Recherche

Recension International

Le meilleur des mondes possibles
A propos de The World is Flat de Thomas Friedman


par Marie Garrau , le 20 novembre 2005






Recensé :

Thomas Friedman, The World is Flat. A Brief History of the 21st Century, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2005.

Depuis sa sortie en mai 2005, The World is Flat, a Brief History of the 21st Century, le dernier livre de Thomas Friedman, se classe en tête des meilleures ventes de livres aux Etats-Unis. Ce succès n’est pas tout à fait le premier que connaisse l’auteur : chroniqueur au New York Times où il s’est fait le chantre du libéralisme économique, il a reçu le prestigieux Prix Pulitzer à trois reprises. Son style familier et sa volonté de rendre accessible à tous des phénomènes complexes sont devenus sa marque de fabrique, et constituent sans doute les raisons du succès de ses précédents livres. From Beirut to Jerusalem (1989) faisait la synthèse des 10 années passées par Friedman au Moyen-Orient en tant que grand reporter ; The Lexus and the Olive Tree (1999) s’interrogeait sur les mouvements de résistance, culturelle, politique ou identitaire, engendrés par la mondialisation. Best-sellers aux Etats-Unis, ils ont tous deux été traduits en plus de 20 langues... Si bien qu’il y a quelque ironie à voir Friedman raconter en prologue de son nouveau livre, la façon dont il se serait récemment « réveillé d’un long sommeil », pour se rendre compte d’un phénomène tout à fait stupéfiant : nous vivons désormais dans un monde globalisé, interconnecté, interdépendant, où les informations, les marchandises et les personnes circulent avec une intensité sans précédent. Sans doute son éditeur ne l’avait-il pas prévenu.

La révélation

C’est au cours d’un voyage dans la Silicon Valley indienne, à Bangalore, que Thomas Friedman écrit avoir eu la révélation de la révolution en cours. Parti tourner un documentaire sur les délocalisations, Friedman se retrouve à discuter avec Nandan Nilekani, le directeur de la compagnie Infosys Technologies Limited. Après lui avoir fait visiter ses locaux ultramodernes dotés d’un golf, d’une piscine et d’un centre de remise en forme, puis montré les logiciels conçus par ses employés pour les entreprises américaines, Nilekani lui suggère que « le terrain de jeu est en train d’être nivelé ». Les entreprises indiennes ne sont plus simplement des sous-traitants pour les entreprises américaines. Elles sont désormais en mesure de rivaliser avec elles, y compris dans des domaines d’activité requerrant de hautes qualifications.

Il n’en faut pas davantage à Friedman pour sortir de son « sommeil dogmatique » : le nivellement évoqué par Nilekani devient « l’aplanissement du monde », et loin de le limiter au domaine économique, Friedman en fait le dénominateur commun de l’ensemble des processus qui traversent nos sociétés... « Le monde est plat », ou en train de le devenir à grande vitesse. De cette métaphore inaugurale sourd l’ensemble du livre.

S’il n’est pas évident de savoir quel sens lui donne exactement Friedman tant il la met à toutes les sauces, elle renvoie principalement à la création, via les nouvelles technologies de communication, d’un espace mondial homogène au sein duquel la forme paradigmatique de la relation serait la collaboration. Il n’y aurait plus désormais qu’un terrain de jeu unique pour les entreprises, les nations et surtout les individus. Qu’importe que l’idée ne soit pas neuve, ou que certains soient revenus des possibilités émancipatrices et égalitaires que recèlent les nouvelles technologies. Pour Friedman, nous vivons une révolution jusqu’alors inaperçue : nous serions entrés dans l’ère de la Globalisation 3.0 :

« Autour de l’année 2000, nous sommes entrés dans une ère entièrement nouvelle : la Globalisation 3.0. La Globalisation 3.0 fait trembler le monde en le faisant passer d’une petite taille à une taille minuscule, et elle aplatit le terrain de jeu en même temps. Tandis que les forces à l’œuvre dans la Globalisation 1.0 étaient les nations se globalisant, et que les forces actives de la Globalisation 2.0 étaient les entreprises se globalisant, les forces qui meuvent la Globalisation 3.0 – et ce qui lui donne son caractère unique – ce sont les pouvoirs nouveaux d’individus capables de collaborer et d’entrer en compétition à l’échelle globale ».

Genèse

Prendre la mesure de cette « révolution », voilà l’enjeu du livre. Et accessoirement la mission de son auteur, qui n’hésite pas à prendre pour se faire, le ton et la posture du prophète. Dans l’univers en formation que décrit Friedman, le lecteur a notamment droit à un récapitulatif en forme de « Genèse », dédié à « l’émergence de la plateforme du monde plat », formée en l’occurrence par la création de Windows, d’Internet et des logiciels informatiques.

