Le Moyen-Orient est devenu le théâtre d’une « politique de l’erreur » généralisée. Singulièrement depuis le 11 Septembre, l’erreur de compréhension et l’erreur de calcul se conjuguent pour déstabiliser le système régional et obscurcir un peu plus l’avenir.
On considère a priori que la politique suit des lignes d’affrontement qui, certes, peuvent s’avérer dramatiques mais n’en demeurent pas moins rationnelles. Même au Moyen-Orient, c’est ce type de points de vue qui domine : le pire s’y produit et la situation y est constamment imprévisible, mais on ne se défait pas de l’idée que les décisions des différents acteurs épousent des stratégies réfléchies et qu’elles se fondent sur une analyse éclairée de la situation. Cette représentation du problème est malheureusement erronée. En particulier, elle ne permet pas de donner sa juste place à l’une des dimensions les plus caractéristiques des politiques conduites dans cette région du monde : je veux parler de l’erreur. C’est pourtant sur cette « politique de l’erreur » que repose en grande partie le dérèglement du système régional depuis plusieurs décennies, et singulièrement depuis le 11 Septembre.
Misconception et miscalculation
L’analyse des crises régionales antérieures au 11 Septembre a montré en général l’existence de deux types d’erreurs qui souvent se conjuguent : l’erreur de compréhension ou de perception (misconception, misestimation) qui aboutit à une prise de décision fondée sur une méconnaissance des données réelles de la situation ; l’erreur de calcul (miscalculation) à proprement parler qui est une prise de décision conduisant à un résultat contraire à ce qui était attendu.
La détermination de ces deux types d’erreurs est rendue plus difficile du fait que les décideurs naturellement ne livrent pas les raisons de leurs décisions (généralement reconstituées plusieurs décennies après par la confrontation des sources archivistiques et des témoignages) et produisent des justifications de leurs actes qui sont le plus souvent des reconstructions a posteriori. Bien évidemment la définition de l’erreur ou de l’imprudence se révèle après-coup quand on regarde les résultats.
Il faut mettre de côté les prophéties auto-réalisatrices (self-fulfilling prophecies), même si ces dernières peuvent jouer un grand rôle. Ainsi en 1948, les Arabes de Palestine étaient persuadés que les sionistes allaient les expulser tandis que ces derniers pensaient que les États arabes allaient intervenir pour les détruire. Les sionistes ont ainsi expulsé les Palestiniens afin de se trouver en position de force face à l’invasion arabe tandis que c’est cette expulsion qui a provoqué l’intervention militaire des États arabes.
Les grandes crises régionales dans leur déclenchement et leur déroulement sont en général liées à cette « politique de l’erreur » ou déchaînement d’imprudences.
Ainsi en 1956, le refus du financement du Haut-Barrage par les Américains est le type de l’action rationnelle contre-productive. Il faisait partie du plan Oméga destiné à isoler l’Égypte nassérienne pour la ramener à une conduite plus « raisonnable ». Les responsables américains n’avaient nullement considéré que Nasser puisse réagir en nationalisant la compagnie universelle du canal de Suez. Ensuite Nasser a très bien joué sur le plan diplomatique, mais en sous-estimant l’ampleur de l’enjeu chez les Français et les Britanniques et leur possibilité de s’allier à Israël. À leur tour, les trois pays auteurs de l’agression tripartite n’ont pas prévu l’ampleur de la réaction américaine.
Les crises de mai-juin 1967 obéissent au même processus. Les Israéliens ont mené une politique agressive à l’encontre de la Syrie qui a entraîné une réaction imprévue de la part de l’Égypte qui elle-même a mené une politique d’escalade qui a provoqué la guerre.
D’autres crises n’ont pas eu la même inspiration au sens où « l’imprudence » n’a été pratiquée que d’un seul côté. En 1973, Israël ne croyait pas que l’Égypte et la Syrie prendraient l’initiative des opérations militaires. Considérant comme impensable une telle action, les services de renseignements israéliens ont refusé de voir les signes les plus évidents des préparatifs de guerre. En 1990, Saddam Hussein a sous-estimé l’ampleur de la réaction internationale et la possibilité qu’elle offrait aux États-Unis de construire une vaste coalition contre l’Irak. En revanche, le refus de George Bush (41e président des États-Unis) de maintenir des troupes en Irak une fois la victoire militaire acquise, lourdement condamné par le groupe des néo-conservateurs, apparaît rétrospectivement comme une démonstration de lucidité politique.
