Comment naissent les découvertes et les progrès scientifiques ? Contre une vision idéaliste et triomphaliste de l’histoire des sciences, toute l’œuvre de Simon Schaffer a consisté à observer la science en train de se faire, au plus près des pratiques et des acteurs. Loin de diminuer son prestige, cette approche lui restitue la place centrale qu’elle occupait dans les sociétés d’Ancien Régime.
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Les « Révolutions scientifiques » du XVIIe et du XIXe siècle sont traditionnellement décrites comme des moments de fondation d’une science moderne fondée sur l’universel, justifiant une nouvelle architecture des savoirs, la refonte des théories de la connaissance, et restaurant les pleins pouvoirs de la critique et de la raison. On a ainsi longtemps pensé la Science (avec sa majuscule) comme émergeant à l’âge classique, aux XVIIe et XVIIIe siècles, par l’avènement d’une forme de pensée rationnelle fondée sur l’abstraction et la distanciation par rapport aux pouvoirs temporels et spirituels. Née en Occident, la pensée scientifique, à portée immédiatement universelle, aurait ensuite conquis le monde, en même temps qu’elle permettait à l’Europe de conquérir celui-ci. Si cette vision traditionnelle, et souvent triomphaliste, des « révolutions scientifiques » n’a aujourd’hui plus vraiment cours en histoire des sciences, on le doit essentiellement aux travaux du grand historien britannique Simon Schaffer et de ses collègues. Un même centre d’intérêt traverse en effet toute l’œuvre de ce chercheur : rendre intelligible l’articulation entre sciences exactes, cultures et pouvoirs entre le XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle, tout en restituant les multiples tâtonnements, hésitations et impasses qui ont marqué la naissance, historiquement et socialement située, de la culture expérimentale. Le langage des sciences exactes n’est pas dissociable des transformations culturelles, spirituelles, sociales, économiques, politiques de l’Europe d’Ancien Régime. Son dernier livre, publié en français, La Fabrique des sciences modernes, qui reprend une série d’articles parus en anglais depuis le milieu des années 1980, est ainsi l’occasion de réfléchir à une trajectoire singulière en histoire des sciences [1].
Simon Schaffer, Cambridge et l’histoire des sciences
Simon Schaffer a ouvert une voie originale en histoire des sciences depuis une trentaine d’années. Formé en physique, en philosophie et en histoire des sciences à l’université de Cambridge dans les années 1970, il travaille dans un premier temps à Imperial College à Londres au Centre d’histoire des sciences et des techniques, avant de rejoindre le département d’histoire et de philosophie des sciences de Cambridge où il enseigne depuis lors. Son projet intellectuel n’est pas dissociable de cette ambition pédagogique qui fait de Cambridge un des hauts lieux de l’histoire des sciences, non seulement dans tout le Royaume-Uni, mais aussi dans le monde entier. Cette réputation tient à un profil intellectuel inédit qui croise les perspectives classiques de l’histoire et de la philosophie des sciences (HPS), qui existent dans le monde universitaire depuis les années 1920, avec un intérêt pour les sciences sociales, principalement la sociologie et l’anthropologie des sciences. Ainsi Cambridge mieux que beaucoup d’institutions patrimoniales a su absorber le mouvement de critique des sciences qui émergea en Grande-Bretagne et un peu partout en Europe au tournant des années 1970 et 1980. Sans renier l’enseignement des fondements de la discipline, le département d’HPS a progressivement ouvert ses méthodes aux sciences studies naissantes tout en jetant un regard bienveillant sur les innovations continentales. Simon Schaffer a été ainsi un des principaux artisans (avec Jim Secord) de cette circulation en participant à l’acclimatation, par les historiens des sciences, des thèses des sociologues des sciences d’Édimbourg et de Bath ou du Centre de sociologie de l’innovation à l’École des mines de Paris (avec Michel Callon et Bruno Latour), tout en travaillant collectivement dans les revues Social Studies of Sciences, History of Science,Sciences in Context ou British Journal for the History of Science à une recontextualisation des sciences modernes. En profitant de la centralité de l’université de Cambridge dans le système britannique et dans le monde universitaire globalisé, il a formé toute une génération d’historiens des sciences et contribué avec eux à dessiner un nouveau paysage problématique des sciences modernes, comme en témoigne la série d’ouvrages qu’il a codirigés avec eux depuis le début des années 1990 : autour du savant de la Royal Society, Robert Hooke et des usages de l’expérimentation ; autour de l’astronome William Whevel ; autour des sciences dans l’Europe des Lumières en 1999 ; autour des artisans ; autour des intermédiaires en 2010.
