L’Encyclopédie critique du genre est tout d’abord un livre incroyablement impressionnant et passionnant. Impressionnant de par son simple volume : 740 pages, 70 entrées, 8 éditeurs, et 80 contributeurs de 15 disciplines. Si la simple idée de coordonner autant d’auteurs en intimiderait déjà plus d’un, le choix attentif des thématiques par les éditeurs, les multiples références croisées, la bibliographie approfondie, la problématique sous-jacente et la cohérence méthodologique sont réellement époustouflants. L’ouvrage est également enthousiasmant parce qu’il y a vingt ans, un tel travail n’aurait jamais été envisageable dans le monde académique français. On se souvient par exemple de la diatribe de Frédéric Martel à la fin des années 1990 contre les études gays et lesbiennes, qui étaient selon lui un exemple de la « tentation communautaire » venue des États-Unis qui était en passe de s’imposer dans la vie académique française [1]. On pourrait également se souvenir de l’avertissement lancé par Mona Ozouf à la même époque contre une interprétation « maximale » du genre, du genre comme « pur rapport de pouvoir, où tout est historiquement et socialement construit ». Elle précisait qu’il s’agissait d’une définition américaine provenant du féminisme radical, une notion « inécoutable, inintelligible, parfois même intraduisible » en France [2] . Ces années-là, des auteurs comme Elisabeth Badinter, Sylviane Agacinski et Alain Finkielkraut se félicitaient régulièrement de l’ « exception française » des relations hétérosexuelles heureuses, l’engagement pour la mixité, la séduction, et la civilité qui, prétendaient-ils, rendaient la France imperméable à l’agression théorique et politique du genre [3]. Et pourtant, nous voici vingt ans plus tard avec cette Encyclopédie critique du genre rédigée principalement par des chercheurs français qui, pour la plupart, sont solidement rattachés aux plus grandes universités et principaux laboratoires de recherche en France. Lire et citer des sources américaines et étrangères n’est plus considéré comme un acte de trahison nationale mais plutôt comme une invitation au dialogue. Pour cette nouvelle génération, le genre n’est plus un concept marginalisé ou assiégé. Traversant un grand nombre de disciplines, il est plutôt au cœur de recherches particulièrement stimulantes politiquement et intellectuellement – et on ne peut que s’en réjouir.
Le genre comme système
L’Encyclopédie critique du genre a été magistralement coordonnée par la sociologue Juliette Rennes avec l’aide d’une équipe éditoriale comprenant deux politistes, Catherine Achin et Alexandre Jaunait ; un anthropologue, Gianfranco Rebucini ; une démographe, Armelle Andro ; un linguiste, Luca Greco, et deux autres sociologues, Laure Bereni et Rose-Marie Lagrave. Comme ils l’expliquent en introduction, les coordinateurs ont choisi d’organiser les différentes notices thématiques selon trois axes : le corps, la sexualité et les relations sociales. Ce sont des thèmes récurrents du livre, trois domaines traversés par le genre mais aussi trois vecteurs permettant d’étudier de plus près les opérations spécifiques du genre. En effet, une des contributions les plus intéressantes du livre est son invitation à constamment penser l’objet étudié et la méthode ensemble. C’est un des sens que je donne à l’adjectif « critique » du titre. Le genre, tout comme le corps, la sexualité et les relations sociales, n’est jamais une simple entité qu’on peut appréhender objectivement une fois pour toute, mais plutôt un mode d’analyse, une méthode, un angle évolutif permettant de lire la réalité sociale. Ainsi, le message général du livre n’est pas seulement que le genre est politique (ce que nous savons déjà) mais plutôt que toutes ces autres notices le sont. Dans certains cas, cette affirmation est évidente (par exemple pour les cas de « filiation », « hétéro/homo », « queer », « race » ou « trans ») ; moins pour d’autres cas (comme « poids », « sport », « taille », « voix », « danse », « animal »).
Comme le disent clairement les différents contributeurs, le genre se réfère moins au produit final qu’au processus par lequel certaines entités (certains corps, certains comportements, par exemple) sont construits et sont perçus comme différents. En d’autres termes, il n’y a rien qui précède le genre, aucune nature pure, non corrompue, ou non affectée par le pouvoir. Comme indiqué en introduction, dans la section sur le corps : « Le genre n’est plus conçu comme une ‘signification sociale’ qui s’ajouterait à des différences naturelles toujours déjà là, mais comme le système même qui façonne notre perception du corps comme féminin ou masculin » (17). Le genre n’est donc pas un paradigme théorique abstrait surimposé sur une réalité sociale (comme le prétendent nombre de ses détracteurs) mais plutôt un concept qui émerge de façon organique de ces différentes études empiriques solidement ancrées dans les sciences sociales. Que ces notices soient basées sur un matériau ethnographique, des entretiens, des archives ou des analyses textuelles et visuelles, elles adhérent toutes à cette vision de la critique, de la remise en question et de l’historicisation de toute idée, surtout celles qui semblent les plus naturelles, inévitables, évidentes ou universelles. Il n’est ainsi guère surprenant que la figure de Michel Foucault, qui perfectionna cet art de l’histoire critique et qui se tourna vers la généalogie pour penser l’ « histoire du présent », plane autant sur les pages de l’Encyclopédie.
