Entre la proclamation d’une urgence et la persistance de l’inaction, se situe ce phénomène obscur qu’on peut appeler la non-décision. À quelques jours de la COP 28, il est urgent d’en scruter les causes.
Entre la proclamation d’une urgence et la persistance de l’inaction, se situe ce phénomène obscur qu’on peut appeler la non-décision. À quelques jours de la COP 28, il est urgent d’en scruter les causes.
Les Français l’affirment dans les sondages : notre protection sociale est la plus généreuse, notre système de santé le meilleur et l’école est l’icône sacrée de notre République. De fait, les dépenses publiques de la France la situent plutôt au-dessus de la moyenne des pays européens. Comment expliquer dès lors que persistent, dans ces mêmes domaines, année après année, décennie après décennie, des situations jugées critiques et qui restent sans solution ?
Un exemple particulièrement frappant est fourni par les rapports du Contrôleur des lieux de privation des libertés. À vingt ans d’intervalle, ces rapports dénoncent les mêmes situations indignes dans les prisons, les centres de rétention, les hôpitaux psychiatriques. Ils plaident avec la même insistance et souvent les mêmes termes, la nécessité d’une action urgente et immédiate qui ne parait toujours pas advenir. En dehors des problèmes de la réclusion, les exemples ne manquent pas où des problèmes aigus n’ont reçu qu’une attention intermittente et des réponses pratiques limitées. Ainsi, quarante années de discriminations positives au profit des quartiers de la politique de la ville, quarante années de promotion des zones d’éducation prioritaires n’ont pas réussi à rétablir un égal accès aux ressources publiques au profit des territoires relégués. De même, le rappel de l’importance de la santé publique durant les crises sanitaires n’a pas sorti le domaine de son anémie traditionnelle. Le modèle social français prodigue en ressources connaît ainsi ses zones d’ombre. Nous proposons ici quelques outils pour rendre compte de cette situation paradoxale à partir d’une approche renouvelée de la non-décision.
Partant du constat qu’il est impossible d’étudier l’inaction, nous proposons une nouvelle définition de la non-décision caractérisée par l’écart entre la proclamation de l’urgence à agir et la persistance de l’inaction. Nous évoquerons ensuite les processus générateurs de la non-décision avant de suggérer des hypothèses d’interprétation du modèle français de non décision.
Freud l’avait décrit depuis longtemps : les ratés du langage et les lapsus sont des révélateurs de dimensions de la personnalité qui échappent aux discours construits du sujet. Ils se manifestent aussi bien dans la cure que dans les dialogues de la vie quotidienne. Nous nous proposons de montrer ici qu’il en est de même dans l’action politique. Repérer les projets avortés, les promesses non tenues, les rapports mis au placard, comprendre les raisons de leur relégation peut être un détour fructueux pour saisir le sens de l’action publique.
La non-décision nous révèle que la capacité d’empêcher est une facette cruciale du pouvoir politique. Elle peut être envisagée sous trois modalités différentes : le refoulement, la clôture ou l’érosion.
Les premiers théoriciens de la non-décision la situaient au niveau de la mise sur l’agenda. Certains problèmes ne parviennent pas jusqu’aux arènes de la décision car l’ensemble des institutions politiques ‒ croyances et procédures ‒ privilégient les demandes de certains acteurs et en empêchent d’autres d’accéder à l’agenda. La non-décision désigne ces processus d’endiguement qui refoulent les attentes des acteurs dominés [1]. Prise ainsi comme une occultation totale, la non-décision évoque des processus pertinents mais difficiles à analyser. Les familiers de l’étude des politiques ont chacun rencontré des groupes concernés dont la parole n’a pas été prise en compte. Mais les outils d’analyse manquent pour rendre compte de ces situations, et de fait la non-décision est restée un domaine largement en friche. Les difficultés méthodologiques et conceptuelles rencontrées dans l’étude de la non décision en ont fait une piste délaissée dont on fait à peine mention dans les traités et manuels de politiques publiques.
Ces difficultés pratiques sont levées si l’on envisage la non-décision non comme une occultation mais comme un processus d’endiguement, de clôture qui vise à limiter l’accès à la scène publique. Comme le montre E. Henry dans sa politique des non problèmes [2], l’inaction publique est un combat où se sont illustrés divers lobbys qui ont retardé ou bloqué durablement l’action publique dans des domaines aussi sensibles que l’amiante, le diesel ou les pesticides. Un combat qui ne ressemble en rien à une controverse policée, délibérative, mais plutôt à une lutte où tous les coups, même les plus tordus sont permis pour dénigrer l’adversaire et couper les ailes aux mobilisations émergentes.
Dans la troisième modalité de la non-décision, ce n’est plus la question de la mise des problèmes sur agenda qui est en cause, mais l’irrésistible érosion de certaines politiques. Il s’agit d’analyser comment des actions, dont la nécessité et l’urgence sont reconnues, s’appauvrissent et se marginalisent au fur et à mesure du cheminement des politiques publiques. C’est cette modalité de la non-décision dont nous voudrions présenter ici les principes de repérages, les processus générateurs et des hypothèses d’interprétation à partir d’exemples tirés des politiques.
La non-décision peut devenir un objet d’étude si ‒ et quand ‒ on prend comme point de départ non pas l’absence de décision, mais l’écart entre les ambitions affichées et la timidité des réalisations finales. Étudier la non-décision c’est donc analyser les processus qui conduisent à la subordination voire au dépérissement de certaines politiques. Prises dans cette acception, les non-décisions renvoient à des processus repérables empiriquement. Leurs positions dans l’écheveau des politiques publiques ne doivent rien au hasard.
Le repérage des non-décisions est facilité par une caractéristique récurrente : les domaines de la non décision sont souvent le support d’une activité discursive intense mais intermittente. La non-décision, c’est comme dans la chanson de Jacques Dutronc « J’y pense et puis j’oublie ». La présence sur la place publique des thématiques de la non décision est une présence à éclipses, rythmée par les alertes, les crises et les concertations qui en résultent.
Les crises sont le moment où se brise pour un temps la chape de silence qui pèse sur certains sujets. Ainsi les émeutes urbaines ont périodiquement remis à l’ordre du jour la question des quartiers populaires. Ainsi le thème de la misère de la santé publique en France est revenu sur le devant de la scène au moment des grandes crises sanitaires du sida et du Covid. Le malaise des EPAHD a fait les gros titres des journaux, rapportant les drames des pensionnaires reclus et menacés durant la crise du Covid, ou les scandales de gestion de la chaîne ORPEA. Ce sont des crises plus ponctuelles qui ont révélé au public l’extrême tension qui pèse sur la psychiatrie publique : grèves, incidents violents, etc.
Dans d’autres cas, l’entrée dans l’espace public a été portée par divers acteurs qui ont joué un rôle de lanceurs d’alerte. Les rapports des corps d’inspection, de la Cour des comptes ainsi que d’autorités administratives indépendantes comme les Défenseurs des droits ou les Contrôleurs des lieux de privations des libertés font régulièrement le point sur la trajectoire traînante des non-décisions. Cette même vigilance peut venir d’organisations de la société civile comme « l’Observatoire sur le mal-logement » de la fondation Emmaüs, ou l’Observatoire International des Prisons.
En écho à ces interpellations, la mise en scène de grands débats sur la scène publique est une pratique habituelle de la non-décision. La référence historique est celle des accords de Grenelle qui ont conclu la crise de Mai 1968 en ouvrant un nouveau cours des relations du travail en France. Depuis, les « Grenelle » se sont répétés en France, Grenelle de l’environnement, Grenelle de l’éducation ; d’autres assises du même type ont foisonné sous d’autres sigles comme le « Ségur » de la santé. Mais l’identification au Grenelle historique est trompeuse. La première était une négociation collective débouchant sur des effets pratiques immédiats et durables. Les avatars du Grenelle se sont cantonnés à une concertation sans conséquences directes. Ces assises ont été nourries par une rhétorique familière de la décision, celle du « nouveau départ » et du « plus jamais ça ». Reconnaissant les tergiversations du passé, elles annoncent en fanfare un nouveau cours des politiques mais restent à distance de sa mise en œuvre.