Une archéologie de la culture expérimentale : la science comme pratique
Simon Schaffer est parti des pratiques et non des concepts qui fondent la singularité des sciences comme connaissance mais aussi plus largement comme culture à l’époque moderne. Tournant le dos à l’agenda classique de l’histoire des sciences qui visait à identifier dans le passé les concepts de la science moderne (la preuve, la validité d’un énoncé, etc.), il procède, autour de la culture expérimentale, à une anthropologie des sciences modernes, visant à montrer comment s’imbriquent science et politique dès le XVIIe siècle. Fortement influencé par le renouveau des études sociales sur les sciences, et en particulier par la sociologie de la connaissance scientifique (Sociology of Scientific Knowledge) dans les années 1970 et 1980, il est sensible aussi aux outils analytiques proposés par Michel Foucault pour déchiffrer institutions de savoir et disciplines scientifiques.
Saisir le travail de « problématisation » scientifique, qu’il s’agisse de l’étude des marées, de la reconnaissance de la comète de Halley, des tremblements de terre, de l’équation personnelle en astronomie, autour de Galilée, Newton, mais aussi Delisle, Dufay, Lavoisier, Herschel, c’est comprendre les ressorts de l’innovation scientifique conçue comme un processus social dynamique, c’est s’affranchir d’une opposition binaire science/contexte pour montrer un « tissu sans couture » entre la société et la production savante. Cette approche invite aussi à nouer les dimensions sociales, politiques, religieuses, économiques et morales qui ont toujours été analysées séparément à partir d’une division du travail entre histoire des sciences et histoire générale. Son œuvre scrute donc patiemment les différentes « médiations » qui permettent à la culture expérimentale de faire sortir la science du cadre limité de l’université, de devenir une question publique et politique à l’époque où s’affirme l’absolutisme. Une vision linéaire de la science fondée sur l’idée de progrès cède la place à l’examen des processus d’émergence de la philosophie naturelle comme un réseau de pratiques expérimentales. Il en est ainsi de son travail qui « tente de saisir le processus (...) dans lequel la pompe à air, la machine à condensation et la machine électrique occupent une place importante » dans les sociétés d’Ancien Régime [2]. Plutôt que d’adopter la dichotomie entre approche externaliste et internaliste, puisque les concepts scientifiques sont constamment externalisés et deviennent des objets communs au corps social alors que les pratiques sont internalisées (le témoignage, le crédit, la confiance) comme des éléments de la procédure scientifique, il s’agit de travailler à produire une description dense des sciences. Ainsi autour de l’astronome Herschel, Schaffer montre dans un article de 1980, à partir des Mots et des Choses, comment l’astronomie participe aux côtés de l’histoire naturelle, d’une nouvelle épistémè [3]. Plutôt que de s’en tenir à une approche institutionnelle des académies savantes, des disciplines scientifiques, il montre l’importance d’un projet de grande ampleur qui associe les instruments scientifiques, les nouveaux lieux de savoirs et le travail d’organisation des connaissances. Ce thème le poussera à plusieurs reprises à signaler « l’invisibilité de l’histoire naturelle dans l’histoire de l’astronomie [4] ». La prise en compte de la temporalité devient un élément essentiel de la nouvelle astronomie promue par Herschel.