La première partie du livre est ainsi consacrée à décrire les dix « forces d’aplanissement » qui ont changé la face du monde. Dans cette liste d’événements et de phénomènes hétérogènes, on trouve pêle-mêle : la chute du Mur de Berlin, l’invention du système d’exploitation Windows, la création de Netscape (moteur de recherche sur Internet), la mise en réseau du monde via l’extension des câbles à fibre optique, l’émergence des logiciels libres, l’amélioration de la compatibilité des PC, le développement des délocalisations, l’internationalisation de la chaîne des fournisseurs, la démocratisation de l’accès aux nouvelles technologies... A quoi s’ajoute ce que Friedman appelle les « stéroïdes » chargés d’accélérer ces tendances de fond, tels les téléphones portables, la téléphonie sur Internet, la visioconférence ou les technologies sans fils.

Tant qu’il s’en tient à la description de ces phénomènes bien réels, Friedman est passionnant. Après tout il n’est pas évident de rendre un procédé comme la numérisation de l’information palpable et concret, pas plus que d’expliquer ce que sont et permettent des câbles à fibres optiques. Par ailleurs, le livre fourmille d’anecdotes sur les situations parfois cocasses dont nos sociétés sont devenues le théâtre. Quand Friedman raconte comment une entreprise indienne a remporté l’appel d’offre lancé par l’Etat de l’Indiana aux Etats-Unis pour gérer le nombre croissant de chômeurs engendré, entre autre, par la délocalisation des entreprises locales... en Inde ; ou quand il explique que les indiens qui travaillent dans les centres d’appel situés à Bangalore pour les entreprises américaines prennent des noms américains pendant leur travail et des cours pour acquérir un accent américain, on se dit que oui peut-être, notre monde ne tourne pas rond. Mais faut-il pour autant en conclure qu’il est « plat » ?

Le problème est que sous des airs de Candide ou le meilleur des mondes, l’ironie en moins, The World is Flat possède une ambition théorique, censée justifier un message politique étonnant de simplicité. La description de Friedman est tout entière orientée vers une apologie de la libéralisation économique. Cet optimisme lui vaut l’éloge, dans les pages du New York Times, de Fareed Zakaria [1] qui rappelle qu’il est grand temps d’avertir les gens des avantages de la mondialisation. Logiquement, elle provoque le scepticisme du journal de gauche The Nation [2], qui souligne la naïveté du propos de l’auteur. Mais, de façon plus inattendue, elle motive également Robert Wright, sur le site du journal libéral en ligne Slate [3], à inviter les démocrates à s’inspirer des analyses Friedman pour bâtir un nouveau grand récit autour de la mondialisation, au lieu de sans cesse la stigmatiser.

Au-delà de la polarisation politique qu’ils reflètent, peu de commentaires remettent pourtant en question les prémisses de Friedman ou la forme d’un raisonnement réduit à l’accumulation d’anecdotes. Or, aveuglé par une métaphore qui lui tient lieu de cadre théorique unique, Friedman ne se rend pas compte qu’il passe son temps à se démentir lui-même.

Friedman voudrait par exemple que la diffusion des nouvelles technologies ait engendré à elle seule, naturellement, de nouveaux types de relations économiques, plus « horizontales » et donc plus égalitaires ; mais il reconnaît par ailleurs que tout n’est pas si simple, et remarque que « l’aplanissement du monde » résulte en fait de la « triple convergence » de différents facteurs. Le développement des nouvelles technologies (premier facteur) a sans doute élargi le champ des possibles, y compris dans le domaine économique. Mais sans une nouvelle organisation du travail dans les entreprises (deuxième facteur), la présence des ordinateurs ne se serait pas traduite en gains de productivité. De même, si la Chine et l’Inde, pour des raisons qui leur sont propres, n’étaient pas revenues s’asseoir à la table du commerce international (troisième facteur), les échanges économiques n’auraient jamais atteint leur niveau actuel.

Ainsi Friedman oscille-t-il en permanence entre la reconnaissance de la complexité des phénomènes et une espèce d’idéalisme optimiste dont on ne sait jamais s’il relève de l’aveuglement volontaire, de l’artifice rhétorique ou de la simple mauvaise foi. Quand le journaliste se montre attentif à la singularité des situations, le théoricien transforme le possible en nécessaire, et fait de ses désirs des réalités, si bien que le livre est finalement grevé de contradictions semblables : la mondialisation actuelle est un processus radicalement nouveau, ce qui n’empêche pas Friedman de se référer au Manifeste du Parti Communiste de Marx pour la décrire ; le « monde » dont il parle se réduit en fait au triangle formé par les Etats-Unis et quelques régions de l’Inde et de la Chine ; et des individus dont il vante le nouveau pouvoir, on ne croise, au fil des pages, que les PDG de grandes entreprises comme Microsoft ou Wal-Mart...

Le plus dérangeant n’est peut-être pas le fait que Friedman semble attribuer la découverte de la rotondité de la terre à Christophe Colomb, ni même qu’il utilise la métaphore d’un monde plat pour désigner un monde où agir et communiquer serait soudain plus facile... Mais c’est que lui-même semble croire qu’un tel monde existe et qu’il soit désirable, comme si la simple magie du discours suffisait à le rendre réel, à en ôter toute contradiction.