Après les fanfares, le rideau se baisse et l’attention du public est attirée par d’autres problèmes. Ainsi les institutions mises en place après l’épisode du sida et du sang contaminé ‒ Institut de la Veille Sanitaire, puis Santé Publique France ‒ n’ont connu qu’un développement dont les insuffisances se sont révélées au moment de la crise du Covid. Le Ségur de la Santé qui devait tirer les leçons de la crise s’est totalement concentré sur la question de l’hôpital public même si, dans sa conclusion, le ministre suggérait un « Ségur de la santé publique » qui n’a jamais eu lieu. De même, les nouveaux ministres qui se succèdent au poste peu envié de secrétaire d’État aux personnes âgées promettent invariablement à leur entrée en fonction une grande loi sur la dépendance, jamais mise en œuvre. Le repérage des zones de non-décision permet d’établir que leur distribution ne se fait pas au hasard dans le champ des politiques publiques. Elles recouvrent des politiques qui sont en décalage par rapport aux valeurs, aux croyances et aux institutions qui organisent la conduite des politiques, comme le montre P. Bongrand pour l’éducation prioritaire [3].
De façon plus générale, la non-décision apparaît dans des situations qui combinent trois caractéristiques. Premièrement, elles occupent une zone d’ombre dans les référentiels des politiques. Les instruments de diagnostic qui prévalent ne favorisent pas leur visibilité, les valeurs dominantes les déprécient. Deuxièmement, les instruments des politiques ne sont pas ajustés à ces situations. Troisièmement, les découpages institutionnels rendent plus difficile la prise en compte de ces problèmes. Ainsi dans le domaine de la santé en France, la polarisation sur le soin a durablement situé la santé publique dans la subordination [4].
De plus, les biais technicistes de la pratique médicale ont contribué à mettre en porte à faux des domaines où le soin ne se résume pas à une sorte d’assemblage d’actes répertoriés. C’est le cas de cette deuxième zone de non décision qu’est la psychiatrie. Ces mêmes difficultés sont aggravées dans les domaines qui cumulent ces exigences de soins non technicisés et de chevauchements institutionnels comme les institutions médico-sociales qui gèrent la dépendance et le grand âge. Celles-ci forment une troisième zone de non-décision.
Ces exemples invitent à aller au-delà des analyses trop faciles en termes de volontarisme politique. C’est l’argument banal : s’il y a eu non-décision, c’est parce que les gouvernants n’ont pas eu le courage d’agir. La non-décision serait la face inversée de la grande décision où un gouvernant pourrait opérer d’un coup des bifurcations radicales dans le cours des politiques. On sait qu’en réalité la grande décision est introuvable et que les politiques se construisent autour d’un flux continu de grandes et de petites décisions. Il en est de même de l’écart entre les ambitions proclamées et les maigres résultats, qui est le produit d’un enchevêtrement complexe de processus dont nous allons esquisser le tracé.
Le basculement de la grande ambition dans les marais de l’inaction s’opère par la conjonction de processus qui relèvent de toutes les facettes des politiques publiques. Du point de vue de la problématisation, les difficultés de la traduction se conjuguent à des tendances à la dévalorisation. Du point de vue des acteurs, on observe aussi une faible mobilisation qui peut s’expliquer par la défection d’usagers et d’acteurs professionnels. Du point de vue des institutions, on repère enfin un désajustement des instruments et des organisations.
Toute politique implique des opérations de problématisation et d’évaluation qui éclairent certains pans de la réalité sociale et en rejettent d’autres dans l’ombre. Elles évaluent les situations en fonction d’une hiérarchie de valeurs. La non décision prévaut dans les domaines de faible visibilité et de publics aux mérites incertains, quand ils ne sont pas considérés comme franchement indignes. Les processus de non décision se situent dans ces zones d’ombre et se réfèrent à des valeurs subordonnées dans les référentiels des politiques publiques.
Le passage de la reconnaissance épisodique à l’action publique est entravé dans les cas de non-décision par deux processus distincts : la dévalorisation des publics, la subordination des acteurs professionnels. Certaines zones de non-décisions concernent des publics au mérite incertain. Même reconnue, la prise en compte de certains problèmes est handicapée par la dévalorisation des publics concernés. Il en est ainsi des maladies psychiques, où la perception publique oscille entre la dénégation de la gravité de l’atteinte et la stigmatisation du fou violent. Autre exemple, le temps est loin de l’époque où la question de la prison était portée dans le débat public à travers l’expérience des résistants, ou des militants soutenus par le GIP de Michel Foucault. Aujourd’hui, pour beaucoup, les mauvaises conditions des prisons sont partie intégrante d’une sanction pour des publics méprisables.