L’histoire sociale des sciences s’est caractérisée par son souci de donner à voir la « science telle qu’elle se fait », la « science en action », la « science comme pratique ou culture », pour reprendre un certain nombre de propositions historiographiques. Chaque étude se propose ainsi de suivre de manière toujours chronologique la discussion d’un problème scientifique et sa résolution pratique, et souvent en utilisant le cadre de l’analyse des controverses dont la méthodologie a été définie au tournant des années 1970 et 1980. Cependant chaque scène n’opère ni de tri ni de séparation entre les différentes sphères, mais au contraire met en évidence une traduction et une circulation d’un domaine à un autre. Ainsi, les conférences publiques sur l’électricité dans les années 1780 correspondaient à une manière de mobiliser le public et les pouvoirs dans la réflexion sur l’action à distance, sur la nature des puissances invisibles et divines, mais aussi valorisaient le philosophe de la nature en nouveau prophète dont la mission « était d’exercer un contrôle sur ces puissances ». Les discours de justification, les controverses auxquels les expérimentations ou les observations donnent lieu, mettent en évidence l’intrication des registres religieux, politique et scientifique en conférant une autorité morale à l’homme de sciences. Plus encore, cette méthodologie retourne l’opposition classique entre sciences et société (selon laquelle la vérité universelle aurait pour condition d’existence son arrachement aux déterminismes et aux contextes sociaux, le laboratoire figurant comme le lieu par excellence de cette abstraction construite), pour mettre l’accent sur une épistémologie du témoignage qui jusque-là était placée au second plan. L’épistémologie du témoignage met en évidence un déplacement de la question de l’autorité et de la certification des savoirs en insistant sur la composition sociale de l’auditoire de ces expériences. Ainsi, dans les écrits de Schaffer, la preuve scientifique cesse d’appartenir au seul vocabulaire du travail scientifique pour apparaître comme une pratique éminemment sociale. L’effondrement de l’édifice scolastique ébranle les anciennes définitions de la certitude héritée de l’Antiquité et du Moyen-Âge et les autorités textuelles. Or, pour assurer à la pratique expérimentale un statut stable et sûr, il ne suffit plus de la garantir par les institutions de savoirs liées à l’Église. La culture absolutiste rend nécessaire d’y intégrer des éléments socio-politiques nouveaux et de lui insuffler une nouvelle grammaire des pratiques. L’attention portée aux notions polysémiques de confiance, de vertu, de crédit qui appartiennent à plusieurs mondes (monde moral, monde économique, monde politique) renvoie à cette volonté de travailler sur des objets frontières de la pratique scientifique. C’est cette mobilité remarquable des concepts et leur polyvalence qui permet aux sciences de conquérir une position légitime dans les académies comme dans les ministères.
Ces renversements d’analyse majeurs sont opérés dès son premier livre écrit avec le sociologue historien Steven Shapin, Léviathan et la pompe à air, publié en 1985 [5]. Dans la controverse sur le vide qui oppose Hobbes et Boyle, la stratégie de ce dernier consiste en effet à faire sortir la science des cercles habituels de la dispute scolastique afin de convoquer une adhésion publique. Pour ce faire, il utilise un dispositif qui consiste à s’appuyer à l’occasion d’expérience sur des témoins crédibles, non seulement savants mais aristocrates, qui vont attester de la bonne observation d’un phénomène et du bon déroulement de l’expérience. La crédibilité, la confiance deviennent les nouveaux piliers de la culture expérimentale. C’est dans cet « espace public à accès limité » que peuvent être mises en œuvre les techniques de production et de validation du fait expérimental. La question essentielle qui a occupé l’histoire sociale des sciences britanniques, dans le sillage de Schaffer, a ainsi été celle de l’autorité scientifique dans le contexte d’émergence de la culture expérimentale. Cette dernière se distingue à la fois des pratiques expérimentales attachées à la notion de secret, très forte dans les milieux de l’artisanat et de l’alchimie, comme de la conception de l’autorité intellectuelle liée à l’univers scolastique. Dès lors, comment les résultats de l’expérimentation, qui dépendent toujours d’un certain nombre de conditions et sont issus d’une négociation entre différents partis, peuvent-ils accéder au statut de vérité scientifique universelle ? Les études qui portent sur l’expérience et sur les conditions concrètes de son déroulement ont déplacé deux interprétations traditionnelles. En premier lieu, l’analyse de ces dispositifs expérimentaux a mis en évidence une nouvelle géographie des sciences. L’aspect spectaculaire de la visibilité de la science ne se rapporte pas simplement aux expériences académiques, mais à une pluralité de registres et de lieux culturels. Les spectacles de l’illusion artificielle ou encore les exhibitions de machines sur la place publique mais aussi dans les cabinets de certains savants invitent à reformuler la question de la vulgarisation scientifique, et de la diffusion de la science dans la société. Au XVIIIe siècle, la diffusion des thèses newtoniennes en Angleterre s’est développée dans le cadre de démonstrations publiques et des inventions qui avaient lieu dans les tavernes des villes et qui mêlaient philosophes, praticiens et entrepreneurs.
