Une nouvelle menace pèse sur la mondialisation : depuis 2008, gouvernements et opinions publiques s’émeuvent de l’explosion de la piraterie maritime au large de la Somalie. Pour Éric Frécon, l’option militaire retenue est inefficace pour lutter contre un fléau qui prospère sur fond de dégradation des conditions de vie des populations côtières.
Un pavillon noir voile la planète bleue. Qualifiée d’« obsolète » par des juristes des années 1930 [1], puis de seulement informatique ou commerciale dans les années 1990, la piraterie renaît de ses cendres. Ce sursaut ne date pas des détournements du Tanit, ni même du Ponant en 2008, ou de la mystérieuse disparition de l’Arctic Sea au mois d’août dernier. Depuis la fin de la guerre froide et des patrouilles américaines ou soviétiques, et à la faveur de l’explosion du trafic maritime, alimenté par le miracle asiatique et la mondialisation, les pirates reprennent leurs activités. En 1991 et 1992, le Bureau maritime international (BMI), qui dépend de la Chambre internationale du commerce, comptait quatre-vingt-huit et soixante-trois attaques en Insulinde (Indonésie, Malaisie, Philippines), ce qui conduisit à la mise en place du Centre régional de la piraterie (CRP ou Piracy Reporting Centre – PRC).
De même, sans attendre la déferlante pirate de 2008 dans le golfe d’Aden, il était déjà rapporté quarante-cinq attaques en Somalie et mer Rouge en 2003 et quarante-quatre en 2007.
Cette menace vieille comme la mer a toujours accompagné le commerce maritime. Vingt-et-un siècles avant les marins philippins, Jules César est lui-même pris en otage par des pirates. Et deux millénaires avant l’armada du golfe d’Aden, Cnaeus Pompée est mandaté par le Sénat en 67 avant J.-C. pour lancer une vaste opération de nettoyage des côtes méditerranéennes. Trois cents navires légers embarquant 120 000 marins et soldats traquent les forbans en Illyrie et en Cilicie où se concentrent les principaux foyers pirates. En quarante jours, 850 navires pirates sont détruits.
À cette époque, les approvisionnements en blé sont menacés. Ensuite l’or d’Amérique latine et du Sud est la proie des pirates des Caraïbes jusqu’à la reprise en main des États, particulièrement au lendemain de la guerre de Trente ans (1618-1648). Aujourd’hui, certains experts s’inquiètent pour les flux d’or noir à la sortie du canal de Suez, à l’approche du détroit de Bab el Mandeb, ainsi que dans le détroit de Malacca.
La piraterie s’est toujours située au confluent des échanges maritimes qui supportent les vagues de mondialisations [2], d’une part, et des menaces issues des marges de ces mêmes mondialisations, d’autre part. Les pirates rappellent en effet le poids de la mer dans l’économie : en 2007, 90 % des importations étaient chargées sur des bateaux contre 1 % sur des trains. En 2001, une tonne équivalent pétrole permettait de transporter, pour un kilomètre parcouru, 127 000 tonnes de marchandises par voie maritime contre seulement 6 000 tonnes par chemin de fer. La piraterie illustre aussi les nouvelles formes de menaces asymétriques, transnationales et non-étatiques qui émergent en période d’instabilité nationale ou régionale. Les oubliés de la croissance, amers, alimentent les rangs de ces groupes. Parce que les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de 80 kilomètres des côtes, il n’est pas étonnant de voir ce défi prendre la forme de la piraterie [3].
Au début des années 1990, les abordages se sont multipliés en mer de Chine, puis dans les détroits malais et plus épisodiquement dans les ports d’Asie du Sud. Si aujourd’hui l’Indonésie a su sécuriser ses approches maritimes, la Somalie doit faire face à une explosion de la piraterie le long de ses côtes. Mogadishu devrait sans doute s’inspirer des mesures prises par Jakarta. Au regard des enquêtes de terrain que nous avons menées entre 2000 et 2009 lors de plusieurs voyages en Indonésie dans les provinces des Riau, de l’archipel des Riau (Karimun, Batam, Bintan), de Jambi, de Sumatra-Sud et de Bangka-Belitung, il est apparu que la piraterie ne pouvait être considérée du point de vue seulement statistique ou naval. La dimension sociale ainsi que la situation politique locale offrent un éclairage souvent instructif sur les possibilités d’éradication de ce fléau maritime. Ces problématiques ont été appréhendées au sein du programme « Indonésie » de la RSIS (Rajaratnam School of International Studies) à Singapour, aussi bien à travers des entretiens avec des pirates (actuels, reconvertis ou en prison) que lors de séjours au sein de pelabuhan tikus (villages de pêcheurs faisant office de ports de contrebande et de repaires de pirates) au sud du détroit de Malacca.
Ni informatiques, ni commerciales, les pirateries somalienne et indonésienne sont-elles pour autant uniquement maritimes ? On l’a cru, ce qui a conduit à la mise en place de mesures inefficaces.