Au-delà de l’indignité, une hiérarchie des publics qui relègue au bas de l’échelle les groupes qui sont les plus éloignés du marché du travail s’esquisse. La rhétorique prévalente de la combinaison nécessaire du droit et des devoirs, et de l’urgence de la lutte contre les fraudeurs, exprime un soupçon généralisé à l’encontre des exclus et des personnes dépendantes. Les non-décisions dans les domaines du grand âge, de la psychiatrie, voire de la pauvreté, apparaissent comme l’image inversée d’une vision élitiste exaltant le mérite, et la juste inégalité des récompenses au profit des vainqueurs de la compétition sociale. Au sein même de la population active, le soupçon pèse aussi sur les secteurs « protégés » de la compétition économique.
La non-décision est aussi la résultante de la subordination des agents concernés dans la hiérarchie professionnelle. Dans le domaine de la santé, par exemple, la santé publique, la gériatrie, la médecine du travail ou la psychiatrie figurent régulièrement parmi les derniers choix des futurs internes. Pire encore, nombre de postes d’internes dans ces spécialités ne sont pas pourvus. Cette subordination s’explique par la disparité entre les modèles professionnels propres à ces domaines et le référentiel prévalant dans le secteur. Dans une politique de santé définie en termes de soins, le développement d’une épidémiologie qui éclairerait les processus générateurs de la maladie passe au deuxième plan. Il en est de même pour la prévention [5].
La stigmatisation des publics et la subordination des acteurs professionnels contribuent à détourner l’attention publique des domaines de la non-décision.
La défection constitue un autre mécanisme central dans la formation des non-décisions. On sait depuis A. O. Hirschman que la réponse à une situation insatisfaisante peut prendre deux formes opposées : la défection ou la prise de parole « exit and voice » [6]. Une première solution consiste à s’engager dans l’action collective pour pousser les autorités à modifier cette situation. La deuxième consiste à se dégager de la situation problématique et à rechercher ailleurs une solution individuelle à ses attentes. Pour l’analyse de la non-décision, on peut distinguer deux formes de défection. La première concerne les publics de la défection et équivaut à une désolidarisation. La seconde concerne les agents publics et se définit comme une érosion professionnelle.
La désolidarisation est la conséquence finale de la désertion des usagers mobiles des zones de la non-décision. En effet, la capacité de défection n’est pas distribuée de façon égale. Certains ont les ressources et les compétences pour tirer leur épingle du jeu. Ce sont les classes moyennes qui échappent aux quartiers de logements sociaux et s’engagent dans l’aventure de la maison individuelle. Les patients qui peuvent accéder aux services de spécialistes et de services à convention dérogatoire. Les parents qui trouvent les moyens de contourner la carte scolaire par le recours au privé ou à des astuces réglementaires. L’important ici est de comprendre l’impact de la défection des usagers mobiles sur la prise de parole dans les scènes où ne demeurent que les publics captifs. Cette fuite affecte les capacités d’influence des usagers demeurant dans les zones désertées de deux façons. D’une part, elles s’accompagnent du déclin des organisations collectives qui peuvent peser sur les pouvoirs publics. En effet ces catégories mobiles avaient souvent joué un rôle clé dans la structuration de la vie collective. Leur départ engendre donc un affaiblissement significatif de la représentation sociale. D’autre part, la défection distend les liens de solidarité entre différentes strates sociales.
L’érosion professionnelle est la résultante des processus de défection dans la sphère des agents publics. Un des symptômes les plus marquants de la non-décision réside dans la rotation continue des agents qui exercent dans ces zones. La vacance persistante des postes de médecins dans les hôpitaux psychiatriques s’explique aussi par la fuite des spécialistes vers le secteur ambulatoire. Il en est de même des infirmières de l’hôpital public [7]. De même, malgré l’attribution de prime au bénéfice des enseignants travaillant dans les écoles en ZEP, la Cour des comptes a constaté que celles-ci ne suffisent ni pour y attirer des enseignants expérimentés ni pour stabiliser les équipes éducatives [8]. La faible capacité d’action collective des publics et la subordination des médiateurs professionnels peuvent expliquer que les arbitrages successifs des politiques ne se réalisent pas souvent en faveur de ces domaines de non décision.
Ces mécanismes de stigmatisation et de démobilisation sont encore renforcés par des processus de désajustement institutionnel que l’on peut regrouper sous trois catégories : l’émergence de politiques ciblées, les impasses de la « nouvelle action publique » et l’impact du nouveau management public.