Ensuite, elle a permis d’entrevoir une autre sociologie. La mobilisation des publics dans cette entreprise change l’importance donnée à la publicité, et à l’adhésion spontanée dans l’établissement du fait scientifique. Par cette implication nouvelle des publics, l’expérimentation autorise l’historien à mesurer l’efficacité des savoirs ainsi élaborés « dans le jeu social des actions et des énoncés scientifiques ». La sollicitation du public et la création de modes de certification qui passent par le visuel expliquent en partie la fortune, en histoire des sciences, de la notion de sociabilité, comprise comme un rituel de face-à-face. Pour Boyle, la communauté scientifique, modèle d’une société idéale, doit se fonder sur une maîtrise des affects, qui se traduit littérairement par un strict contrôle éditorial et rhétorique. Par la mise en place d’un protocole discursif dans les académies savantes, on souhaite exclure du champ de la science la violence verbale comme c’était ordinairement le cas, en prônant le règlement pacifique des dissensions.
Déjà présente dans le livre de 1985, cette dimension sociale de la connaissance de la nature est repérée à une grande échelle, et offre un point de rencontre entre la dispute sur la connaissance expérimentale et la définition même d’un ordre politique. Dans une Angleterre qui sort de la guerre civile, la question du protocole et de la constitution du consensus scientifique validé par l’expérience et par la civilité fait écho aux discussions sur l’autorité politique et la paix civile. Simon Schaffer entreprend ainsi de décrire la variété des définitions de l’expérience publique. En distinguant par exemple le genre de l’assay plus pratique privilégié par Galilée de celui de l’essai plus philosophique et plus littéraire défendu par Bacon, il montre qu’à l’époque moderne, la culture expérimentale fait l’objet de plusieurs discours et pratiques concurrentes [6]. Ce faisant, il complexifie et pluralise cette histoire souvent racontée sur un mode linéaire comme la conquête épistémologique d’une pratique centrale pour la science contemporaine.
Disciplinariser les pratiques : le tournant matériel de l’histoire des sciences
Mais la méthode archéologique implique aussi une autre exigence. En invitant, à la suite des études sur les sciences, à ne pas considérer simplement la culture expérimentale comme un simple répertoire de normes et de protocoles, l’historien des sciences doit y repérer les dispositifs, les systèmes de contraintes et de disciplines. L’attention portée aux lieux, et plus simplement aux institutions savantes, aux instruments, aux emplois du temps, au travail, permet d’introduire par le bas la question du pouvoir.
En mettant l’accent sur les micro-pouvoirs qui organisent les pratiques expérimentales et l’affirmation de la culture absolutiste, il s’agit de voir dans quelle mesure les sciences exactes peuvent être considérées comme une technologie disciplinaire (on le voit dans la division du monde social du laboratoire Cavendish entre professeurs, étudiants et domestiques). En explorant ces différents univers savants où s’élaborent l’exactitude et la précision, qui sont produits comme autant de garants du programme de vérité des sciences modernes, Schaffer place au centre de l’analyse les assemblages textuels, économiques, sociaux et matériels. Ceux-ci en effet gouvernent les représentations scientifiques et font tenir la croyance dans la science moderne aux XVIIIe et XIXe siècles. Si les sciences sociales, et l’histoire des sciences en particulier, se sont mises depuis peu aux « régimes » de large ampleur (D. Pestre), Simon Schaffer a cherché pour sa part à privilégier les « dispositifs », davantage localisés, mobiles et de moindre échelle. Ces « dispositifs » souvent identifiés par l’observation d’une technologie, d’un instrument (l’eudiomètre, la lunette astronomique, etc.) se présentent comme des « agencements matériels et normatifs » qui construisent un travail de formalisation, d’assignation, et de définition de la Nature.
Ainsi, l’histoire des sciences de Cambridge est attentive à la matérialité des sciences, à ses objets et à ses instruments. Le regain d’intérêt des sociologues, des anthropologues et des historiens pour les cultures matérielles a joué ici son rôle. Tout un courant s’est attaché à développer notre connaissance de la culture matérielle du travail scientifique à l’époque moderne. Il s’agissait en premier lieu de donner toute leur place aux objets et à leur vie dans la fabrique des sciences : instruments, appareillages, machines, dans le processus de construction des faits scientifiques. Les travaux de Simon Schaffer ont été sans doute le plus loin dans cette réhabilitation des instruments et des machines comme objets d’études en privilégiant l’importance des réseaux matériels dans l’établissement d’une universalité des résultats scientifiques (nous y reviendrons) et en signalant l’autonomisation progressive et problématique des objets de sciences. Le laboratoire et l’observatoire apparaissent ainsi comme des espaces d’enfermement ou de contrôles disciplinaires comme l’asile, l’hôpital ou la caserne. Elles sont les lieux par excellence d’une incorporation des pratiques scientifiques.