Devant l’échec, les protagonistes ont tendance à parler de complots comme s’il était apparemment plus flatteur d’avoir été victime d’un adversaire nettement plus intelligent que soi. Il est vrai que le fait d’avoir survécu à l’épreuve devient alors une sorte de victoire et que le but des opérations militaires comprend aussi la chute des régimes politiques. Américains et Israéliens espéraient en 1967 une chute de Nasser et les Américains en 1991 celle de Saddam Hussein. Mais l’analyse des crises montre qu’il n’existe pas de démarche prédéterminée à l’avance par un esprit supérieur. En revanche, le mythe du complot influe grandement sur la conduite des acteurs.
Le début du XXIe siècle
La région moyen-orientale a beau être probablement la plus dense en experts et centres d’analyses, on se trouve ces dernières années devant une accumulation particulièrement inquiétante de ce type d’erreurs et d’imprudences, au point qu’elles semblent devenir la norme ces dernières années.
On peut ainsi en dresser un véritable catalogue, avec en premier lieu l’absolutisation du terrorisme. La vision américaine d’un terrorisme comme ensemble indivisible et maléfique mettant sur le même pied les Frères musulmans, le Hamas, le Hizbollah et le jihad international. En conséquence, les stratégies des acteurs sont totalement confondues et on mélange des luttes nationales territorialisées où la négociation est possible, et un terrorisme international nihiliste totalement déterritorialisé. On sous-estime les concurrences voire les antagonismes profonds entre ces formes d’actions violentes. Alors que l’on prêche l’éradication du terrorisme, on lui donne l’occasion de se développer.
Le 11 Septembre a accéléré le phénomène, rendant impossible toute sortie de crise en Palestine puisqu’il est interdit d’avoir un dialogue politique avec le Hamas. On se refuse ainsi à toute évolution analogue à celle de l’OLP naguère. Il faut reconnaître que ce dialogue serait particulièrement difficile puisque la reconquête de la Palestine est un absolu religieux pour le mouvement islamiste.
En revanche, l’absolutisation du terrorisme se combine avec une projection de catégories européennes comme le fascisme et le nazisme, définies comme le mal absolu. Le mécanisme de la diabolisation, utile pour une rhétorique de la mobilisation politique intérieure, a pour conséquence la privation de la possibilité de penser et de connaître l’Orient arabe tel qu’il est. L’utilisation actuelle de la référence au totalitarisme en est la démonstration. Au lieu de chercher à déterminer les spécificités et les nouveautés, condition indispensable pour être efficaces, on se saisit de l’histoire d’un autre temps et d’un autre lieu pour justifier les actions en cours avec comme conséquence de rendre l’échec pratiquement inévitable. Dès que l’on évoque génocide et terrorisme, on s’interdit toute logique de négociation et de solution politique pour entrer dans une logique d’éradication.
La seconde intifada a été définie dès le départ par les Israéliens non comme un mouvement social incontrôlé mais comme une action militaire centralisée que l’on pouvait écraser directement. De ce fait, juridiquement les actes commis par l’armée israélienne sont des actes de guerre répondant à des actes terroristes. On se trouve dans une situation de guerre et non de mouvement social. C’est l’ampleur de la répression israélienne qui a conduit à une escalade extrêmement rapide, accompagnée d’une montée aux extrêmes et de l’impossibilité de revenir en arrière. De même Arafat a négocié comme si Sharon n’arriverait jamais au pouvoir et il a totalement sous-estimé l’impact du 11 Septembre. Le résultat de la politique israélienne a été de détruire l’interlocuteur pour pouvoir négocier avec lui comme s’il existait encore.