La pratique du ciblage apparaît quand émergent des groupes durablement écartés du marché du travail. Leur affiliation à des institutions sociales de type assurantiel, ancrées dans le salariat devient alors plus problématique. L’ambition universaliste se fissure. La prise en charge de ces groupes passe alors par des politiques ciblées. La relation du ciblage à la non-décision est double selon que l’on envisage les services ou les prestations. Pour les services, on se souvient de l’adage bien connu des spécialistes des politiques sociales selon lequel les services à destination des pauvres sont toujours de pauvres services. Pour les prestations, le ciblage produit des effets de stigmatisation et il est souvent assorti à des règles complexes d’attribution. Ces deux processus expliquent l’importance du non-recours dans les politiques ciblées. Ce non-recours apparaît ainsi comme l’état ultime de la non-décision [9].
Les territoires de la non-décision recouvrent souvent ceux de la nouvelle action publique théorisée il y a quelques décennies par J. Donzelot et P. Estèbe [10]. Ces nouvelles politiques apparues dans les années 1980 entendaient promouvoir une action coordonnée, participative et territorialisée des politiques dans les domaines les plus divers : la politique de la ville, l’éducation prioritaire, la prévention de la délinquance comme l’action en direction des personnes âgées. Le modèle précurseur de la sectorisation psychiatrique participe à la même approche. Au-delà des annonces, la non décision est plus probable dans ces politiques qui impliquent la conjonction de plusieurs secteurs institutionnels, ceci conduisant inévitablement à des problèmes de coordination, de défausses et de report du blâme sur les partenaires. L’ambition affichée de coordination semble buter sur la permanence des normes sectorielles qui oriente l’action des participants. Ces nouveaux modèles d’action publique n’ont pas été abandonnés mais leur difficile mise en œuvre révèle leur désajustement par rapport au répertoire des politiques sectorielles.
De la même manière, la non-décision se repère dans les zones d’ombre projetées par les nouveaux instruments de la gestion publique, à savoir la politique de la standardisation chiffrée et l’optimisation partielle. La non-décision est entretenue également par des difficultés de traduction, c’est-à -dire la difficulté à formuler des réponses dans le répertoire des prescriptions reconnues. Il n’y a pas de place évidente pour des activités de care ajustées aux besoins de chaque personne dans une politique fondée sur la standardisation des actes de soins [11]. De même l’ambition affichée de promouvoir une approche coordonnée des soins de l’hôpital à la médecine de ville et aux institutions médico-sociales reste un vœu pieux quand les indicateurs et les règles favorisent des optimisations partielles. Le tournant ambulatoire des hôpitaux est censé améliorer leur santé financière mais il ne formule aucune solution pour la gestion du parcours de soins des sortants. Beaucoup parmi les malades psychiques ou les personnes âgées ont alors des difficultés à trouver les soutiens hors les murs de l’hôpital. Il en résulte des réadmissions qui aggravent les tensions mêmes que la politique de rotation rapide aurait dû soulager. La question du renforcement des soins primaires et des services médico-sociaux censés prendre en charge les personnes refoulées par l’hôpital est un cas exemplaire de non-décision. Une exigence reconnue mille fois mais dont la mise en œuvre implique des réajustements institutionnels indéfiniment retardés. La non-décision s’ancre dans les modèles institutionnels qui organisent l’action publique [12].
La dévalorisation, l’ignorance, la démobilisation et le désajustement institutionnel concourent ainsi aux non-décisions. Chacun de ces processus éclaire en creux une dimension particulière des relations de pouvoir. La désignation de l’indigne renvoie à une conception particulière du mérite. La défection est le pendant de la mobilisation, le désajustement trace les limites d’un chemin institutionnel. Le constat du retard et du délaissement permet de mieux comprendre les contours et les ressorts du très prioritaire et très urgent. Combinées, ces trois dimensions font apparaître des modèles spécifiques, sectoriels ou nationaux, de non-décisions. Nous suggérons ci-dessous quelques hypothèses sur le modèle français.
Revenons ici sur la question que nous avons soulevée au départ. Comment se fait-il que l’État français qui compte un niveau de dépenses publiques parmi les plus élevés d’Europe laisse persister des zones de non-décision qui le placent dans certains domaines très en bas de l’échelle des pays de l’OCDE ? Comment expliquer par exemple qu’avec un niveau de dépenses de santé comparable à celui de l’Allemagne, la France connaisse une santé publique anémique, des soins psychiatriques déliquescents en ambulatoire et parfois indignes en hôpital ? Que dire de la réforme toujours différée de la dépendance ? Comment expliquer qu’avec des dépenses publiques d’éducation de même niveau que ses partenaires européens, ses programmes d’éducation prioritaire persistent dans la non-décision ?