Mais ces systèmes de contraintes ne sont pas limités aux espaces de production de la science. Là encore, en s’appuyant sur la notion de performance, Simon Schaffer fait voler en éclat le thème de la clôture du monde des sciences fondée sur l’idée d’une séparation des sphères, et d’une division du travail, et d’une stricte hiérarchisation entre production, diffusion et réception (pour ne pas dire vulgarisation). Qu’il s’agisse des spectacles de science mettant en scène l’électricité, les tremblements de terre, la mesure de l’air, les philosophes des Lumières conçoivent leur pratique scientifique comme éminemment publique, fondant une véritable épistémologie spectaculaire. Les sciences ne sont pas uniquement fabriquées dans l’isolement du laboratoire, elles sont au XVIIIe siècle, œuvres collectives et négociés dans des lieux publics, elles sont performées devant un public. La pratique scientifique est désormais perçue, à la suite de Schaffer, comme un processus continu et transformatif qui n’oppose pas professionnels des sciences d’un côté et amateurs ou artisans de l’autre. Les artisans, comme les teinturiers ou les joailliers, contribuent à améliorer les techniques de l’expérimentateur. La communauté scientifique ainsi envisagée élargit considérablement ses limites en intégrant les savoirs pratiques incorporés.
Une question simple se pose alors : pourquoi la science occidentale a-t-elle eu besoin de développer ce monde des objets scientifiques pour mettre en œuvre son programme intellectuel ? Pourquoi la « Révolution scientifique » s’est-elle appuyée sur l’instrumentation et sur la multiplication des artefacts ? Au-delà d’une histoire de la culture expérimentale, S. Schaffer montre combien sont poreuses et problématiques les frontières entre le naturel et l’artifice, entre humains et non-humains du XVIIe aux XXe siècles. L’attention portée à la multiplication des automates dans toute l’Europe au siècle des Lumières par exemple témoigne de la portée politique et sociale de cette conquête des instruments, et des objets philosophiques. Ces machines permettent de philosopher autrement et de concevoir une société nouvelle que les ingénieurs projettent dans l’univers des artifices [7]. Mais cette société des automates n’est pas neutre, elle ne participe pas simplement à une rhétorique du progrès de la technique, elle débouche, par sa célébration d’une « humanité fabriquée », sur l’idée d’un « parlement des monstres » qui parlerait en lieu et place de l’humanité. La mise en place des machines eudiométriques pour mesurer la qualité de l’air se fait à la jonction entre médecine, hygiénisme et révolution chimique. En suivant la fabrication de ces instruments et leurs usages, Schaffer dessine une configuration de praticiens et de réformateurs qui, de l’Angleterre à la Toscane, du Milanais à Versailles, noue la recherche sur les gaz avec des préoccupations politiques et environnementales. Ici la science s’inscrit dans une économie politique où la prolifération des instruments souligne un nouveau gouvernement des experts.
L’universalisation par les pratiques
L’archéologie des sciences exactes (astronomie, sciences expérimentales principalement) s’opère d’abord à partir d’une localisation des pratiques, et d’une « territorialisation » des sciences. Dès ses premiers travaux, Schaffer s’est écarté des discussions épistémologiques sur une universalité intrinsèque des sciences modernes. La contestation des bases universelles de la science par le post-modernisme et la critique du relativisme a relancé le débat. Comme l’écrit Ilana Löwy, la discussion contient un présupposé caché : « Si la nature est universelle, stable et obéit à des lois immuables, il va de soi que la (bonne) science est, elle aussi, universelle. Or, cette affirmation est loin d’être aussi évidente. D’abord parce que l’universalité de la science a une histoire, son caractère transnational est relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Ensuite cette universalité serait étroitement dépendante de ces conditions d’élaboration et de circulation ».