La guerre d’Irak de 2003 a été fondée sur une méconnaissance totale de la réalité de la société irakienne, sur la croyance en l’existence d’armes de destruction massive, sur le rejet des informations contraires (phénomène d’auto-intoxication), sur la non-prise en compte de la possibilité de la guerre de guérilla et du conflit à basse intensité. L’idéologie a joué un grand rôle. L’embargo international a détruit le ressort moral de la société irakienne impliquant toutes ses composantes dans une logique de survie individuelle. Or il était impossible pour les Américains de reconnaître les effets destructeurs de leur politique antérieure. Ils les ont donc attribués au socialisme dictatorial de Saddam Hussein. Les mécanismes de la prise de décision de la guerre de 2003 ont même conduit certains auteurs à faire référence à des travaux de psychologie cognitive pour comprendre comment on est arrivé à de telles aberrations.
Les Américains ont ainsi créé le champ de bataille d’une guerre qu’ils ne peuvent pas gagner. N’ayant pratiquement rien prévu pour l’organisation de l’occupation, ils ont improvisé en permanence et ont créé les conditions de leur échec, faisant à peu près tout ce qu’il ne fallait pas faire et agissant en général à contretemps.
La démocratisation du Grand Moyen-Orient se fonde sur le postulat que la démocratie est l’antidote parfait au terrorisme en dépit de contre-exemples en Europe. Elle ne prend pas en compte le fait national, que l’on assimile au terrorisme en raison du rejet du droit de résistance à l’oppression. Elle est la projection d’une réalité proprement américaine, le primat de la société civile, et d’une méconnaissance du rôle de l’État dans cette région du monde. Dans l’analyse américaine, l’État par absence de démocratie est producteur du terrorisme alors que dans la pratique précédente, l’État était le partenaire le plus complaisant de la politique américaine. Or le trait d’union de toutes les cultures politiques régionales est l’anti-impérialisme. Autrement dit, l’appel à la société civile, quand il est réel, refait surgir des forces anti-impérialistes actives, nationalistes ou islamistes.
On se retrouve dans la contradiction la plus totale. Ainsi en Palestine, la contestation du rôle d’Arafat s’est traduite par l’organisation d’un véritable coup d’État international transférant les pouvoirs concrets à un Premier ministre qui n’existait pas dans l’organisation des pouvoirs palestiniens. Une fois acquis, il a fallu renverser la situation et organiser un second coup d’État quand le Hamas a remporté par les urnes la charge du gouvernement. Le résultat a été la saisie de la bande de Gaza par le Hamas. Comme en Irak, la conséquence du discours de la démocratisation aboutit à la constitution non d’un régime appuyé sur des milices, mais sur l’accaparement du pouvoir par des milices.
Le phénomène milicien en Irak et en Palestine est la conséquence directe de la pratique de la sanction économique et de la destruction de l’autorité légitime. Les blocus de fait exercés contre les deux sociétés ont fait de l’engagement dans les milices, légales ou non, un moyen de survie non seulement pour le milicien mais pour leur famille éventuellement élargie à des parentèles plus vastes.
Au-delà, la politique américaine a eu tendance à définir deux sortes de démocratie, la première de nature pacifique concernerait les Européens et si possible les Arabes. La seconde, martiale, c’est-à-dire ayant un droit légitime à la violence, serait l’apanage exclusif des Américains et des Israéliens, d’où le problème subsidiaire de trouver des alliés actifs dans les coalitions combattantes que l’on tente de construire au coup par coup. Si les démocraties sont pacifiques par nature, on voit mal comment on pourrait bâtir des coalitions efficaces. En Irak, en dehors des Britanniques, les Américains n’ont pas trouvé d’alliés combatifs. Leurs contingents avaient officiellement des missions d’aide humanitaire ou de reconstruction. Si les démocraties sont combattantes, on ne voit pas quel avantage supplémentaire offre la démocratisation du Moyen-Orient à la situation présente. On dit alors que jamais les démocraties ne se sont combattus en oubliant que les belligérants européens de la Première Guerre mondiale étaient pour le moins des États de droit dotés d’institutions représentatives, et que les seules forces politiques qui ont tenté de s’opposer à la guerre étaient les partis socialistes dont le discours était encore révolutionnaire et hostile à la démocratie représentative, même s’ils en avaient adopté la pratique. Pour les néo-conservateurs, il semble bien que la démocratie des autres est une sorte de gestion des affaires courantes sans esprit national.
Une forme abâtardie de ce discours est le recours à la mondialisation : deux pays ayant des McDonald ne se seraient jamais fait la guerre. Et pourtant il y a des McDonald à Beyrouth et à Tel-Aviv…
La résolution 1559 des Nations unies reposait sur une conception de départ assez étroite : il s’agissait de s’opposer à la prolongation du mandat de Lahoud en soi, plus qu’à l’hégémonie syrienne. L’adjonction du Hizbollah et des forces armées palestiniennes, indispensable pour avoir l’appui américain, a compliqué son application puisqu’elle définissait de ce fait même deux camps au Liban. L’assassinat d’Hariri est une erreur symétrique puisqu’il a remis en cause la présence syrienne au Liban et fait basculer la communauté sunnite dans l’opposition au régime de Damas. Le retrait syrien a établi l’existence de deux camps au Liban (dit 8 et 14 mars), d’où le germe de nouveaux conflits.
La guerre de juillet-août 2006 est née de la rhétorique guerrière de l’Iran. La question du nucléaire a établi une menace fantasmatique de destruction de l’État d’Israël. En juillet 2006, le Hizbollah a fait une erreur de calcul. Celle-ci a entraîné une action disproportionnée d’Israël qui a fait une guerre contre l’Iran et non contre le Liban. La capacité militaire du Hizbollah, de l’ordre de 5000 combattants, ne constitue pas une menace vitale pour Israël. En Palestine comme au Liban, le recours à la guerre pour libérer des militaires prisonniers a causé destructions et morts d’hommes sans déboucher sur leur libération.
Dissuasion et disqualification
On a perdu de vue l’argument clef de la dissuasion dans un camp comme dans l’autre.
On voit ainsi la perversité du discours de la dissuasion. Une dissuasion qui a besoin d’une guerre pour se faire respecter n’est plus une dissuasion. Il en est ainsi de la prolifération nucléaire et des armes de destruction massive. Leur raison d’être est d’établir une dissuasion pour éviter une destruction réciproque. Or la constitution d’un potentiel d’armes de destruction massive fait apparaître un moment spécifique où la menace existe alors qu’elle n’est pas effective, d’où la tentation de l’action préventive. Ainsi ce type de dissuasion suscite le conflit qu’il a pour objet d’interdire. Une guerre préventive ne fonde pas une dissuasion : elle est au contraire l’expression de son échec.
Face aux mouvements de guérilla définis comme terroristes même s’ils ne s’en prennent qu’à des forces armées, la stratégie a été de frapper les populations civiles afin de les dissocier de ces mouvements. Ce qui a été engagé au Liban et en Palestine depuis des décennies. Le résultat a été de nourrir le recrutement du Hizbollah et du Hamas. Il serait temps qu’un certain nombre de stratèges militaires lisent L’enfant grec de Victor Hugo.
Ces dernières années, on a vu resurgir les rhétoriques de la disqualification. En définissant des « axes du mal », les Américains s’interdisent le dialogue avec des forces politiques importantes. La conséquence logique est l’éradication, puisque le compromis n’est plus possible. L’absolutisation de l’ennemi rend impossible le passage au politique.
L’anti-impérialisme et l’anti-américanisme se transforment en luttes contre les traîtres intérieurs chez les acteurs locaux. En utilisant une rhétorique maximaliste, le pouvoir iranien actuel se fait certainement plaisir, mais il se discrédite à l’extérieur et perd un certain nombre de soutiens potentiels. On retombe ainsi dans la problématique de la diabolisation et de l’absolutisation des antagonismes, qui ne permet pas de dégager des solutions de compromis acceptables pour tous. La crise actuelle au Liban en est la démonstration. On évoque un partage du pouvoir dans un gouvernement d’union tout en posant que le camp antagoniste est composé de « traîtres ».
La nature du système régional
La question essentielle est de savoir si l’erreur est le moteur de la politique actuelle ou le symptôme d’un dérèglement global du système politique régional. Rapidement décrit ce dernier fonctionne depuis plus de deux siècles dans une logique contradictoire de l’ingérence et de l’implication. L’ingérence est le fait d’une puissance étrangère qui au nom d’intérêts propres intervient dans cette région du monde. L’implication est le fait d’une puissance étrangère qui est appelé par un ou plusieurs acteurs locaux à s’impliquer dans les affaires régionales. De ce fait, l’ingérence et l’implication sont difficiles à séparer dans l’analyse et dans les deux cas on invoque un discours se référant à des catégories morales élevées.