Sans doute cette schizophrénie vient-elle de l’ambiguïté initiale que recèle la métaphore de la « platitude ». Comme le remarque justement John Gray dans la New York Review of Books [4], elle est le plus souvent utilisée pour désigner les conséquences du développement des nouvelles technologies, mais elle en vient rapidement à s’appliquer aux formes de l’économie contemporaine, jusqu’à signifier une prétendue homogénéisation politique du monde... Les glissements de sens qu’elle autorise permettent ainsi à Friedman de faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les rapports qu’entretiennent des phénomènes non seulement hétérogènes, mais qui en outre appelleraient sans doute des évaluations et des réponses différentes.

Les intouchables

Pour parler de ceux qui réussiront dans ce monde nouveau, Friedman utilise le terme d’« intouchables ». Par là il entend des individus qui seront capables de se spécialiser ou de s’adapter très rapidement dans un contexte où la compétition sera démultipliée. Il cite un de ses amis dessinateur contraint d’apprendre en quelques mois à maîtriser une batterie d’instruments informatiques dernier cri pour continuer à travailler. Mais tandis que celui-ci s’inquiète ouvertement d’une précarité devenue structurelle, Friedman en fait un héros du présent. Un intouchable.

Dans la société indienne ce terme désigne les membres des castes les plus basses de la société, ceux que personne ne veut approcher. Ils existent toujours. Friedman en a peut-être croisé avant de pénétrer sur le campus high tech d’Infosys, à Bangalore. Et puis il a dû oublier. Une fois qu’on a franchi les portes d’Infosys, au bout d’une route défoncée et semée de vaches sacrée, « on entre, écrit-il, dans un autre monde ». C’est de cet autre monde, le monde d’Infosys, dont parle essentiellement Friedman. Des mondes périphériques, situés au bas de l’échelle d’une compétition sur laquelle il ne s’attarde pas car elle évoquerait bien trop ces relations verticales caractéristiques d’un monde décrété passé, il est très peu question.

Non que Friedman soit insensible aux risques économiques et sociaux que présente la mondialisation. Il insiste sur le fait que les pays développés, notamment les Etats-Unis, ont tout intérêt à se préparer à l’augmentation de la concurrence, en investissant massivement sur la recherche, en stimulant l’innovation, en inventant aussi des formes « portables » de protection sociale. Bizarrement, le chapitre qu’il consacre aux faiblesses de l’université américaine, l’un des rares où l’optimisme de principe chancelle, l’amène à reconnaitre le rôle que les pouvoirs publics et les institutions, nationales et internationales, auront à jouer dans le monde de demain. C’est pourquoi écrit-il, « on n’oserait plus aujourd’hui soutenir la mondialisation sans être un social-démocrate ».

Peu de choses pourtant viennent étayer concrètement cette déclaration de principe. Rapidement, problèmes et questions s’évanouissent face à la force d’une thèse devenue credo. Peut-être en effet, que d’un point de vue global, la libéralisation des échanges ne peut qu’être bénéfique à tous, comme l’affirme Friedman. Mais à quelles conditions sociales et politiques ? Voilà la question qu’il aurait fallu poser et développer pour convaincre, sinon de la nécessité, du moins de la désirabilité de ce « monde plat ». Au lieu de ça, Friedman préfère expliquer que la libéralisation des échanges n’apportera pas simplement la prospérité, mais aussi la démocratie et la paix, ultimes référents de la métaphore initiale. Comment des pays qui dépendent les uns des autres pour la fabrication d’un ordinateur pourraient-il en effet se faire la guerre, argumente-t-il dans la « Dell Theory of Conflict » qui conclut son livre...

Face à un tel argument, on comprend finalement ce que désigne le monde « plat » de Thomas Friedman. Sans doute pas le nôtre où des inégalités nouvelles fleurissent, se cumulent comme le montre Richard Florida dans The Atlantic Monthly [5], à l’aide d’une série de cartes de la répartition mondiale de la population, des centres urbains et des pôles de recherches et d’innovation. Ce « monde plat » que Friedman décrit comme le meilleur des mondes possibles est un monde déserté par la mémoire et l’histoire. Celles-là même qui, en nous rappelant « l’échec oublié de la première mondialisation » [6], pourraient nous prémunir contre les dérives de « l’imagination utopique » dénoncées par John Gray, et nous permettre de construire des solutions politiques et collectives aux problèmes engendrés par la mondialisation.

Article tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 7, novembre 2005.

par Marie Garrau, le 20 novembre 2005

Pour citer cet article :

Marie Garrau, « Le meilleur des mondes possibles. A propos de The World is Flat de Thomas Friedman », La Vie des idées , 20 novembre 2005. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-meilleur-des-mondes-possibles

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Fareed Zakaria «  The World is flat : the wealth of yet more nations  », New York Times, 1er mai 2005.

[2George Scialabba, «  Zippie World  !  », The Nation, 13 juin 2005.

[3Robert Wright, «  The incredible shrinking plantet : what liberals can learn from Thomas Friedman’s new book  », Slate, 18 avril 2005.

[4John Gray, «  The world is round  », New York Review of Books, 2005.

[5Richard Florida, «  The world is spiky  », The Atlantic Monthly, octobre 2005.

[6Suzanne Berger, Notre première mondialisation, leçons d’un échec oublié, Paris, Seuil/La République des Idées, 2003.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet