Recensé : Sönke Neitzel, Harald Welzer, Soldats. Combattre, tuer, mourir. Procès-verbaux de récits de soldats allemands, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Gallimard NRF essais, 2013, 640 p. 28,90€.
Les éditions Gallimard ont entrepris de publier l’ensemble des ouvrages d’Harald Welzer, directeur du Centre de recherche interdisciplinaire sur la mémoire à l’université de Essen, qui se définit lui-même comme psychosociologue. Harald Welzer reconsidère les approches théoriques des explications de la violence de masse qui prennent pour objets le comportement des tueurs. Il est vrai que ces recherches, portées à l’origine par les interrogations sur la Shoah, mais qui dépassent très largement ce champ aujourd’hui, reprenaient un nombre limité d’études, et particulièrement la fameuse expérience de Yale de Stanley Milgram sur le degré d’obéissance d’un individu convaincu par une institution d’infliger des tortures allant jusqu’à la mort. L’ouvrage d’Harald Welzer Les Exécuteurs. Des hommes ordinaires aux meurtriers de masse, a été traduit en français en 2007.
Prisonniers sur écoute
Le livre Soldats, rédigé en collaboration avec l’historien Sönke Neitzel, propose une explication de la facilité a priori déconcertante avec laquelle des hommes — et dans ce volume, uniquement des hommes — se prêtent aux massacres les plus étendus, y compris, et sans distinction, contre les civils. Les deux auteurs reposent à nouveaux frais la question du caractère ordinaire des bourreaux, question posée dans un livre classique de Christopher Browning [1].
De manière sous-jacente, il y a aussi la « question allemande ». Les Allemands, de par leur culture et leur éducation, ont-ils été préparés à devenir des assassins ? Ou bien, placé dans des conditions similaires, n’importe quel homme aurait-il agi de la sorte, massacrant des milliers de personnes sans aucun remords ? Les auteurs définissent un « cadre de référence » dans lequel évoluent les soldats allemands et, dans cet ouvrage, uniquement des soldats allemands.
Ils utilisent pour cette recherche originale un matériau qui l’est tout autant et qui a été récemment déclassifié : les procès-verbaux des écoutes faites par les forces britanniques et américaines de soldats allemands prisonniers.
Dès mars 1939, le ministère britannique de la Guerre décida d’installer un centre d’écoute. Le Combined Services Detailed Interrogation Centre (CSDIC) fut installé à Trent Park, au nord de Londres, puis à Latimer. Un second centre fut créé pour écouter les prisonniers italiens. Les Américains créèrent leur propre centre, l’un à Fort Hunt en Virginie et l’autre à Fort Tracy, en Californie. Des prisonniers étaient sélectionnés (sans en être avertis) et envoyés dans ces camps dont les murs étaient truffés de micros. Il y avait aussi des mouchards, qui encourageaient les soldats à parler. Les écoutes étaient retranscrites, parfois analysées. En tout, 10 191 prisonniers sont passés par ces centres, et les Britanniques rédigèrent à eux seuls 16 960 comptes rendus d’écoute.
Wetzel et Sönke définissent tout d’abord, dans une longue introduction, ce cadre de référence dans lequel les hommes agissent, et cela beaucoup plus, précisent-ils, que dans un cadre idéologique. Or, si ce cadre de référence est longuement décrit, il n’en est pas de même pour ce que les auteurs entendent par « idéologie ». Utilisant les classiques de la psychologie sociale — Erwin Goffman est mis en avant —, ils expliquent que « les liaisons culturelles routinières et les obligations culturelles qui semblent aller de soi constituent une partie considérable des cadres de référence : cela explique qu’elles fassent preuve d’une telle efficacité et qu’elles soient souvent une quasi-contrainte : elles sont loin d’attendre le niveau de la réflexion » (p. 32).
Ce cadre — dont les auteurs n’expliquent pas la construction et qui apparaît comme une donnée intangible — devient militaire pour les soldats allemands : « Les normes internes du groupe constituent le cadre standard des comportements ; le cadre standard de l’univers extra-militaire devient subalterne et sans importance » (p. 52). Le IIIe Reich a fourni un cadre de référence particulier, avec l’exaltation produite par la marche en avant du régime, mais aussi les nouvelles lois, particulièrement les lois antijuives. Il y eut conformité des attitudes à ce nouveau cadre, d’ailleurs mouvant, bien plus qu’une acceptation intellectuelle de l’idéologie du régime. À cela s’ajoute le cadre de référence particulier de la guerre.
Violence et bavardages
Après une centaine de pages claires et lisibles, même pour le profane en psychologie sociale, Neitzel et Welzer utilisent les comptes rendus d’écoute de façon thématique : 46 thèmes sont définis en courts paragraphes, décrivant une violence définie comme autotélique (p. 102-109), une définition donnée par le politique Jan Philip Reemtsma [2]. Il s’agit d’une violence qui n’est pas due à un « ensauvagement », ni à une « brutalisation » — notion définie par Georges L. Mosse comme un abaissement du seuil de violence tolérée par l’exposition continue au crime —, mais, là encore, à ce qui est normal dans le cadre de référence du IIIe Reich et de la guerre mondiale.