Là où Pierre Bourdieu, à la suite d’Eugène Garfield, voit dans ce processus d’universalisation un double processus à la fois social et logique reposant sur une normativité des conventions établies entre savants, sur une capacité à raisonner dont les critères restent universels (Bourdieu les qualifient de « socio-transcendantales »), Schaffer l’explore comme un problème de distribution sociale et spatiale des ressources scientifiques [8]. Pour Bourdieu, « les épistémologues ignorent ce passage et la transmutation à laquelle il donne lieu, mais les sociologues qui identifient publication et publicité n’ont pas davantage les moyens d’en saisir la logique, inséparablement épistémologique et sociale, celle-là même qui définit le processus socio-logique de véri-fication [9] ». Si Léviathan et la pompe à air avait déjà abordé la question de l’universalisation de la culture expérimentale, Shapin et Schaffer avaient d’abord porté leur attention sur l’analyse des mécanismes précis de sortie du laboratoire et de généralisation des résultats de l’expérience. Si les connaissances circulent ce n’est pas parce qu’elles sont par nature universelles, « mais c’est parce qu’elles circulent qu’elles deviennent universelles ». Si l’irréversibilité des résultats scientifiques obéit à une procédure de détachement, c’est moins par le partage universel d’une capacité de l’entendement humain que par la routinisation des pratiques scientifiques liées à une standardisation dans l’usage des instruments et des techniques. Comme le notent T. Shinn et P. Ragouet, « c’est au cours de ces processus de décontextualisation et de recontextualisation au sein de sites différents qu’émerge une forme d’universalité que l’on peut qualifier de pratique [10] ». L’univers des instruments unifie les différents sites par la circulation de mêmes techniques de manipulation, de mêmes modes d’action, d’un même vocabulaire pour qualifier ces tâches. C’est le caractère générique de l’instrument qui permet la constitution d’une langue commune aux chercheurs : « le caractère universel du savoir-instrument tient à la pertinence qui lui est accordée de façon indépendante au sein de plusieurs champs [11] ». Comme on le voit, loin d’être un processus spontané, cette universalisation est un travail coûteux qui exige un fort investissement et qui n’est jamais acquis d’avance. L’« oubli » des conditions sociales de production des savoirs apparaissait moins comme une dénégation du particulier, qu’un effet de la routinisation introduite par les pratiques expérimentales ou la circulation des mesures et des étalons. Dans ce cadre d’analyse, l’universalisation était portée par une répétition locale des mêmes expériences, et de ce fait semblait fragile. C’est bien la standardisation négociée, la production d’un langage et de pratiques communes qui permettra au XIXe siècle le triomphe des sciences exactes comme Schaffer la documente dans son étude sur la « manufacture » de l’étalon d’ohms dans les recherches électromagnétiques (qui permettent par exemple l’invention du télégraphe) [12].
Un monde de proche en proche
Contre l’idée d’une transparence de l’universel des sciences modernes, ou celle d’une interprétation diffusionniste — on dirait d’une occidentalisation des sciences modernes — qui cherchait à repérer le mouvement de globalisation de la révolution scientifique à l’échelle planétaire, Schaffer préfère mener une enquête sur les formes et les pratiques d’universalisation des sciences à partir de l’exploration de contextes locaux à une échelle globale. Depuis une dizaine d’années, son travail a pris en effet une nouvelle orientation, questionnant sans relâche le rôle assigné aux sciences dans le grand récit progressiste ou critique imposé par l’histoire globale. Il a ajouté à la dimension locale et située des études de laboratoire, une approche plus globalisée marquée par les sciences de terrain.
Dans son article « Newton sur la plage », c’est ce déplacement qui devient emblématique d’une nouvelle manière de faire l’histoire des sciences [13]. Revenant à l’énigme de l’emprise du newtonianisme non pas après Newton mais avec Newton, Schaffer s’interroge désormais sur l’articulation entre la capitalisation de l’information en Angleterre au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles et l’émergence de son ouvrage majeur, les Principia. Derrière la révolution des Principia, emblème s’il en est de la « Révolution scientifique », Schaffer repère un ordre de l’information qui se veut global. Si Newton n’a jamais vu la mer, la science newtonienne, elle, est complètement informée par les astronomes correspondants situés partout sur le globe, qu’il s’agisse des commerçants ou des jésuites. Pourtant, ce réseau d’informations n’emporte pas immédiatement l’adhésion, et sa crédibilité doit être établie [14]. Schaffer se livre à une « histoire textuelle connectée » du texte de Newton en repérant non pas simplement des strates de textes (comme il l’avait fait dans les années 1980 [15]) à partir d’une approche génétique, mais met aussi en évidence une géographie des savoirs newtoniens qui rapproche la collecte des données des pratiques de l’histoire naturelle. L’importance des informateurs locaux, des intermédiaires apparaît essentielle dans l’ordre de l’information utilisé par Newton et brouille la frontière entre science, information commerciale et espionnage. Le monopole et le contrôle de l’information devient le souci principal des États, des commerçants et des hommes de sciences, selon des modalités assez proches. C’est cette collusion qui fait des sciences un des éléments moteurs des conquêtes impériales. La connaissance de la nature n’y est pas simplement instrumentalisée en vue d’une maîtrise de la nature, mais essentielle à la reconnaissance et à l’identification d’un projet impérial. Le rapport entre science et empire n’est pas secondaire, mais consubstantiel, l’empire des sciences s’affirmant comme un soft-power, souple et efficace dans la gestion de l’expansion européenne souvent limitée à quelques comptoirs isolés : « Il s’agissait pour moi de savoir si la biopolitique existait pour les sciences exactes, les sciences de terrains et de voyages [16] ».