On peut parler d’une double manipulation : celle de la puissance extérieure par rapport à ses partenaires locaux, celle des partenaires locaux par rapport à la puissance étrangère. En même temps, celui qui se trouve dans une position de contestation de l’ordre extérieur, utilisera un discours de la disqualification à la fois de la puissance étrangère et de ses alliés locaux. Inversement, quand un acteur local se montre irréductible, il est démonisé par la puissance extérieure au nom de référents totalitaires absents de l’histoire de la région.
La contradiction réside en premier lieu dans cette double logique d’absolutisation des conflits et de résolution politique des antagonismes. On peut relativement s’en accommoder. Ainsi de 1949 à 1967, les parties avaient des positions antagonistes dans le conflit israélo-arabe, ce qui permettait de produire des consensus négatifs par rapport à toutes les tentatives de médiation. Mais contrairement à l’adage, aucune absence de solution ne permet de régler un problème, au mieux on le maintient au congélateur.
La difficulté supplémentaire réside dans le maintien d’alliances contradictoires. Ainsi les États-Unis, pour des raisons stratégiques fondamentales, se sont faits les protecteurs des monarchies pétrolières du Golfe et les défenseurs de l’État d’Israël. Ils n’ont jamais réussi à dépasser la contradiction, même au nom de la politique de lutte contre l’Union soviétique. Au mieux, les pays du Golfe et plus généralement les pays alliés des États-Unis ont pu faire à certains moments comme si le conflit avec Israël n’existait pas, mais le prix à payer a été l’ancrage dans les opinions publiques d’un solide anti-américanisme.
Le second trait est l’abolition de la limite entre politique intérieure et politique extérieure. Dans les pays extérieurs mais impliqués, elle est la rançon de l’existence de la démocratie. Comme leur intervention compte dans les questions du Moyen-Orient, les conflits se déplacent à l’intérieur des opinions publiques avec la mobilisation des affects correspondants. Pendant longtemps la force du mouvement sioniste a été sa capacité de mobiliser les opinions publiques en sa faveur. Avant la Seconde Guerre mondiale, il invoquait ainsi la résolution de la « question juive ». Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est appuyé sur le sentiment justifié de culpabilité collective liée à l’extermination des Juifs d’Europe. Dans les pays anglo-saxons, il a su mobiliser puissamment les références bibliques. Ailleurs, il a joué sur l’appartenance au socialisme.
Les mouvements pro-arabes et pro-palestiniens se sont rattachés à la montée des courants anti-impérialistes et tiers-mondistes de nature progressiste. Ultérieurement et dans un contexte nettement plus complexe, ils se sont impliqués dans les différentes problématiques du multiculturalisme.
Alors qu’au XIXe siècle, les rivalités entre puissances européennes se reproduisaient à l’intérieur de l’espace ottoman par le biais de leurs clientèles (les Druzes étaient pro-britanniques et les Maronites pro-français), aujourd’hui ce sont les conflits du Moyen-Orient qui se projettent à l’intérieur des démocraties occidentales.
Il en est résulté, après les décolonisations, une situation plus équilibrée en Europe qui par ailleurs a diminué considérablement son implication directe dans les conflits. En revanche, aux États-Unis un déséquilibre écrasant s’est installé en faveur des thèses israéliennes. Dans un pays de forte culture juridique, l’argumentaire partisan, le plaidoyer a remplacé l’expertise en particulier dans la prise de décision. Les « think tanks » ont eu un rôle particulièrement négatif dans ce domaine en produisant une vision totalement fantasmatique des réalités politiques du Moyen-Orient.
Il s’ensuit que les enjeux moyen-orientaux ne sont pas séparables des enjeux intérieurs des pays occidentaux et qu’en termes de références, de valeurs et d’affects, aucun autre ensemble de conflits ne mobilise autant que ceux du Moyen-Orient.
