Recensé : Carlos Martínez Shaw, José Antonio Martínez Torres (dir.), España y Portugal en el mundo : 1581-1668, Madrid, Polifemo, 2014, 484 p.
España y Portugal en el mundo propose une autre histoire de l’Europe : une histoire qui ne se construit pas seulement dans les limites conventionnelles du Vieux Monde, mais bien dans les relations diplomatiques entre Philippe III d’Habsbourg et le chah Abbas à propos d’Ormuz, dans la jungle équatoriale du Marañón ou encore en Asie du Sud-Est où le commerce entre Macao et Manille boucle le premier circuit commercial planétaire qui s’étend de Séville au Fujian en passant par Acapulco. Autour de Carlos Martínez Shaw et José Antonio Martínez Torres, tous deux professeurs à l’Universidad Nacional de Educación a Distancia de Madrid, une quinzaine d’historiens proposent une série de contributions qui, malgré la variété des espaces et des thèmes retenus, s’articulent autour de la question d’une première mondialisation ibérique, économique, politique et culturelle ne concernant pas seulement les élites dirigeantes, mais bien un grand nombre d’acteurs, du marin au marchand, du soldat au casado (Portugais d’outre-mer marié à une indigène), du Portugais de Ceuta au Chinois de Manille, du Castillan au Cingalais.
L’histoire impériale des monarchies ibériques connaît un impressionnant dynamisme depuis une vingtaine d’années [1]. España y Portugal en el mundo est donc un ouvrage qui mérite l’attention, car il marque un moment d’épanouissement des thèmes de l’histoire impériale là où les traditions historiographiques nationales, donc segmentées, sont encore tenaces.
Les nouveaux empires planétaires espagnols et portugais ont joué un rôle crucial lors d’une première modernité qui mit en relation tous les continents. Toutefois, España y Portugal en el mundo ne propose pas un autre récit des « Grandes Découvertes », mais l’étude de la période qui vient après les conquêtes et que Serge Gruzinski avait nommée les « mondes mêlés de la Monarchie Catholique » [2]. En abordant cette période 1581-1668 dite de l’Union des deux couronnes, les historiens se concentrent sur 80 années durant lesquelles le roi de Castille et d’Aragon était également roi du Portugal, depuis la succession de Philippe de Habsbourg à la dynastie portugaise des Avis, jusqu’au traité de Lisbonne de 1668 qui vient reconnaître, vingt-huit ans après la rébellion portugaise, l’indépendance du Portugal. L’ouvrage n’est donc pas une histoire parallèle des deux pays, mais bien celle d’une provisoire et fragile union ibérique dont les territoires s’étendaient sur quatre continents.
L’Union des deux couronnes, une interprétation en termes de coûts/bénéfices
Edval de Souza Barros rappelle les termes de cette Union définis lors de la réunion de l’assemblée représentative du royaume (cortes) à Tomar en 1581. Les accords de Tomar entre le royaume du Portugal et Philippe II reposent sur un équilibre institutionnel qui permet aux Portugais d’être représentés dans la vice-royauté et un Conseil royal. Surtout, Philippe concède de nombreux privilèges à l’aristocratie et aux élites urbaines. Le nouveau régime réussit donc à canaliser les tensions liées à l’agrégation des royaumes, mais un point crucial est le sort réservé aux possessions d’outre-mer. Les accords décident la séparation stricte des domaines portugais et castillan, mais les craintes des Portugais d’outre-mer de se voir inclus dans les conflits internationaux espagnols sont rapidement vérifiées. Manuel Ollé décrit parfaitement l’effet papillon dont l’épicentre se situe en Europe du Nord. L’embargo économique de Philippe II sur les Pays-Bas révoltés et l’occupation d’Anvers par les Castillans imposent au Portugal de rompre ses relations commerciales avec cette riche région et entraîne la création de la VOC (Verenigde Oost-Indische Compagnie). Les velléités hollandaises d’accéder directement aux épices sonnent le glas des intérêts portugais en Asie. Les Pays-Bas exportent le conflit européen dans le monde entier. L’article d’André Murteira traite précisément des incessantes incursions dans l’océan Indien qui mirent à mal la Carreira da Índia (la route commerciale portugaise vers l’Asie par le Cap Horn). La trêve de Douze Ans (1609-1621) ne limite pas la guerre en Orient. Plusieurs contributions insistent et précisent les conséquences économiques pour le Portugal de l’union avec l’hégémonique Espagne.