Dans un ouvrage collectif récent, The Brokered World (2010) [17], Simon Schaffer et son équipe vont plus loin en s’interrogeant ainsi sur le contexte de la fin du XVIIIe siècle autour de la célèbre formule d’Edmund Burke de 1791 : “The world is governed by go-betweens”. Burke savait par expérience du monde politique (il est membre du Parlement et un des leaders du parti Whig) que la question des médiations étaient au cœur de la politique britannique. Burke fut ainsi impliqué dans le procès pour corruption de la East India Company et de son gouverneur général Warren Hastings. Pour son défenseur, Joseph Price, les intermédiaires étaient indispensables. Il montre dans son plaidoyer que l’empire britannique tenait grâce à ses intermédiaires alors que les politiciens de la métropole ne voyaient en eux que des agents de la corruption. Nicholas Dirk a bien montré comment l’Empire britannique s’était construit sur ce scandale. Selon Schaffer, cet épisode est emblématique de la controverse autour de l’usage des intermédiaires entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Faut-il leur donner un rôle politique ? Cette pratique politique implique en effet une nouvelle économie des savoirs qui prend au sérieux et valorise (peut-être trop) les savoirs locaux, les intermédiaires et les systèmes d’informations localisés. En important cette discussion dans le champ de l’histoire des sciences et des savoirs, il s’agit bien de s’interroger sur la généralisation, commune à divers champs de savoirs comme l’anthropologie et l’histoire, du débat sur l’intermédiaire, le médiateur, le passeur, mais surtout de réfléchir à sa politisation. La figure du scientifique en situation coloniale apparaît en effet, souvent très dépolitisée dans l’historiographie, ou au contraire identifiée à celle du fonctionnaire ou de l’administrateur, en cela complètement influencée par le paradigme de l’expertise.
En choisissant un contexte court et une approche comparatiste, le projet du livre est de tester l’hypothèse d’un moment des « go-betweens ». Avant l’établissement des nouveaux empires à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, il y aurait eu une remise en cause de l’ordre colonial établi (entre la première et la seconde colonisation) qui aurait perturbé le régime des savoirs en signalant sa contribution à différents ordres de l’information. Le choix de cette conjoncture courte obéit dans le domaine des sciences au passage de la première à la seconde « révolution scientifique » au XIXe siècle : apparition de nouvelles disciplines et techniques, nouvelles formes de l’État, abandon de la philosophie naturelle. Il permet de mettre l’accent sur une déstabilisation des repères traditionnels, sur une reconfiguration des pratiques qui s’opère sur plusieurs générations. Au point de tangence entre philosophie naturelle et disciplines scientifiques, entre anciens empires et colonisation moderne, l’exploration globale de cette question des intermédiaires permet de sortir d’une histoire globale de la Révolution scientifique, produit européen d’exportation, sur le modèle d’une histoire globale de la Révolution industrielle, pour mettre au jour un réseau de lieux, de contacts, de passages entre différentes cultures scientifiques, différentes conceptions de la nature fondées sur des situations de contact (Calcutta, le Brésil, le Japon, etc.). En dessinant les contours de cette marqueterie, une fois encore, Simon Schaffer rend visible les multiples médiateurs, humains ou non-humains, idéels ou matériels, qui permettent de faire tenir cette nouvelle représentation unifiée d’une nature maîtrisable et à conquérir. Plutôt qu’un monde plein, il préfère donner à voir un monde en archipels. Depuis lors, et toujours en se servant du marqueur newtonien, Simon Schaffer a poursuivi cette enquête sur les traductions et adaptations de la science ‘moderne’ de la Perse à Bombay, de Calcutta jusqu’à l’océan Pacifique. À travers l’examen de controverses qui ont jalonné sa circulation intellectuelle et pratique par les astronomes orientaux, il montre les difficultés et les impasses de la rencontre entre des cultures astronomiques locales et l’empire britannique des sciences et la fragilité de cet empire. Les pratiques scientifiques parce qu’elles sont prises dans un projet de disciplinarisation de la nature et des hommes, sont particulièrement utiles pour montrer les antagonismes et « comprendre les effets meurtriers de la physique des pouvoirs [18] ».