Les discussions des soldats allemands enregistrées portent très rarement sur l’extermination des Juifs (dans 0,2% des cas seulement), mais, expliquent les auteurs, ce ne fut pas par manque d’information — les prisonniers semblaient tout à fait au courant du caractère systématique des massacres. C’est tout simplement que le processus était vu comme étant une partie normale du « cadre de référence ». L’extermination était devenue tellement banale qu’elle ne constituait plus un sujet intéressant de conversation.
Mais certains soldats témoignent tout de même de la conscience qu’ils avaient de l’exceptionnalité des meurtres de Juifs, et il y là une contradiction que les deux auteurs ne parviennent pas à résoudre dans leur démonstration. Quelques-uns, rares, évoquent même les difficultés qu’ils avaient à accepter l’ampleur des crimes, souvent en dénonçant la mauvaise organisation de ceux-ci, leur visibilité et leur conséquence : une mauvaise réputation pour l’Allemagne. Plus rare encore furent ceux qui exprimèrent, au cours de conversations un peu du coq à l’âne, faites dans l’oisiveté et toujours en groupe, une condamnation morale — presque toujours le fait de hauts gradés.
Les soldats allemands prisonniers ne bavardaient pas seulement à propos des actions meurtrières de la Wehrmacht et de la SS. Dans leurs conversations masculines autour de la guerre devenue leur activité professionnelle, ils parlaient aussi longuement de leurs armes et des aspects techniques de celles-ci. Ils parlaient aussi de sexe, jeunes hommes déracinés, débarrassés du contrôle social de leur communauté d’origine, mais aussi prédateurs dans des pays occupés. Les conversations sur le sexe rejoignaient rapidement celles sur la violence, avec la description assumée de viols collectifs et d’assassinats de femmes. Ils discutaient aussi du cours de la guerre et montraient un étonnant optimisme, au moins jusqu’en août 1944 et la percée du front de l’Ouest par les armées alliées.
Comment expliquer ces illusions ?
« Comme la plupart des autres personnes dans la plupart des autres situations, les soldats sont ici strictement attachés aux nécessités d’action induites par leur environnement social : tant qu’ils ne sont pas plongés directement dans les "grands événements", leurs propres perceptions, interprétations et décisions n’en sont aucunement affectées. Les gens n’ont pas une pensée abstraite, mais concrète » (p. 318).
Les prisonniers allemands parlent aussi longuement — comment s’en étonner ? — du Führer et, là encore, il est frappant de constater leur adhésion au mythe d’Hitler, leur croyance dans ses qualités de sauveur de l’Allemagne.
Une analyse néo-arendtienne
Le principal développement des auteurs pour expliquer la tolérance à la violence de masse, malgré des opinions parfois dissonantes sur la justesse de l’extermination, montre le décalage entre la force du cadre de référence et la faiblesse de l’idéologie. Les soldats ne menaient ni une guerre d’extermination, ni une guerre raciale : « Ils ont livré une guerre dans le cadre de référence de leur société, la société nationale-socialiste, ce qui les a incités à commettre aussi des actes radicalement contraires à l’humanité lorsqu’ils se trouvaient en situation de le faire. Pour les commettre — et c’est ce qui est à proprement parler inquiétant —, il n’était pas nécessaire d’être raciste ou antisémite » (p. 356). C’est en fait la normalité du comportement des soldats que les auteurs soulignent, réinventant le concept arendtien : ils faisaient banalement leur métier de tueurs.
La conclusion de l’ouvrage est largement inattendue (mais le lecteur en avait été prévenu dès l’introduction). La violence déployée par les soldats allemands ne peut pas être définie comme différente de la violence montrée par d’autres soldats — et comparaison est faite avec les soldats américains dans la guerre du Vietnam et en Irak.
Sönke Neitzel et Harald Welzer concluent donc à une différence de degré dans la violence des soldats de la Wehrmacht et des SS, et non de nature, même s’ils écrivent prudemment, conscients que leur explication totalisante n’est pas dépourvue de contractions : la violence « ne devient spécifiquement "nationale-socialiste" qu’au moment où elle s’oriente vers la destruction intentionnelle de personnes qu’il est impossible, même avec la plus mauvaise volonté, de définir comme une menace — cela concerne l’assassinat des prisonniers de guerre soviétiques et, avant tout, l’extermination des Juifs ».
Ils apportent là une conclusion décevante, vu la richesse de leurs analyses. Une conclusion inquiétante aussi, à force de généralisation, au risque peut-être d’une relativisation de la violence nazie.