Depuis 2007, l’armée américaine a changé de stratégie en Irak. Mary Kaldor décrit les origines intellectuelles de cette nouvelle doctrine, moins agressive et plus soucieuse du sort des populations. À la veille de l’élection présidentielle, elle s’interroge sur les résultats de cette stratégie et sur son éventuelle application en Afghanistan.
Les États-Unis sont-ils en train de connaître leur propre perestroïka bien après la fin de la guerre froide ? Je ne parle pas du mouvement qui s’est créé autour de Barack Obama et de son appel au changement, bien qu’il puisse s’agir d’un facteur déterminant de renfort et de soutien au phénomène récent de perestroïka. Je ne parle pas non plus de la crise financière, bien qu’elle puisse aussi pousser au changement. Je me réfère ici plutôt au débat, dont la portée est considérable, et à la recomposition doctrinale qui ont actuellement lieu au sein du Pentagone à la suite des guerres en Irak et en Afghanistan.
La fin de la guerre froide n’a pas conduit au démantèlement du complexe militaro-industriel, lequel continue d’exercer une forte influence politique, économique et culturelle sur la société américaine. Après 1990, les dépenses militaires ont chuté et les effectifs ont été réduits, mais les dépenses de recherche en matière de technologies militaires de pointe sont restées au même niveau que pendant la guerre froide, constituant une incitation permanente au développement et à la production de nouveaux systèmes d’armement. Par ailleurs, le discours stratégique de la guerre froide, issu de la Seconde Guerre mondiale et faisant des États-Unis le leader mondial de la promotion de la démocratie contre ses ennemis au moyen d’un savoir-faire supérieur, a continué à prévaloir dans la doctrine de sécurité. Ce discours fut en effet renforcé par l’argument fort répandu selon lequel la décision prise par Reagan de déployer des missiles de croisière aurait mis fin à la guerre froide, ainsi que par l’épisode de la première guerre du Golfe qui sembla démontrer la supériorité d’une technologie de pointe. Pendant les années 1990, les États-Unis n’ont cessé d’insister sur l’importance de la puissance de feu aérienne et des manœuvres rapides et décisives s’appuyant sur les nouvelles avancées des technologies de l’information, devenues la pierre angulaire de la stratégie américaine. Les théoriciens de la défense nationale ont élaboré de nouveaux scénarios dans lesquels ces forces seraient utilisées pour contrer une nouvelle série d’ennemis, qu’il s’agisse d’« États voyous » ou de terroristes. C’est ainsi que la période qui a suivi les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan s’est caractérisée par un sentiment de triomphalisme concernant la manière américaine de faire la guerre et la pertinence de concepts tels que la Révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs), la « transformation de la défense » ou « la guerre en réseau ».
Les principes de la nouvelle stratégie américaine en Irak
Après plusieurs années et quelques milliers de victimes plus tard, le climat est très différent. L’augmentation de la violence en Irak et en Afghanistan a entraîné une profonde remise en question de l’efficacité de la démarche tactique américaine. De plus, malgré un budget militaire d’une ampleur sans précédent, les troupes et l’équipement adaptés au combat terrestre ont fait défaut du fait des lourdes dépenses engagées dans de vastes systèmes très sophistiqués. Beaucoup ont estimé que le renversement réussi des régimes taliban et irakien avait créé un vide dans l’ordre public, vite rempli par des insurgés politiques et de violents criminels, et que les efforts pour attaquer les rebelles à l’aide d’une puissance de feu supérieure ne faisaient que renforcer l’opposition aux occupants. Le 10 janvier 2007, le président Bush annonçait une nouvelle stratégie militaire pour l’Irak appelée « the surge » (« la montée en puissance »).
Cette nouvelle stratégie n’impliquait pas seulement un accroissement des effectifs : il s’agissait surtout d’un profond changement en termes de stratégie et de tactique, fondé sur une approche centrée sur la population locale. La « nouvelle doctrine » du général Petraeus insistait par-dessus tout sur la protection des civils, qui devait primer sur les démonstrations de force – un revirement radical dans l’utilisation traditionnelle des forces américaines. L’accent est désormais mis sur la sécurité locale et sur une approche qui part du terrain, plutôt que sur la technologie et la puissance de feu. Dans le guide des pratiques contre-insurrectionnelles (Counter-Insurgency Guidance) qu’il a rendu public le 8 juillet dernier, le général Petraeus donne les instructions suivantes : « Mettez-vous au service de la population et assurez sa sécurité », « vivez au contact de la population locale », « promouvez la réconciliation », « marchez », « nouez des relations avec la population », « utilisez l’argent comme une arme », « responsabilisez vos subordonnés ».