On procède alors à la mobilisation du passé comme mémoire active, c’est-à-dire perpétuellement reconstruite. L’expérience référentielle majeure de la culture occidentale reste la Seconde Guerre mondiale, d’autant plus que le nazisme est devenu, en se décontextualisant, la figure du mal absolu. Ainsi plus nous nous éloignons chronologiquement de 1945, plus nous devenons des pseudo-contemporains de cette période.
L’exemple le plus caractéristique est celui des États-Unis. La grande démocratie américaine s’est tenue dans une position d’abstention par rapport à la montée des périls en Europe durant les années 1930, et s’est refusée à toute action de sauvetage par rapport à la destruction des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Or aujourd’hui elle se pose comme anti-munichoise alors qu’elle n’a pas participé à la fatidique conférence de 1938, et militante par rapport à tout nouvel holocauste. Au-delà, l’ennemi moyen-oriental est réinterprété en termes de fascisme, alternativement arabe ou islamique. Alors que le concept de totalitarisme se trouve délaissé par les historiens du XXe siècle au profit de celui de brutalisation et d’absolutisation de la violence politique et militaire, il retrouve anachroniquement une nouvelle jeunesse dans le discours porté sur le Moyen-Orient.
Dans cette région, le même processus est en cours. Le fondement de la culture politique est l’anti-impérialisme. Mais l’impérialisme n’est plus compris simplement comme une domination politique étrangère. Il est à la fois la somme des conflits pluriséculaires et l’expression de la reconstruction de valeurs définies comme propres. On est, là aussi, dans un processus de diabolisation/disqualification. On emprunte aux Occidentaux la notion d’authenticité pour contester l’ensemble de leurs apports normatifs.
En voulant s’appuyer sur son histoire propre en en tirant des enseignements établis comme universels, on produit ainsi une double discordance des temps. Les Occidentaux, au moins les Américains, rejouent perpétuellement la Seconde Guerre mondiale au moment où la génération qui l’a faite quitte la scène politique. La Guerre froide cesse d’être un référent majeur dans la mesure où elle a pu comprendre des arrangements pragmatiques définis a posteriori comme amoraux (en particulier les règles de la détente). Dans le monde musulman, on revit en permanence la lutte anti-impérialiste tout en impliquant continuellement les puissances étrangères dans la gestion des problèmes.
Conclusion provisoire
La question est donc de savoir si ce sont les erreurs qui rendent le système régional impossible à gérer, ou si c’est justement la nature du système régional qui engendre les erreurs.
Il existe évidemment d’autres facteurs complémentaires d’ordres multiples, des intérêts personnels de certains décideurs recouverts par un discours de nature idéologique à la définition des projections externes des pays concernés (l’image qu’ils projettent à l’extérieur). Ainsi la multiculturelle Amérique s’exprime de façon monolithique, l’Europe déchristianisée n’est pas perçue comme telle, la complexité des sociétés musulmanes est rendue de façon extrêmement appauvrie. Le déficit des connaissances des acteurs et la production des stéréotypes sont tout aussi bien le fait des pays émetteurs que des pays récepteurs. La connaissance de l’autre s’appauvrit constamment alors que l’on parle de plus en plus de lui.
On se retrouve pris dans une contradiction redoutable. Le maintien du statu quo est intenable car il est producteur permanent d’une violence susceptible de s’exporter à l’extérieur. La volonté de changer les règles du jeu ou en tout cas de modifier la situation risque de produire un état de fait encore pire qu’auparavant. Dans tous les cas, la paix demeure improbable tandis que la violence est assurée.
Il reste à espérer que l’on se trouve dans une conjoncture spécifique qu’un renouvellement de l’analyse de part et d’autre, doublé d’une nouvelle approche pragmatique, permettrait de dépasser. La première urgence serait peut-être de combler les déficits réciproques de connaissances, ce qui passerait par un réexamen chez tous des a priori et des implicites de l’action politique. C’est déjà en soi un vaste programme surtout s’il faut abandonner les langues de bois justificatrices des actions politiques. Si l’Occident et l’Orient sont compliqués, il serait peut-être temps d’abandonner les idées simples.
Henry Laurens, « La politique de l’erreur . Le Moyen-Orient au seuil du XXIe siècle »,
La Vie des idées
, 16 octobre 2007.
ISSN : 2105-3030.
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