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Dossier / Le sens des catastrophes

La grippe, une catastrophe mondiale ?

À propos de : Frédéric Keck, Un monde grippé, Flammarion.


par Pierre Charbonnier , le 22 avril 2011


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Grippe porcine, grippe aviaire, les animaux seraient-ils la cause d’une nouvelle pandémie planétaire ? Un an après la mobilisation des pouvoirs publics autour du virus H1N1, l’anthropologue Frédéric Keck montre comment nos sociétés réagissent très différemment aux nouveaux risques sanitaires en repensant les rapports entre homme et animal.

Recensé : Frédéric Keck, Un monde grippé, Flammarion, 2010. 350 p., 21 €.

Avec Un monde grippé, l’anthropologue Frédéric Keck nous donne à lire un ouvrage qui, à l’instar de l’objet qu’il décrit, la grippe, traverse les barrières de genre et d’espèce. Retranscription à vif des mobilisations politiques auxquelles ont donné lieu les grandes épidémies de grippe de ces dernières années, mais aussi réflexion théorique distanciée sur les relations entre société et animaux, Un monde grippé est en effet un objet hybride, et c’est là un de ses intérêts principaux.

Un parcours ethnographique

L’essentiel des réactions auxquelles nous avons assisté lors de l’épidémie de grippe H1N1, en 2009, s’organisait dans un débat sur la réalité du risque, face à laquelle planait sans cesse le soupçon d’une construction politique des peurs, voire des théories du complot. F. Keck s’inscrit résolument dans ces réflexions qu’ont suscité, et que suscitent de plus en plus les nouvelles formes d’épidémies et de pandémies, mais la spécificité de son approche tient à ce qu’il refuse d’aborder ces questions telles qu’elles se sont imposées dans l’espace médiatique ainsi que dans la conscience collective. L’auteur, en choisissant de se tourner vers les divers acteurs interpellés par la réaction aux grippes, réalise une véritable ethnographie, dont l’objet a ceci de singulier qu’il n’est pas découpé par des frontières géographiques ou culturelles – limites ordinaires du travail ethnologique – mais par une commune mobilisation. Institutions sanitaires, laboratoires de biologie, mais aussi marchés aux volailles, fermes d’exploitation, etc., tous ces lieux composent en effet un monde dont l’unité tient à leur mobilisation par l’apparition du virus, qui perturbe et reconfigure un ensemble d’usages. Ce « monde grippé » dont nous parle F. Keck n’est donc pas celui que peuplent les malades mais celui que forment un ensemble discontinu d’institutions, de lieux, de procédures politiques et scientifiques. L’ouvrage se présente ainsi comme un parcours ethnographique, dont la lecture suit le rythme d’un travail de terrain multi-sites réalisé entre 2005 et 2009.

La première étape de ce parcours nous amène à l’Afssa, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, qui correspond également à la première expérience ethnographique de l’auteur, venu de la philosophie. Alors que la crise de la vache folle avait commencé à imposer l’idée que les risques peuvent se trouver aussi dans l’assiette, l’épidémie de grippe aviaire de 2005 venait confirmer et déplacer cette idée en redéfinissant le stock animal domestiqué comme un vecteur potentiel d’infection. Les nouvelles formes de rationalité médicale qui se mettent alors en place, et que l’auteur rassemble sous le terme de « biosécurité », s’articulent à une politique du vivant dans laquelle les animaux domestiques doivent être surveillés, contenus, voire isolés des populations. Ce moment de l’enquête correspond aux premiers stades de construction du problème, qui empruntent leur style à Foucault et à l’anthropologie de Paul Rabinow.

F. Keck nous emmène ensuite à Hong Kong, métropole longtemps restée un poste avancé de l’occident en Chine, et qui apparaît dans le récit comme le catalyseur de l’enquête. Elle permet en effet d’étudier le « monde grippé » sous une forme incomparablement concentrée, puisque les organismes de surveillance, de recherche médicale mais aussi et surtout les oiseaux, protagonistes à part entière de ce drame, se côtoient dans un tissu urbain que l’auteur peut alors qualifier de « sentinelle sanitaire ». La crise du SRAS, en 2003, avait déjà mis Hong Kong sur le devant de la scène épidémiologique, confirmant ainsi l’alerte lancée sur la grippe aviaire depuis l’émergence du H5N1 en 1997. À cela s’ajoute la situation politiquement singulière de la métropole, définie comme « Région administrative spéciale » dans l’espace chinois, et qui permet de méditer sur les difficultés liées à la persistance des frontières politiques quand survient une crise foncièrement étrangère aux limites conventionnelles dessinées par l’homme sur un territoire.