La diminution de la violence en Irak au cours de cette dernière année et demie est surtout due au fait que les rebelles sunnites ont majoritairement changé de camp, choisissant de s’allier aux États-Unis plutôt qu’à Al-Qaïda, changement dû en partie, mais seulement en partie, à la nouvelle politique américaine de sécurité tournée vers les civils. Plutôt que de se retrancher dans des enclaves protégées et de bombarder les rebelles, tactique entraînant trop souvent des « dommages collatéraux », les forces américaines ont été déployées dans les centres d’habitations, apportant non seulement la sécurité mais aussi des services de base et une aide humanitaire. Il est alors devenu possible de négocier des cessez-le-feu avec des milices chiites (certains pensent que cela fut rendu possible par le fait qu’un important nettoyage ethnique avait eu lieu à Bagdad). Il a aussi été possible de mettre en place une police irakienne beaucoup plus efficace, en incorporant de nombreux vétérans de l’armée de Saddam Hussein que Paul Bremer avait renvoyés juste après l’invasion américaine. Cette stratégie a bien entendu été combinée avec ce que l’on appelle la « force cinétique » afin d’attaquer Al-Qaïda ainsi que des rebelles chiites, comme les « groupes spéciaux » qui n’ont pas observé les cessez-le-feu. Une meilleure connaissance du « terrain humain » a permis aux Américains de cibler leurs attaques contre ces groupes de manière beaucoup plus efficace.
Ce changement de stratégie est le fruit d’un large débat qui a eu lieu au Pentagone, surtout entre l’armée de terre et les marines. J’eus pour la première fois le sentiment qu’un changement allait avoir lieu lorsque je reçus, en 2005, un e-mail émanant d’une agence de consultants de Washington nommée Hawk Systems Inc. Ils m’expliquaient qu’ils avaient obtenu un contrat du Pentagone afin de « repenser les principes de la guerre » et me demandaient si je voulais bien proposer un chapitre, en relation avec mes travaux sur les « nouvelles guerres » et la sécurité humaine. Le livre qui résulta du projet fut distribué à tous les centres d’entraînement militaire américains. Cette année, j’ai été invitée par le War College de l’armée américaine pour parler des « nouvelles guerres » – un sujet qui, à ma grande surprise, fait actuellement l’objet de nombreuses discussions.
Une grande partie de cette nouvelle façon de penser découle d’un courant stratégique au sein de l’armée américaine qui date d’un manuel rédigé à l’intention des marines en 1940 et qui s’intitulait Small Wars. Ce courant ne parvint pas à s’imposer comme stratégie au Vietnam mais a persisté dans certains cercles militaires. La plus grande partie du débat actuel se trouve en ligne, dans un magazine qui s’intitule Small Wars Journal et où l’on trouve des blogs fascinants de militaires en service relatant leur expérience. L’une de ces discussions traite de l’intérêt du concept de « guerre de quatrième génération », lequel se réfère à l’impact de la mondialisation sur la guerre à partir de l’argument selon lequel les États-nations ont « perdu le monopole de la force ». Une autre discussion porte sur le nation-building (la construction de l’État-nation) et l’idée selon laquelle les unités de combat doivent désormais intégrer une capacité de « stabilisation progressive ». La stabilisation, selon la directive de défense 3000-05, est l’effort réalisé afin de « créer un environnement plus stable et plus sûr et de pourvoir aux besoins essentiels de la population comme la nourriture, l’eau, le traitement des déchets et le gîte ».
On peut constater l’importance de ce débat dans un article que Condoleeza Rice a récemment publié dans la revue Foreign Affairs. Elle est l’un des membres les plus conservateurs de l’administration Bush et c’est elle qui a prononcé la phrase célèbre selon laquelle ce n’est pas le travail des soldats américains que d’accompagner les petites filles à l’école. « En 2000, écrit-elle dans cet article, je me suis opposée à ce que les États-Unis et surtout l’armée américaine jouent un rôle dans le nation-building. En 2008, il apparaît de façon totalement claire que nous allons nous occuper du nation-building pendant de longes années ». Rice est toujours d’avis que ce n’est pas le rôle de l’armée, mais insiste cependant sur le besoin d’apporter un « gage à la population » en Afghanistan, ce qui consiste, selon elle, à « faire face aux besoins essentiels de sécurité, de services, de maintien de l’ordre public et d’amélioration des conditions économiques ».
Bien entendu, la « nouvelle doctrine » n’est pas partagée par tous. Au contraire, la plupart des militaires américains conservent une « aversion culturelle » au nation building, selon l’expression d’un blogueur de Small Wars. La marine et l’aviation surtout restent très attachées à des systèmes sophistiqués de frappes à longue portée. En juin, Robert Gates, secrétaire d’État à la Défense, a limogé le secrétaire de l’Air Force ainsi que son chef d’état-major, officiellement pour « faute dans la sécurisation de matériels sensibles » (on a découvert que quatre ogives électriques de haute technologie pour missiles nucléaires avaient été envoyées à Taiwan au lieu de batteries d’hélicoptère – une « erreur » difficile à croire, d’autant qu’elle fut cachée pendant dix-huit mois !). Mais selon un rapport du ‘New York Times reproduisant la discussion qui a eu lieu au Pentagone, Gates a agi par « contrariété envers les agissements de l’Air Force dans les domaines d’acquisition d’armement, de budget et d’exécution de la mission en Irak ». Ainsi, c’est parce que l’on assiste à une véritable lutte, et non pas seulement à un changement de cap, que l’on peut parler d’une nouvelle perestroïka et de la possibilité d’un vrai changement de fond.
