Ce texte reprend des considérations présentées dans « L’avenir du projet européen », Question d’Europe n° 393, Fondation Robert Schuman, mai 2016. Les points de vue exprimés ici sont strictement ceux des auteurs.
Les racines de l’euroscepticisme britannique
L’euroscepticisme britannique s’ancre dans une longue tradition . L’opposition à la participation du Royaume-Uni à l’UE était déjà élevée en 1974 (39% des Britanniques contre 14% en moyenne dans les autres États membres, graphique 1), un an seulement après leur adhésion. Dans une perspective utilitariste, les données de l’Eurobaromètre montrent qu’une majorité des Britanniques a considéré de façon quasi constante depuis plus de trois décennies que leur pays ne bénéficiait pas de sa participation à l’UE (graphique 2). Dans une perspective plus identitaire [1], les Britanniques ne se considèrent que très peu européens par comparaison à la moyenne européenne (graphique 3). La British Social Attitudes survey de 2015 indique du reste que 47% des Britanniques considèrent l’UE comme une menace l’identité culturelle du Royaume-Uni (contre 30% qui expriment le sentiment inverse).
Traditionnellement, la participation du Royaume-Uni à l’UE s’est appuyée sur le désir de participer au marché intérieur, tandis que les Britanniques rejetaient l’idée d’une union toujours plus étroite [2]. L’approfondissement de l’intégration, avec par exemple la création de l’Union économique et monétaire et des politiques de cohésion, a éloigné la réalité de l’UE de la Communauté économique dans laquelle les Britanniques avaient choisi d’entrer (et de rester à la suite d’un premier référendum en 1975) [3]. Le résultat est que depuis 1996, les Britanniques ont été majoritairement en faveur de rester dans l’UE à condition que ses pouvoirs soient réduits [4]. Les opt-outs et le rabais budgétaire dont le Royaume-Uni a bénéficié ont visé à remédier en partie à cette situation. De la même façon, l’accord trouvé au Conseil européen de février 2016 visait dans ses volets politique et économique à rassurer les Britanniques quant à la souveraineté du Royaume-Uni, en indiquant que le Royaume-Uni n’est pas tenu par l’objectif d’une union toujours plus étroite et conserve son autonomie vis-à-vis de certaines réformes institutionnelles adoptées par la zone euro à la suite de la crise financière [5], par exemple la création de l’Union bancaire et du Mécanisme européen de stabilité.
En outre, la campagne référendaire a montré que la population britannique ne partageait pas certains des fondements de la politique européenne britannique. Elle a par exemple mis en évidence le rejet des flux migratoires en provenance d’autres États membres de l’UE et d’une possible adhésion de la Turquie, alors que les gouvernements britanniques ont historiquement soutenu l’élargissement et n’avaient pas adopté de période de transition en matière de liberté de circulation à la suite de l’élargissement à la Bulgarie et la Roumanie.
Ces considérations générales ne doivent pas néanmoins masquer des différences notables au sein de la population britannique. Les études récentes montrent que les individus dont le revenu et le niveau de diplôme sont moins élevés ont une probabilité plus élevée d’être eurosceptiques [6]. De même, l’euroscepticisme augmente avec l’âge. Enfin, sur le plan géographique, les aires urbaines, l’Écosse et l’Irlande du Nord sont structurellement moins eurosceptiques que la campagne anglaise [7].
Graphique 1
Graphique 2
Graphique 3
Source des graphiques : Eurobaromètre
Raison et sentiment
On connaît la phrase célèbre de Zbigniew Brzezinski : « À travers la construction européenne, la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption » [8]. De leur côté, le Royaume-Uni et les pays du Nord de l’Europe (qui dessinent une sorte de géographie de la « réserve » à l’égard de la construction européenne), visent traditionnellement l’« optimisation » de leurs intérêts nationaux dans une logique « utilitariste » de calcul « coût » / « avantages » [9] . Le Royaume-Uni, tenté par un « Brexit » (British Exit), est-il encore aujourd’hui dans une logique d’optimisation de ses intérêts nationaux au sein de l’UE [10] ?
Deux tentations en apparence contradictoires risquent de grossir les rangs des partisans du « leave ». La première est la tentation de l’isolationnisme. Celle-ci est alimentée par la peur de l’immigration et le souverainisme, qui pourraient être renforcés par l’afflux de réfugiés en Europe dans un contexte où la confusion est entretenue par les partisans du « Brexit » entre la libre circulation interne et l’immigration externe. La deuxième tentation est celle du libre-échange mondial et de la place financière offshore. Soutenue par le souvenir de l’empire et la bonne santé du Commonwealth, mais aussi par le désir de préserver le statut revendiqué de première place financière, elle affirme la vocation mondiale du Royaume-Uni, que les contraintes réglementaires européennes entraveraient. Les deux tentations, isolationniste et mondialiste, s’appuient sur une logique plus émotionnelle et identitaire que seulement utilitaire. Et leurs contradictions ne sont qu’apparentes : de la même façon que le gouvernement vise une participation à la libre circulation des biens, services et capitaux, mais non à celle des personnes, les partisans du « leave » rêvent de faire du Royaume-Uni une « grande Suisse » ouverte aux capitaux étrangers et compétitive mais fermée à l’immigration et exempte des règles européennes indésirées. Dans le camp du « stay », les logiques émotionnelles se mélangent également à logique des intérêts. Ses partisans jouent ainsi de la peur de l’inconnu et de la perspective d’une fragmentation du Royaume si une sortie de l’UE conduisait à l’indépendance de l’Écosse.
Le Brexit : amputation ou « dés-intégration » de l’UE ?
