 2% de la population, contre 0,4 à 0,5%). Et la proportion de blessés ne fut que légèrement plus basse aux États-Unis entre 1775 et 1783 (entre 0,9 et 1,52%) qu’en France entre 1789 et 1799 (entre 1,15 et 1,9%). Le conflit civil dans les républiques sœurs de la France fut tout aussi meurtrier, les taux de mortalité allant de 1 à 2% de la position et l’émigration fut parfois bien plus élevée. La violence perpétrée dans la colonie française de Saint-Domingue frappe par son caractère particulièrement atroce : entre 1791 et 1804, près d’un tiers de la population a « disparu » (p. 492), même si ce que cette « disparition » doit respectivement aux morts et à l’émigration n’est pas précisé. Le but de toutes ces données statistiques est de montrer que, quand on considère la violence de façon globale, la Révolution française, malgré son supposé « règne de la Terreur », ne fut pas exceptionnellement violente.
Un autre objectif de cette dernière section est de montrer que, n’en déplaise à Arendt, la Révolution américaine fut sociale et non pas purement politique. Arendt affirme que les Américains évitèrent la terreur en ne commettant pas l’erreur de politiser la « question sociale », comme le firent les Français en soutenant les « droits des sans-culottes ». Jourdan montre que l’Amérique n’était pas exempte de violence socioéconomique. La différence principale entre les deux révolutions tient à ce que le conflit socioéconomique aux États-Unis explosa après la guerre et non pendant celle-ci. Jourdan montre que les inégalités de richesse aux États-Unis, déjà importantes pendant la guerre d’Indépendance, ne firent qu’empirer sous le nouveau régime républicain. Elle oppose une France caractérisée par la redistribution sociale, où, grâce à la Révolution, 30 à 35% des paysans purent voir leur propriété terrienne s’étendre, à une Amérique gouvernée par le marché, où, dans les années 1790, 10 individus possédaient 46% des terres, et où les 60% les plus mal lotis n’en possédaient que 16%. Les Fédéralistes, qui gardèrent le contrôle de la Maison blanche jusqu’en 1800, mirent en œuvre des politiques qui favorisèrent les grands financiers et les spéculateurs fonciers aux dépens des petits fermiers et de ceux qui n’étaient pas propriétaires (des Républicains pour la majeure partie). Ces tensions éclatèrent au cours de la révolte de Shays en 1787, la révolte du Whisky de 1794, et la révolte menée par John Fries (Fries Rebellion) en 1799.
Cette attention portée aux revendications socioéconomiques aux États-Unis contribue à corriger la vision optimiste d’Arendt sur l’Amérique, mais elle ne va pas sans poser problème. Jourdan exagère la différence entre une France « sociale » et une Amérique « libérale ». Elle semble ainsi accepter la dichotomie et ne contester que son évaluation. Mais cette dichotomie elle-même se dissipe, dès qu’on prête attention aux politiques économiques libérales des débuts de la Révolution française, telles que la libre circulation des grains (1789), le refus de plafonner le prix du pain, ou même de permettre aux autorités de faire l’inventaire des approvisionnements en grains (1789-1792), l’abolition des guildes et des corporations (1791) et la transformation des impôts seigneuriaux en droits de propriété rachetables (1789-1793). Toutes ces politiques, que Jourdan mentionne à peine, provoquèrent de nombreux troubles sociaux en France. On pourrait ainsi être en désaccord avec la conclusion d’Arendt, mais aller plus loin et affirmer que la Révolution française prit un tour « social » en réponse aux politiques libérales de la première heure. Si les Français se montrèrent si tragiquement utopistes, ce ne fut pas en raison de leur détermination à résoudre la question sociale, mais plutôt de leur conviction que la politique et l’économie pouvaient être séparées, et que des marchés libres apporteraient réciprocité, fraternité et une distribution équitable des richesses.
Les politiques économiques libérales de la France eussent-elles été prises en compte dans les analyses de l’auteure, comparer la violence des deux révolutions demeurerait une gageure. La plus grande difficulté tient à l’utilisation de données employant différentes unités d’analyse pour mesurer différents types de violence. Jourdan finit par mélanger les torchons et les serviettes, et ses conclusions ne peuvent donc qu’être vagues. Dans certains cas, les données sont entièrement indisponibles. On nous dit que la pratique de recouvrir les personnes de goudron et de plumes était très répandue, et que les révoltes populaires mentionnées plus haut furent violentes, mais cette violence n’est pas quantifiée. Nous savons, cependant, que les trois révoltes populaires (de Shays, du Whisky et de Fries) firent peu de victimes – pas même une douzaine, en tout. Quant aux plumes et au goudron, cette pratique est-elle vraiment un indicateur de guerre civile ?
C’est ici que la grille d’analyse en termes de guerre civile commence à se distendre. Jourdan étire le concept pour y inclure des formes de conflit bien moins violentes : « La guerre civile n’est pas forcément synonyme de prise d’armes et de combats. Au premier stade ou dans certains cas, c’est une guerre latente, qui s’exprime dans la discorde civile et les querelles intestines. » (p. 521) Mais entre des querelles et la guerre civile, il y a un monde, et nous n’avons nulle raison de supposer que les premières conduisent nécessairement à la seconde. Les amalgamer, c’est risquer de faire la même erreur que les défenseurs les plus « durs » de la thèse de l’idéologie : voir 1789 comme une préfiguration de l’An II. La vraie question, me semble-t-il, est : qu’est-ce qui transforme des querelles en guerre civile ?
De façon ironique, il se peut qu’une version plus « faible » de la thèse de l’idéologie nous aide à répondre à cette question. Et elle n’est pas incompatible avec l’approche de Jourdan. Tout comme les régimes émotionnels ou les intérêts socioéconomiques, les idéologies créent des conditions de possibilité [6]. Elles se nourrissent des circonstances en façonnant la réflexion sur la manière de faire face aux crises. Quand les conflits politiques éclatèrent, entre 1789 et 1792, il est possible que les idées sur la souveraineté unifiée – royalistes et rousseauistes – aient fait échouer les tentatives de compromis et entravé la capacité des contemporains de voir leurs opposants comme loyaux. On pourrait aussi soutenir que les engagements idéologiques des débuts en faveur du libre marché – en particulier dans le cas des grains – contribuèrent à la radicalisation politique. Il semble au présent lecteur que l’analyse riche de Jourdan, qui éclaire de nombreux facteurs – les intérêts, les émotions, les complots, les contingences – ne pourrait que gagner à prendre aussi les idées en considération.
Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution française, Flammarion, 2018. 657 p., 25 €.