En dépit de la variété de leurs origines et de leurs terrains, les contributeurs du livre partagent une perspective théorique relativement homogène. Pour simplifier, il y a deux grandes façons de discuter des évasions. L’une consiste à les décrire, les compter et à mesurer l’influence de facteurs explicatifs. Il y a plusieurs façons de s’évader de prison : ce qu’on voit dans les films (creuser un tunnel, ramper dans des conduits d’aération, sauter sur un lampadaire depuis un mur d’enceinte) et ce qui arrive le plus souvent : profiter d’un transfert au tribunal, à l’hôpital ou dans une autre prison, ou encore plus simplement d’une permission pour ne pas revenir. L’autre façon de parler des évasions est de s’intéresser à leur signification, à la fois pour les prisonniers et le système carcéral, mais aussi pour la société et le pouvoir. C’est sous ce second point de vue que le livre aborde l’évasion.
Peut-on s’évader ?
L’ouvrage fait la part belle aux approches anthropologiques et aux cultural studies, et ses premiers chapitres s’intéressent aux significations que prennent les évasions dans la vie quotidienne des détenus. Ils montrent par exemple qu’après les tentatives d’évasion, les gardiens durcissent les conditions d’incarcération de tous les prisonniers ; ou encore, l’évasion est un projet qui ne peut jamais vraiment être mené à terme, car une authentique évasion consisterait à revenir à sa vie d’avant la prison (Mahuya Bandyopadhyay, chapitre 1). Les prisonniers construisent leur estime d’eux-mêmes en planifiant et en exécutant leur évasion, peu importe si l’évasion réussit (Andrew M. Jefferson, chapitre 2). La planification des évasions implique de faire confiance à des codétenus qui seront tentés de dénoncer ce qui se trame pour récupérer des avantages personnels (Simone Santorso, chapitre 3).
Les évasions s’inscrivent souvent dans un contexte politique particulier. Elles permettent par exemple à la population de se moquer d’un État incompétent et corrompu (Atreyee Sen, chapitre 4). De même, les évasions de masse dans la Tunisie révolutionnaire sont à la fois l’occasion de célébrer la chute du régime, et le point de départ de paniques liées à l’augmentation de la criminalité ou aux rumeurs de manipulation pour rétablir l’ancien pouvoir (Yasmine Bouagga, chapitre 5, peut-être le plus intéressant de l’ouvrage). Enfin, les conditions déplorables des quartiers de haute sécurité dans la France des années 1970 ont suscité des protestations des détenus qui ont finalement conduit à la fermeture de ces dispositifs (Grégory Salle, chapitre 7).
La gestion bureaucratique des évasions occupe les chapitres suivants. Dans les centres ouverts français pour mineurs délinquants, il n’y a pas de murs, et les clients ne sont pas censés être enfermés, mais s’échapper semble la plus sûre façon d’aller dans une vraie prison (Nicolas Sallée, chapitre 8). Les évasions sont également à comprendre dans les relations complexes qu’entretiennent les surveillants avec les détenus bien sûr, mais également avec la machinerie bureaucratique qui fixe des règles impossibles à suivre (Tomas Max Martin, chapitre 9).
La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux représentations culturelles des évasions, au cinéma, dans les séries télévisées et dans les prisons reconverties en musées (Matthew Ferguson et al., chapitre 12). Comme le dit Jamie Bennett, les châtiments ont largement disparu du regard public, ils n’existent donc plus dans la conscience collective que dans les films et les séries, et plus souvent avec une visée métaphorique que documentaire :
Ces films révèlent les « prisons » dans lesquelles nous vivons, contraints par la routine et les règles de la vie en société, et nos « tentatives d’évasion » pour essayer de maintenir notre individualité et notre identité (p. 285).
De quoi l’évasion est-elle le nom ?
Plusieurs fois dans l’ouvrage, les auteurs font allusion au « sens profond » des évasions. Grégory Salle, dans la conclusion de son chapitre sur les conflits autour des quartiers de haute sécurité, l’exprime de façon exemplaire : il est à peu près aussi illusoire et vain de s’évader de prison que de poursuivre aujourd’hui un agenda abolitionniste en matière pénale. Les penseurs critiques des années 1970 avaient imaginé que l’on puisse abolir la prison, que la tendance séculaire à l’adoucissement des peines allait logiquement conduire à l’invention de pratiques pénales moins barbares que l’emprisonnement. La coïncidence de l’augmentation très importante de la population carcérale américaine à partir des années 1980 avec la baisse spectaculaire de la criminalité dans les années 1990 a donné une légitimité sans pareil aux pratiques pénales organisées autour de la neutralisation des criminels. La surpopulation carcérale — par exemple en France — ne conduit pas à une remise en cause de l’enfermement, mais justifie la construction de nouvelles prisons. L’idée de l’évasion, comme celle de l’abolition, joue un rôle de fantasme-soupape : le fait d’y penser, même en sachant que ce n’est pas possible, soulage un peu. Comme l’écrit A.M. Jefferson :
l’évasion est une illusion, mais une illusion nécessaire. (p. 82)
On croise dans Prison Breaks plus de « discours hégémoniques » et de « récits subversifs » que de données de cadrage. Par exemple, au moins dans le monde occidental, les évasions semblent de plus en plus rares : en Angleterre et au Danemark, le taux d’évasion a été divisé par 10 au cours des 20 dernières années (p. 4). Or Prison Breaks ne cherche pas à situer ses contributions dans ce contexte. Il en résulte une grande richesse évocatrice et une éclairante diversité géographique des regards, mais aussi le sentiment que les évasions sont un objet… fuyant. Dans la mesure où les évasions sont un beau sujet dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas rebattu dans les sciences sociales, on aurait volontiers pardonné un peu plus d’éclectisme, et l’inclusion de contributions avec des données systématiques sur le sujet étudié. De même, il aurait été intéressant de réfléchir aux différences entre évasions individuelles et évasions de masse. On ne peut cependant que reconnaître à ce travail pionnier le mérite de faire émerger un objet nouveau dans la réflexion sur les prisons.
Recensé : Tomas Max Martin et Gilles Chantraine (dir.), Prison Breaks. Towards a Sociology of Escape, Palgrave Macmillan, 351 p.
Pour citer cet article :
François Bonnet, « La clé des champs »,
La Vie des idées
, 25 juin 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-cle-des-champs
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