Le résultat du référendum est naturellement très difficile à prévoir. Une chose est sûre : un Brexit précipiterait le Royaume-Uni dans l’inconnu et dans des négociations prolongées – pendant deux ans au moins – concernant les termes de la séparation et de ses relations futures avec l’Union [11]. Dans une telle situation, les gouvernements européens seront pris entre deux priorités contradictoires : éviter d’offrir trop rapidement au Royaume-Uni une alternative à l’appartenance à l’UE afin de ne pas donner le sentiment qu’il est facile de sortir de l’UE et de créer ainsi un précédent ; en même temps, trouver une solution et une issue pour des raisons à la fois politiques et économiques et afin de surmonter l’incertitude que ne manquerait pas d’entraîner un Brexit et les longues négociations qui en découleraient.
Un Brexit serait une mauvaise chose pour l’Union : au delà de la perte, en termes de poids économique, politique et stratégique que cela représenterait pour l’UE, une sortie du Royaume-Uni serait un symbole de désunion, dans un contexte où l’Union et ses États ont besoin d’unité et de cohésion pour faire face aux multiples crises qui les affectent. Il changerait le destin de l’intégration européenne en actant une véritable « dés-intégration » [12] politique d’une expérience régionale sans équivalent dans le monde et ne manquerait pas de doper les discours europhobes dans certains États membres : aux Pays-Bas, par exemple, certains journaux populaires ont déjà posé la question d’organiser un référendum sur l’appartenance des Pays-Bas à l’UE [13] et le néologisme « Franxit », en référence au Brexit, est apparu dans le débat public français. En outre, le Royaume-Uni est perçu par maints États membres comme un acteur fondamental de la construction européenne : notamment en matière de renforcement du marché intérieur mais aussi en matière de diplomatie, de sécurité et de défense. Enfin, pour certains pays comme la France, l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE a permis d’instaurer un équilibre des puissances notamment vis-à-vis de l’Allemagne.
Redéfinir les relations entre les « deux Europe »
Si le « Brexit » n’est pas forcément probable, il faut toutefois envisager sa possibilité et réfléchir aux différents scénarios qui pourraient découler de ces résultats. C’est la condition pour surmonter l’incertitude qui pèse sur l’issue du processus. Les différentes options sont désormais connues [14] : le modèle « norvégien » dans lequel le Royaume-Uni rejoindrait l’Espace Economique européen ; l’option « suisse » avec la négociation d’accords bilatéraux entre le Royaume-Uni et l’UE ; la négociation d’un accord de libre-échange ou d’un accord d’association ; la négociation d’une union douanière avec l’UE (modèle « turc »). Or, aucune de ces différentes options n’est jugée pleinement satisfaisante par le gouvernement britannique [15] puisque, certes, le Royaume-Uni continuerait de participer au marché intérieur mais perdrait alors une grande partie de sa capacité d’influencer les règles du marché intérieur dès lors qu’il ne prendrait plus part à leur vote.
Il est probable que, dans l’hypothèse d’un vote en faveur de la sortie de l’UE, un débat s’engagerait au Royaume-Uni et dans les autres États européens quant à la forme de la nouvelle relation entre le Royaume-Uni et l’UE. Il est notable qu’il n’y a pas d’accord au sein des partisans du « leave » sur ce point et qu’une large part de la classe politique britannique souhaite préserver l’accès du Royaume-Uni au marché intérieur. Il n’est d’ailleurs pas inconcevable que le Parlement (ou les Britanniques eux-mêmes si la question des termes de la sortie de l’UE était soumise à un référendum) s’oppose à une sortie de l’Union européenne qui impliquerait une rupture complète avec le marché intérieur.
Si les options de l’Espace économique européen et du modèle suisse ne semblent pas envisageables pour le Royaume-Uni dans l’état actuel des dispositifs existants, il est possible que le Royaume-Uni explore la possibilité d’une révision des règles de l’Espace Economique Européen (EEE) afin de conférer un droit de vote égal aux États membres de l’EEE non-membres de l’UE (comme la Norvège) pour les politiques auxquelles ils participent, notamment celles ayant trait au marché unique [16].
Un tel arrangement aurait l’avantage pour les Britanniques d’offrir un compromis leur permettant d’éviter une rupture brutale avec l’UE et ainsi de trouver une solution aux questions écossaise et nord-irlandaise. Le Royaume-Uni continuerait en effet de participer au marché intérieur et d’appliquer les règles correspondantes qu’il continuerait de contribuer à déterminer. Il devrait certes contribuer au budget de l’UE mais uniquement pour certaines politiques (le Royaume-Uni ne participerait par exemple plus à la politique agricole commune). Enfin, la liberté de circulation continuerait de s’appliquer mais l’Accord sur l’EEE prévoit des mesures de sauvegarde qui peuvent être activées unilatéralement (Article 112 de l’Accord sur l’EEE ).
Cet arrangement serait néanmoins potentiellement déstabilisant pour le reste de l’Union dès lors qu’un tel statut pourrait tenter d’autres États membres. D’un autre côté, une tel scénario pourrait in fine conduire à réaligner l’Union économique et monétaire (UEM) avec l’UE, tandis que l’EEE offrirait le cadre institutionnel pour le marché unique [17]. Dans un tel scénario l’intégration de la zone euro serait moins soumise à la nécessité de créer des structures ad hoc. Un tel arrangement pourrait en outre offrir une alternative pour les États candidats à l’élargissement qui pourraient choisir de candidater à l’entrée dans l’EEE plutôt que dans l’Union.
Ce scénario est bien sûr hypothétique mais il suggère que, fondamentalement, un « Brexit » pourrait en fait conduire à repenser l’articulation entre les « deux Europe » que sont la zone euro et le marché unique.