À partir de l’arrivée à Hong Kong, la trame du récit se déploie en intensité, et tire profit des différents lieux de réaction au virus pour faire varier les perspectives sociales disposées autour de cet enjeu commun. Le laboratoire de microbiologie d’abord, avec ses chercheurs aux trajectoires singulières, puis les marchés où travaillent les marchands de volailles mais que fréquentent aussi les amateurs d’oiseaux de compagnie, et plus tard les élevages de poulets. Chacun de ces points de vue révèle des aspects et des conséquences distincts des mesures de précaution et d’élimination prises par le gouvernement chinois, mais c’est à chaque fois la frontière entre humains et animaux domestiques qui fait l’objet d’une renégociation cruciale : qu’elle soit conçue par le biais de la recherche en laboratoire ou à même la manipulation concrète des animaux, c’est sur cette ligne de partage que le « monde grippé » se situe.

L’auteur introduit ensuite une première variation de point de vue, en déplaçant successivement son attention vers le Nord, au Japon, et le Sud, au Cambodge. Adoptant « l’hypothèse de Lévi-Strauss selon laquelle il y a entre les phénomènes humains des rapports de transformation tels qu’en passant d’un système social à un autre on découvre des possibilités ignorées » (p. 131), il peut alors faire apparaître deux polarités à partir desquelles penser les réactions politiques au virus. Alors que vers le Sud, l’épidémie est perçue comme l’occasion de réaffirmer le pouvoir central de l’État à l’occasion de grandes mesures d’abattage, le Nord constitue la solution inverse, qui repose sur une politique de surveillance, et qui travaille à régénérer les relations aux animaux plutôt qu’à retrouver un cloisonnement idéal.

De retour à Hong-Kong, l’analyse peut mettre en lumière d’autres transformations. En effet, les perturbations provoquées par le virus dans les pratiques de consommation de nourriture carnée suscitent un ensemble de stratégies de contournement, qui à leur tour présentent la cohérence d’un groupe de transformations. Alors que le moment de la consommation doit traditionnellement être séparé de celui de la production, le virus rappelle à tous la proximité matérielle de ces moments symboliquement disjoints. Ainsi, les différentes justifications – religieuse et environnementale, notamment – qui peuvent soutenir les mouvements de libération animale représentent autant de compromis possibles à partir d’une même tension fondamentale : comment rétablir la confiance, ou de manière plus radicale l’écart, entre production et consommation ?

Le dernier chapitre de l’ouvrage se focalise sur ces lieux singuliers que sont les laboratoires, pour y trouver en quelque sorte une version condensée, précipitée, des questions discutées tout au long de ce parcours ethnographique. « La pratique du laboratoire, lit-on, rapproche des êtres que les représentations sociales tendent à séparer » (p. 282) : l’activité scientifique rompt alors avec son confinement ordinaire en se heurtant elle aussi au problème de la médiation entre humain et animal, cette fois sur un plan tout à fait naturaliste. L’immunologie, en demandant si le système immunitaire a précédé le virus, ou s’il s’est constitué par réaction à lui, répète en effet la question anthropologique fondamentale : qu’est-ce que nos sociétés doivent à leur contact avec l’animal ?

Le monde malade des animaux

Un des traits singuliers de cet ouvrage est qu’il nous conduit de manière très progressive aux principes théoriques qui l’animent en réalité depuis le début. L’ordre de l’exposition théorique suit le rythme du récit, et ce n’est qu’à la fin de celui-ci que l’on peut enfin saisir dans toute sa consistance l’hypothèse avancée. Celle-ci est à la fois simple, et en partie contre-intuitive : les épidémies de grippe fonctionnent comme un révélateur de l’articulation fondamentale entre les sociétés et les animaux. On retrouve là une des préoccupations qui structurent de longue date le champ anthropologique, et qui ont récemment trouvé dans les travaux de Philippe Descola un prolongement décisif : les relations des groupes humains à ce qui leur est à la fois extérieur, et toujours inévitablement associé. Du fétichisme au problème totémique, et jusqu’à celui de la pensée sauvage, c’est là un des axes forts de l’anthropologie sociale française que F. Keck réactive de manière tout à fait originale et pénétrante. Mais prendre les épidémies comme fil conducteur pour penser ce lien ne va pas de soi. Cela suppose en effet de passer au delà de la simple question de la maladie, de ce en quoi elle affecte des corps et des représentations de soi, pour donner toute sa consistance à une question qui, du point de vue de l’expérience de la maladie reste toujours à l’écart : d’où vient l’infection, et comment a-t-elle été rendue possible ? En d’autres termes, si l’ouvrage de F. Keck appartient à ce que l’on appelle aujourd’hui « anthropologie de la nature », ce n’est pas, ou pas seulement parce que le virus nous affecte dans notre constitution naturelle, mais parce qu’il nous contraint à repenser notre rapport au monde naturel, et plus particulièrement animal.

Le virus de la grippe apparaît donc comme une mise à l’épreuve de ces liens, comme ce qui, en provoquant une série de réarrangements dans la chaine allant de la production à la consommation, rend visible ce qui d’ordinaire ne l’est pas. La consommation de viande sort de son évidence biologique, pour devenir ce à partir de quoi s’ouvre un ensemble de tensions proprement culturelles ou symboliques. L’administration des hommes, au fond, est toujours concernée par l’administration des autres vivants. Mais dans Un monde grippé, ce regard oblique sur les faits sociaux prend une dimension mondialisée et proprement politique que l’anthropologie a le plus souvent évité. Les solutions apportées aux épidémies doivent en effet se comprendre à une échelle internationale, puisque existent des institutions sanitaires mondiales – comme l’OMS, mais une échelle au sein de laquelle existent une série indéfinie de transformations, qui exploitent chacune à leur manière des possibilités et impossibilités, elles, en nombre fini. L’analyse est donc mondialisée, mais aussi politisée, puisque la crainte de la catastrophe et les réactions qu’elle suscite permettent d’identifier des styles de gouvernement dont la portée s’entend également en un sens plus traditionnel.

Comme le schéma que l’on trouve à la fin de l’introduction cherche à en rendre compte de façon synthétique, l’ouvrage parcourt donc la frontière entre le naturel et le social selon deux axes. Parce que la grippe est un phénomène naturel qui fait irruption dans le social, il faut d’abord suivre les modalités de prise en charge de cet événement qui, de manière analogue à ce qui se passe avec les catastrophes environnementales, fait de la science une technologie politique de première importance. Mais le virus rend également visible la continuité d’un axe allant de la production à la consommation, et qui en son absence fait l’objet d’un curieux déni, comme si nous ne pouvions voir en face ce que la mort des animaux consommés a de concret. À la croisée de ces deux axes, c’est l’expertise scientifique qui apparaît comme l’institution centrale à qui il incombe de piloter ces relations multiples et à partir de laquelle une cartographie peut en être dressée.

L’héritage structuraliste

Il y a quelques années, Lévi-Strauss avait déjà envisagé la portée anthropologique majeure de ces maladies franchissant les barrières d’espèces ou menaçant de le faire [1]. À ses yeux, elles nous ramènent en effet à quelque chose d’archaïque, qui traverse toute société carnivore : la contradiction entre l’intuition que nous avons tous d’une certaine proximité à l’animal et la nécessité de sa mise à mort ; et derrière cette tension, le jeu de l’identité et de la différence, du continu et du discontinu. Or le mythe est cet art de l’esprit voué à prendre en charge ces tensions sans solution, et pour Lévi-Strauss, c’est déjà ce qu’exploraient les récits d’origine amazoniens. Cette interrogation, F. Keck la fait sienne en demandant, en conclusion : « La pandémie est-elle un mythe ? ». Posée dans le sillage d’une ethnographie essentiellement consacrée aux pratiques scientifiques, et qui comme on vient de le voir les met au cœur des dispositifs d’administration de la nature, cette question peut sembler brutale. Mais il ne s’agit évidemment pas ici d’une réduction du discours scientifique à une mythologie moderne. Bien au contraire, la dimension de mythe, si elle existe, constitue une extension de ce que la science a de propre : avec et au-delà du travail d’éclairage rationnel des mécanismes de la contagion, l’institution scientifique produit un ensemble de médiations pratiques et intellectuelles entre deux sphères qui ne peuvent rester complètement étrangères. Par delà l’usage de certains concepts fondamentaux, comme ceux de transformation et de sacrifice, c’est peut-être avant tout de cette manière que l’ouvrage se rattache à l’héritage structuraliste, qu’il confronte à une modernité face à laquelle il est souvent resté hésitant.

L’ouvrage laisse une véritable impression de dépaysement, comme si ce voyage dans un Hong-Kong ultra-moderne nous mettait malgré tout face à notre propre primitivité. Nous aussi modernes vivons sur des mythes, nous aussi pratiquons le sacrifice, voire la divination. On aimerait d’ailleurs, comme la fin de l’ouvrage le suggère, que ce regard éloigné se prolonge dans d’autres directions : quel est exactement le rôle de la science dans la production des représentations collectives de la nature ? Qu’en est-il du rapport aux autres animaux, domestiqués ou non ? Y a-t-il un parallèle entre les épidémies et d’autres formes de surveillance de la nature, comme celles que révèle l’enjeu climatique ? Enquête à suivre, donc.

par Pierre Charbonnier, le 22 avril 2011

Pour citer cet article :

Pierre Charbonnier, « La grippe, une catastrophe mondiale ? », La Vie des idées , 22 avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-grippe-une-catastrophe-mondiale

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Notes

[1Voir «  La leçon de sagesse des vaches folles  », Études rurales, 2001/1-2, n°157-158, p. 9-13.

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