Ce premier constat comparatif permet d’écarter l’explication selon laquelle le rationnement néolibéral des dépenses publiques expliquerait à lui seul l’apparition des zones de non-décision. Ce n’est pas le verrouillage des dépenses publiques qui expliquent l’apparition des non-décisions, mais plutôt les priorités d’allocation des ressources publiques. Il faut donc dégager les principes de hiérarchisation propre à l’État français qui explique la non-décision.
Les zones d’ombre de la non-décision sont la contrepartie de l’élitisme caractéristique de l’État français et de sa conversion dans le « tournant néolibéral » [13]. Cet élitisme prend deux formes complémentaires qui chacune concourent à la non décision : l’élite dirigeante et l’élite professionnelle. L’existence d’une élite issue des grandes écoles, occupant les sommets de l’État et de l’économie, est un trait avéré des institutions françaises. Son influence s’est encore accrue au fur et à mesure de la présidentialisation de la Ve République. Son mode de recrutement, son style d’action, sa légitimation orientent durablement les priorités de l’État. Confirmée une fois pour toutes dans ses mérites, cette élite se pose en détentrice exclusive du savoir rationnel. Formée à commander, elle est plus à l’aise dans la gestion de grands projets que dans des domaines impliquant une coopération horizontale avec des partenaires sociaux et publics. C’est ce qui explique que la prévention et les nouvelles actions publiques sous ses différentes formes aient toujours été négligées au profit des politiques sectorisées prenant appui sur des organisations fortement structurées.
Le même modèle de recrutement fondé sur l’excellence et la technicité se retrouve pour les élites professionnelles, qu’il s’agisse des médecins ou des enseignants. Il se prolonge dans des normes de carrière qui les détournent de certains domaines d’activité peu prestigieux. De même que les lauréats du concours d’internat de médecine s’orientent vers des spécialités à haute technicité, les enseignants agrégés investissent d’abord les lycées d’excellence et aspirent à exercer leur métier dans les classes préparatoires, loin des zones d’éducation prioritaires. De fait, les programmes de l’éducation prioritaire ne font pas le poids en regard des ressources publiques drainées par le réseau élitaire que forment les grands lycées métropolitains, la crème des écoles privées sous contrat et les grandes écoles. Il existe donc une forme de convergence entre les élites gouvernantes et certaines professions autour d’une image de l’excellence et du mérite qui introduit un biais dans la conduite des politiques, en défaveur des domaines où persiste la non-décision.
Cette tendance est renforcée par l’introduction de normes néolibérales qui modifient en profondeur les compromis fondateurs du modèle social français. La référence rhétorique à l’universalisme est mise à mal par les processus de dislocation et de démobilisation que nous avons décrits. La nouvelle gestion publique prolonge les biais élitistes jusque dans la mise en œuvre des politiques. La conversion de ces élites françaises aux vertus du marché ne les a pas conduites à construire un réseau essentiellement privé de reproduction à la manière américaine. Elles ont plutôt mis en place un circuit propre de reproduction qui reste très largement financé par des ressources publiques. Une citoyenneté sociale de première classe émerge et est renforcée par l’implication croissante des acteurs privés dans le modèle social français [14]. Le culte élitiste du mérite de l’excellence aurait pour contrepartie le déplacement dans l’ombre de vastes zones de non-décision.
par , le 28 novembre 2023
Références
– BACHRACH Peter et BARATZ Morton S., « Decisions and Nondecisions : An Analytical Framework », American Political Science Review, 1963, vol. 57, no 3, p. 632‑642.
– BARONNET Juliette et BEST Alice, « Aux portes de la rue ou quand les institutions produisent de l’exclusion : les sortants de la protection de l’enfance », Recherche sociale, 2018, vol. 3, no 227, p. 5‑75.
– BONGRAND Philippe, « De mutations en mutatio. La politique d’éducation prioritaire et la perpétuation du système éducatif » dans École et mutation. Reconfigurations, résistances, émergences, Bruxelles, De Boeck Supérieur (coll. « Perspectives en éducation & formation »), 2014, p. 119‑126.