Un outil politique
La démarche critique des auteurs n’est néanmoins pas uniquement manifeste dans les objets spécifiques étudiés, elle guide également la méthodologie du livre, qui est explicitement intersectionnelle et multidimensionnelle. Race et classe sont ainsi constamment en discussion avec genre, mais les auteurs mobilisent aussi des outils d’analyse plus rares comme l’apparence physique, l’âge, la santé, la capacité, l’orientation sexuelle ou les pratiques religieuses (21). L’objectif est de montrer comment la domination fonctionne différemment lorsqu’une de ces variables change. Pour illustrer ce point, la notice « care » (qu’on peut traduire par soin ou sollicitude) évolue lorsque l’auteure, Francesca Scrinzi, présente le racisme, la mondialisation et le handicap comme trois facteurs ayant radicalement transformé la compréhension du care comme forme féminine d’engagement relationnel. Le postulat ici est que le pouvoir évolue, se transforme et se dissimule sous de nouvelles formes. En ce sens, la critique, comme le genre, ne peut être un cadre théorique préconçu mais plutôt une forme d’introspection. Ce rappel est d’autant plus apprécié dans le domaine des études sur le genre qui sont longtemps restées aveugles aux questions de race, de classe, et d’autres formes de domination, et qui continuent encore trop souvent de présupposer que les femmes sont par défaut blanches, occidentales, hétérosexuelles, reproductrices et valides (22). Comme l’écrivent les coordinateurs de l’Encyclopédie, le but principal du projet est de dresser une cartographie de la « chair des rapports sociaux ». La « chair » n’est pas seulement entendue ici comme le corps, la peau et la sexualité mais également comme ce qui est observable, empirique ; et les « rapports sociaux » compris comme asymétries structurelles constamment en mouvement de notre monde social (24-25).
Dans la préface de sa traduction en français de Gender Trouble (Trouble dans le genre) de Judith Butler en 2005, quinze ans après sa parution en anglais, Eric Fassin commentait ce « retard » français dans l’étude du genre. Comme le suggérait Fassin, le texte de Butler et sa théorisation du genre sont soudainement apparus nécessaires pour penser les différents débats qui saisissaient la France à l’époque, de la violence sexuelle aux unions homosexuelles, en passant par la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA). Trouble dans le genre, d’après Fassin, devait éclairer notre « actualité sexuelle », actualité de plus en plus « troublée [4] ». Dans ce contexte, il est intéressant de remarquer que l’Encyclopédie critique du genre est publiée trois ans après les violentes manifestations contre le mariage pour tous, la loi qui ouvrait le mariage et l’adoption aux couples de même sexe, où cette rhétorique du genre est réapparue avec vigueur. Selon plusieurs des opposants au mariage pour tous, le genre, ou plutôt une nébuleuse « théorie du genre » était à la fois l’origine et le résultat du mariage homosexuel. C’est ainsi qu’un slogan de la Manif pour tous déclarait « Mariage pour tous = théorie du genre pour tous ». D’une part, les opposants à la loi prétendaient que les militants du mariage gay étaient inspirés par une « théorie du genre » qui s’était imposée dans les milieux politiques et éducatifs. D’autre part, ils avertissaient contre les conséquences du mariage gay ; à savoir, la généralisation de cette « théorie du genre » dans la société, la légalisation de la PMA et de la GPA), et en fin de compte la destruction de la famille, de la société, et de l’homme [5]. Comme je l’ai développé ailleurs, ces débats sur le genre sont en réalité des débats sur la définition de la nation et sur l’encadrement de la reproduction sociale. C’est un débat qui oppose les défenseurs d’une France catholique, blanche et hétérosexuelle à ceux qui luttent pour plus d’égalité [6]. Dans ce contexte, il est difficile de ne pas lire l’Encyclopédie critique du genre comme un livre militant : non polémique mais militant, au sens où il défend l’importance éthique et politique du savoir. Avec ce livre fascinant, Juliette Rennes et son équipe nous ont montré que le genre peut toujours nous aider à penser notre présent, apprendre et réapprendre sans cesse, et lutter pour plus d’ouverture, plus de discussion, et en fin de compte plus de démocratie dans le monde académique et plus généralement dans l’espace public.
Recensé : Juliette Rennes (éd.), Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux, Paris, La Découverte, 2016.