Perméabilité entre les deux empires ibériques
Le cadre légal de l’Union est donc celui des Cortes de Tomar de 1581. Toutefois, l’ouvrage montre comment l’étanchéité entre les empires est rompue par des circuits informels, des exceptions et de nombreuses et nécessaires collaborations. De plus, à plusieurs reprises une véritable union ibérique se fait jour, dans laquelle les intérêts particuliers portugais et castillans s’effacent au profit d’un projet politique commun.
La conquête du Marañón et du Grand Para au début du XVIIe siècle, étudiée par Guida Marques, en est une parfaite illustration. La région à conquérir aux confins de la vice-royauté du Pérou et du Brésil étant encore méconnue, la conquête pose la question de la séparation théorique des empires établie en 1581. Toutefois, l’analyse fine des intentions des acteurs et des objectifs de cette conquête montre plutôt la fusion des intérêts des deux empires et la connexion des « expériences coloniales » : « Finalmente se encuentran en un espíritu común de conquista, de pretensión imperial y universalista. » (« Finalement, [Portugais et Castillans] se trouvent dans un esprit commun de conquête, de prétention impériale et universaliste. », p. 271) L’idée surgit de faire de l’Amazone la voie de communication avec les mines d’argent des Andes et les conquistadores se présentent comme des catholiques, sujets et vassaux du roi, défendant une identité ibérique et catholique face à la menace étrangère (française et hollandaise).
Un constat similaire est dressé dans la péninsule par Tamar Herzog : l’Union repose sur une confusion initiale entre conquête et héritage dynastique dans laquelle les catégories formelles tendent souvent à s’estomper. Si en 1642, le village de Barrancos (côté portugais, mais peuplé de Castillans) est attaqué par le village voisin de Moura, ce n’est pas tant pour imposer une séparation stricte entre les royaumes, mais parce que depuis 200 ans les deux villages se disputent des terres. L’Union des deux couronnes est plutôt une période de calme où les enjeux de délimitation sont faibles contrairement aux périodes antérieures et postérieures. À Ceuta, étudié par José Antonio Martínez Torres et Antonio José Rodríguez Hernández, la ville portugaise décide finalement d’entrer dans le giron castillan à l’issue du traité de Lisbonne de 1668. Les habitants bénéficient pendant un siècle des largesses de la Monarchie catholique qui tient à garder cette position stratégique en Afrique du Nord.
À l’autre bout du monde, les enjeux de la concurrence que se livrent Macao la Portugaise et Manille la Castillane sont différents. La lutte commerciale pour le monopole des marchés du Japon, de la Chine et des Moluques est rude. Elle n’interdit pas, au contraire, un commerce illégal entre les deux ports : argent, ambre, ivoire, pierres précieuses, soie, tapis s’échangent. P. Chaunu avait déjà pu en son temps mesurer l’importance de ce trafic : 79 navires arrivent de Macao à Manille entre 1580 et 1644, à fréquence irrégulière, pour 10 % du commerce total, la majorité des bateaux viennent de Chine, du Fujian. Les premiers échanges commerciaux sont dus aux ambassades castillanes en Chine (celle d’Alonso Sanchez en 1582-83) qui passent par Macao. Les nouveaux chrétiens portugais jouent un rôle important dans le commerce portugais avec Manille [3]. Ils investissent au minimum 450 000 cruzados par an dans le Galion de Manille (qui relie l’archipel à Acapulco) et la même somme dans le commerce intra-asiatique qui approvisionne le Galion. C’est avec l’argent américain (des mines de Potosí et Zacatecas) que s’effectue ce commerce lucratif.
Les Ibériques et les autres puissances mondiales
Les cas de Ceylan, d’Ormuz, du royaume de Fez et de l’empire des Ming montrent la complexité des relations politiques tissées par les Portugais, puis avec l’Union des deux couronnes, par les Ibériques avec des puissances asiatiques comme le Chah perse ou le modeste royaume de Kotte. Ceylan est ainsi la plus ample et longue expérience portugaise de conquête territoriale en Asie avant le XVIIIe siècle. Dans un premier temps, la stratégie thalassocratique portugaise de contrôle indirect et caractéristique de l’impérialisme des Avis fonctionne bien : elle repose sur une logique de suzeraineté (seigneurie symbolique reposant sur le tribut sans présence effective) compatible avec certaines pratiques politiques de l’Asie du Sud. Le nouveau pourvoir habsbourg ne peut se contenter de cet arrangement et entame une politique de souveraineté et de conquête. Ce projet, qui ne prend pas en compte les réalités politiques locales, est un échec qui contribue à la perte de l’île au profit des Provinces-Unies en 1658.
Si le résultat est le même à Ormuz, perdue en 1622, la situation est bien différente : Ormuz est un carrefour commercial entre Afrique et Asie et un poste de douane qui apporte le plus grand bénéfice de toutes les forteresses portugaises d’Orient, en dehors de Goa. La forteresse tient grâce à la domination des mers par les Portugais. L’hégémonie portugaise est atteinte par la montée sur le trône du chah Abbas Ier (1588-1629) qui dispose de forces militaires suffisantes pour mener une politique d’expansion du pouvoir dans le Golfe Persique. Bahrein est prise aux Portugais en 1602. Abbas Ier maintient des relations diplomatiques avec Philippe III (les ambassades sont fréquentes), ils ont comme ennemi commun l’empire Ottoman : l’alliance de la Monarchie catholique, fer de lance de la Contre-Réforme, avec une puissance musulmane ne semble pas poser de problème… Progressivement, le chah se tourne vers les Anglais qui s’imposent comme intermédiaires commerciauxl privilégiés dans l’achat de soie perse. De longues années de conflits et d’attaques des forteresses portugaises conduisent à la prise d’Ormuz par les Savafides. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, les Portugais restent bien présents dans cette région, mais ils ont définitivement perdu cette perle d’Orient.
L’expérience « post-moderne » des Ibériques
La question des identités et de ce qui se joue dans l’entreprise ibérique est présentée d’une manière inédite par Antonio de Almeida Mendes qui propose de rompre avec une historiographie coloniale par trop dialectique (colons-colonisés, centre-périphéries). Dans le cadre d’une histoire atlantique qui intègre à parts égales l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, de Almeida explique comment se forme un espace polymorphique fondé sur la négociation et la fragmentation des pouvoirs. De la confrontation des Portugais avec l’Autre africain naît des interactions qui mènent à des appropriations culturelles : c’est « une expérience postmoderne » qui vient à former un nouveau monde atlantique lié au système marchand mondial. Par exemple, en Guinée, un middle ground se met en place entre groupes sociaux et individus qui fuient l’Europe (juifs, nouveaux chrétiens, renégats, réfugiés, exilés) et les Africains : des communautés de Portugais africanisés se forment, regroupées en praças à Cacheu, Bissau, Ziguinchor, sur les rives des grands fleuves.
Ce type de réflexion qui invite à voir le passé autrement qu’en une geste des Européens à la conquête du monde fait la richesse du livre, outre les éclairages (plus positivistes) sur certains épisodes et terrains méconnus de la « première mondialisation ». D’une part, cet ouvrage collectif réunit plusieurs synthèses des recherches des auteurs à la manière des handbooks anglo-saxons, preuve d’une maturité acquise par le sujet. D’autre part, l’ensemble suggère une étude des représentations et des horizons d’attente des divers acteurs des empires ibériques et de leurs interlocuteurs. Il ne s’agit pas de chercher chez eux les traces d’une « conscience-monde », piste ouverte par S. Gruzinski, mais de faire une histoire sociale et politique extrêmement située dans le temps et dans l’espace aboutissant à une kaléidoscopie sans doute assez proche des réalités globales des XVIe et XVIIe siècles.