Une stratégie applicable en Afghanistan ?
Quelles sont donc les implications de ce débat et où va-t-il mener ? Une première question est de savoir si la diminution de la violence en Irak peut se poursuivre. Cela ne dépend pas de ce que peut faire l’armée américaine mais plutôt de la politique irakienne. Le gouvernement irakien peut-il obtenir le soutien et la confiance de la population, éléments essentiels de la stabilité ? Et si ce n’est pas le cas, et que de nouvelles violences éclatent avec, peut-être, la participation des Kurdes, la vieille garde du Pentagone pourra-t-elle faire volte-face et prétendre, comme ce fut le cas après le Vietnam, que les intellectuels militaires se sont fourvoyés et qu’il aurait en fait fallu une présence encore plus musclée ? Si de nombreuses personnes à gauche souhaitent voir une défaite américaine en Irak et un retrait des troupes dans l’humiliation, ce cas de figure aurait des conséquences catastrophiques en Irak ainsi que des effets pervers presque certains sur la politique intérieure des États-Unis. Au contraire, si la stabilité est maintenue, cela pourrait renforcer la « nouvelle doctrine ».
La deuxième question est de savoir si cette stratégie de recentrement sur la population sera appliquée à l’Afghanistan. En septembre, le général Petraeus est devenu commandant de Centcom, prenant l’Irak et l’Afghanistan sous sa responsabilité. Actuellement, malgré de courageuses paroles en faveur de la reconstruction, l’essentiel de la politique américaine et britannique semble plutôt être d’attaquer les talibans de loin, surtout au Pakistan. Avec une situation qui empire et qui se propage au Pakistan, le modèle irakien peut-il constituer une alternative ? Est-il possible d’opposer le même type d’approche nuancée aux talibans, avec pour résultat la marginalisation, voire l’isolement, des extrémistes ? Et dans le cas contraire, quelles sont les limites de la « nouvelle doctrine » ? Sommes-nous face à ce que les conservateurs appellent une « guerre longue », ce qui justifierait de poursuivre l’acquisition de nouvelles techniques de guerre et de destruction ?
La troisième question, qui découle des deux premières, est de savoir si cette nouvelle approche pourra être employée lors d’opérations futures pour la paix dans le monde ou bien s’il ne s’agit là que d’une forme plus efficace de l’impérialisme américain. La plupart des « nouveaux penseurs » continuent de penser que les États-Unis doivent conserver la capacité de combattre en plus de leur capacité de stabilisation. Certains partisans de la « nouvelle doctrine » affirment qu’une double capacité d’action militaire et de stabilisation permettrait aux États-Unis d’envahir des pays comme l’Iran ou la Syrie tout en y rétablissant l’ordre très vite. Bien entendu, à l’heure qu’il est, les forces américaines sont beaucoup trop dispersées, mais qu’arrivera-t-il si les États-Unis quittent l’Irak et que Robert Gates réussit à mener à bien la restructuration de fond qu’il envisage ?
Voilà pourquoi l’issue des prochaines élections est si importante. Les modifications en cours à l’intérieur du Pentagone ont besoin d’une direction politique. Les opérations de stabilisation et de sécurisation des populations sont-elles perçues comme une étape dans la poursuite d’un but précis, comme par exemple la défaite de terroristes qui pourraient attaquer les États-Unis ou la victoire dans la guerre contre le terrorisme ? Ou bien le but est-il la sécurité des peuples à l’échelle mondiale, ce qui pourrait nécessiter l’utilisation de la force armée contre les terroristes nihilistes ou les génocidaires qui sont sourds à toute négociation et ne peuvent faire l’objet d’arrestations ? En d’autres termes, le but est-il de protéger les États-Unis de façon unilatérale, ou bien arrive-t-on à un nouveau consensus selon lequel la sécurité américaine dépend de la sécurité mondiale ? Dans le premier cas, la « nouvelle doctrine » garderait une place secondaire dans les activités des forces américaines. Mais si le but est la sécurité mondiale, alors le besoin d’une capacité de stabilisation, qui permettrait de mettre fin aux guerres plutôt que de les mener, devient primordial.
Le prochain président devra mettre en place un nouveau discours sur la politique de sécurité américaine qui s’articulera d’une part sur l’idée que la sécurité des populations – ou, dirais-je, la sécurité humaine – est un but mondial, et non la guerre contre le terrorisme, et d’autre part sur le fait que les institutions multilatérales doivent être renforcées afin de développer leur capacité de prévention des conflits tout en diminuant la violence et en aidant à la stabilité et la reconstruction. Le nouveau président pourra de la sorte mettre la perestroïka actuelle au service d’un nouveau paradigme politique de l’après-guerre froide.
Mary Kaldor, « La stratégie militaire américaine : nouvelle doctrine, nouveaux problèmes »,
La Vie des idées
, 3 novembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./La-strategie-militaire-americaine
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