– COUR DES COMPTES, L’éducation prioritaire. Rapport d’évaluation d’une politique publique, 2018.
– DONZELOT Jacques et ESTEBE Philippe, L’état animateur. Essai sur la politique de la ville, Paris, Éditions Esprit, 1994, 238 p.
– HENRY Emmanuel, La fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, 174 p.
– HIRSCHMAN Albert O., Exit, voice, and loyalty : responses to decline in firms, organizations, and states, Cambridge, Harvard University Press, 1990, 162 p.
– INTERSYNDICALE DE DEFENSE DE LA PSYCHATRIE PUBLIQUE, Cri d’alarme des professionnels de la psychiatrie sur les « départs massifs » de soignants, 31 janvier 2022.
– JOBERT Bruno, « La santé publique en question : apprendre de l’expérience allemande », AOC, 29 janv. 2021 p.
– JOBERT Bruno et THERET Bruno, « France : La consécration républicaine du néo-libéralisme » dans Bruno Jobert (ed.), Le tournant néolibéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21‑86.
– MEMMI Dominique, « Chapitre III. Le retour de la troisième classe ? Comment déclasser sans larmes dans le service public » dans Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier (eds.), La valeur du service public, Paris, La Découverte (coll. « Sciences humaines »), 2021, p. 396‑411.
– MILCENT Carine, « Système de santé français face à la crise sanitaire. De désorganisation à réorganisation », L’information psychiatrique, 2021, vol. 97, no 10, p. 857‑864.
– PIERRU Frédéric, « Hôpital et santé publique : l’improbable rencontre. Une réflexion de sociologie politique sur les non-décisions dans le système de santé français », Revue d’Épidémiologie et de Publique, 2016, vol. 64, p. 61‑68.
– WARIN Philippe, Le non-recours aux politiques sociales, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble (coll. « Libres cours »), 2016, 246 p.
Bruno Jobert, « La non-décision, part d’ombre des politiques », La Vie des idées , 28 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./La-non-decision-part-d-ombre-des-politiques
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[1] Peter Bachrach et Morton S. Baratz, « Decisions and Nondecisions : An Analytical Framework », American Political Science Review, 1963, vol. 57, no 3, p. 632‑642.
[2] Emmanuel Henry, La fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle, Paris, Presses de Sciences Po, 2021.
[3] Philippe Bongrand, « De mutations en mutatio. La politique d’éducation prioritaire et la perpétuation du système éducatif » in École et mutation. Reconfigurations, résistances, émergences, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2014, p. 119‑126.
[4] Bruno Jobert, « La santé publique en question : apprendre de l’expérience allemande », AOC, 29 janv. 2021.
[5] Frédéric Pierru, « Hôpital et santé publique : l’improbable rencontre. Une réflexion de sociologie politique sur les non-décisions dans le système de santé français », Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, 2016, vol. 64, p. 61‑68.
[6] Albert O. Hirschman, Exit, voice, and loyalty : responses to decline in firms, organizations, and states, Cambridge, Harvard University Press, 1990.
[7] Intersyndicale de Défense de la Psychiatrie Publique, Cri d’alarme des professionnels de la psychiatrie sur les « départs massifs » de soignants, https://idepp.fr/cri-dalarme-des-professionnels-de-la-psychiatrie-sur-les-departs-massifs-de-soignants/ , 31 janvier 2022.
[8] Cour des comptes, L’éducation prioritaire. Rapport d’évaluation d’une politique publique, 2018.
[9] Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2016.
[10] Jacques Donzelot et Philippe Estèbe, L’état animateur. Essai sur la politique de la ville, Paris, Éditions Esprit, 1994.
[11] Carine Milcent, « Système de santé français face à la crise sanitaire. De désorganisation à réorganisation », L’information psychiatrique, 2021, vol. 97, no 10, p. 857‑864.
[12] Juliette Baronnet et Alice Best, « Aux portes de la rue ou quand les institutions produisent de l’exclusion : les sortants de la protection de l’enfance », Recherche sociale, 2018, vol. 3, no 227, p. 5‑75.
[13] Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : La consécration républicaine du néo-libéralisme » in Bruno Jobert (ed.), Le tournant néo-libéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21‑86.
[14] Dominique Memmi, « Chapitre III. Le retour de la troisième classe ? Comment déclasser sans larmes dans le service public » dans Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier (eds.), La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021, p. 396‑411.