En s’interrogeant depuis plus de trente ans sur les pratiques scientifiques, Simon Schaffer a apporté une contribution décisive non seulement à l’histoire des sciences, mais à l’histoire tout court. En essayant toujours d’articuler les cas, les lieux, les pratiques, les échelles, il a démontré sans relâches qu’il était possible de faire une autre histoire des sciences qui dépasse le clivage entre approche externaliste et internaliste ou le grand partage idéologique entre science moderne et science non-occidentale. En brouillant ces lignes trop bien établies, il a fait des sciences un objet neuf pour l’investigation de l’historien du XXIe siècle et mis l’histoire des sciences à l’agenda de la recherche historique la plus large.
Stéphane Van Damme, « Laborieuse Nature. Penser le travail des sciences exactes avec Simon Schaffer »,
La Vie des idées
, 27 mai 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Laborieuse-Nature
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[1] On s’appuie ici en particulier sur les essais republiés dans Simon Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, Paris, Le Seuil, 2014. Voir aussi, id., Trabajos de cristal. Ensayos de historia de la ciencia, 1650-1900, Madrid, Marcial Pons, 2011.
[2] S. Schaffer, « Natural philosophy and public spectacle in the eighteenth century », History of science, 1983, n°23, p. 1-43.
[3] S. Schaffer, « Herschel in Bedlam : Natural History and Stellar Astronomy », British Journal for the History of Science, vol. 13, n°3, p. 211-239.
[4] S. Schaffer, « Taxinomie, discipline, colonies : Foucault et la Sociology of Knowledge », in Jean-François Bert et Jérome Lamy (dir.), Michel Foucault. Un héritage critique, Paris, CNRS Editions, 2014, p. 368.
[5] Leviathan and the air pump:Hobbes, Boyle and the experimental life , Princeton, Princeton University Press, 1985, traduction française : Léviathan et la pompe à air : Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993.
[6] S. Schaffer, « Golden means : assay instruments and the geography of precision in the Guinea trade », in Marie-Noelle Bourguet, Christian Licoppe and H. Otto Sibum (dir.), Instruments, travel and science, Basington, Routledge, 2002, p. 20-50.
[7] S. Schaffer, « Machine philosophy : demonstration devices in Georgian mechanics », Osiris 9 (1994), p. 157-82.
[8] Eugene Garfield, « The obliteration phenomenon », Current Contents, 51/52 (5-7), cité par P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 147.
[10] Terry Shinn et Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Paris, Raisons d’agir, 2005, p. 180.
[12] S. Schaffer, ’Victorian metrology and its instrumentation : a manufactory of ohms’, in R. Bud and S. Cozzens, eds., Invisible connexions : instruments, institutions and science (SPIE Press, 1992), p. 23-56, réimprimé in Mario Biagioli, ed., The Science Studies Reader (Routledge, 1999), p. 457-478.
[13] S. Schaffer, « Newton on the beach : the information order of Principia mathematica », History of science, 47 (2009), p. 243-276.
[14] The information order of Isaac Newton’s Principia Mathematica (Uppsala University / Salvia Såmskrifter, 2008).
[15] S. Schaffer, « Newton at the cross-roads », Radical philosophy 37 (1984), p. 23-28 ; Id., « Newtonianism » in G.N. Cantor et al., eds., Companion to the History of Modern Science (Routledge, 1989).
[16] S. Shaffer, « Taxinomies, disciplines, colonies... », art. cité, p. 371.
[17] S. Schaffer, L. Roberts, K. Raj and J. Delbourgo (dir.), The brokered world : go-betweens and global intelligence 1770-1820, Sagamore Beach, Science History Publications, 2009.
[18] S. Schaffer, « Taxinomies, disciplines, colonies... », art. cité, p. 371.