À partir du mois d’avril 2008, les pirates s’invitent dans l’agenda des diplomates. Comme des voyous qui descendent en ville, ils s’attaquent à des navires occidentaux et de gros tonnages. Devant les succès évidents des prises d’otages, les vocations se multiplient. « Tant que je gagne, je joue », semblent se dire les pirates. La communauté maritime s’alarme et des experts recyclent la même rhétorique déjà entendue quinze plus tôt dans le détroit de Malacca : menace écologique en cas de roquettes perdues à bord d’un pétrolier lors d’un abordage, menace commerciale dans un golfe par lequel transitent près de 20 000 bateaux par an, menace terroriste du fait des possibles connexions avec des groupes radicaux, notamment pour le financement de leurs activités.
Devant l’urgence de la situation, il fallait réagir rapidement. À la différence des 292 otages capturés par des pirates dans le monde en 2007, les 815 personnes retenues sur les côtes somaliennes en 2008 comptent parmi elles des occidentaux. L’attaque du Ponant a poussé la France à prendre l’initiative, suivie de près par l’Espagne, inquiète pour sa flotte de pêche. Fort de l’expérience du détroit de Malacca, des patrouilles navales sont mises en place. Les eaux au sud de Singapour ainsi qu’à l’est d’Aceh, longtemps en proie à la piraterie, ont en effet été nettoyées à force d’opérations militaires conjointement menées par les États riverains : Singapour, Malaisie, Indonésie, rejoints par la Thaïlande en 2008. Depuis 2004, ces manœuvres s’articulent autour de trois volets : naval, aérien et lié à l’échange de renseignements.
Tableau 1 : Actes de piraterie (tentés et réussis, détournements ou vols, 2003-2008) dans la Corne de l’Afrique, en Indonésie et dans le détroit de Malacca.
Source : BMI
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
Total mondial
445
329
276
239
263
293
102
Somalie et golfe d’Aden
21
10
45
20
44
111
61
Indonésie, détroits de Malacca et de Singapour
151
140
98
66
53
36
2
L’équation semblait trop évidente. Elle dévoile aujourd’hui ses pièges. Malgré quelque deux cents arrestations au large de la Somalie, le Bureau maritime international a encore compté 29 détournements en janvier-mai 2009 contre 42 en janvier-décembre 2008. En un an, le nombre de tentatives a même augmenté : 114 en cinq mois contre 111 douze mois durant [5]. Les pirates ne paraissent nullement effrayés. De janvier à début mai 2009, déjà 478 marins ont été pris en otages au large de la Somalie ou dans le golfe d’Aden et l’année n’est pas finie !
En parallèle, l’exemplaire détroit de Malacca était présenté comme sûr. En mai 2009, l’Indonésie, la Malaisie voire Singapour s’estimaient en mesure de dispenser leur savoir-faire en matière de lutte anti-pirates. La première, sur proposition des Nations Unies, s’est préparée à mener la force de maintien de la paix en Somalie [6]. Kuala Lumpur partage son expérience du détroit de Malacca avec les États-Unis, et deux cents soldats singapouriens accompagnant deux hélicoptères Super Puma ont paradé dans le golfe d’Aden [7]. Pourtant, le détroit de Malacca présente encore quelques dangers. Le succès des opérations trilatérales est peut-être à nuancer. Trois zones inquiètent les autorités sud-est asiatiques, à commencer par les États signataires de l’Accord de coopération régionale pour combattre la piraterie et le banditisme maritime (Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy And Armed Robbery Against Ships in Asia – ReCAAP) [8]. En l’espace d’un mois fin 2008, cinq attaques ont eu lieu aux abords de Batu Berhenti, au sud de Singapour.
Un nouvel incident y était rapporté le 31 mars et trois autres durant l’été 2009. Cette balise rouge et blanche se situe précisément à seulement quelques encablures du repaire de Belakang Padang, au nord-ouest de l’île de Batam. De même, fin 2008, la pointe sud-est de la péninsule malaise, vers Tanjung Ayam, a été la cible d’environ cinq attaques ; cinq autres ont suivi entre février et août 2009. Enfin, douze agressions ont été rapportées au sud de la mer de Chine méridionale en 2008. Les derniers témoignages recueillis sur place faisaient état non plus de pirates indonésiens hébergés dans un petit village de pêcheurs situé sur une île des Anambas, comme dans les années 1990, mais de pirates sans doute thaïlandais mouillant non loin des plages avoisinantes. Malgré deux alertes spéciales publiées en décembre 2008 et juin 2009 par le BMI pour recommander la prudence aux abords de cette zone, une attaque était encore rapportée en août dernier.
Vu ces incidents en Somalie comme en Indonésie, les patrouilles navales ne constituent donc pas la panacée. On aurait pu s’en douter : les marines sont parties en opérations sans les outils juridiques adéquats. Les marins néerlandais et danois ont dû par exemple relâcher des pirates appréhendés faute d’encadrement législatif suffisant. D’autres pays ne souhaitent pas incarcérer chez eux des pirates qui, à leur sortie de prison, pourraient décider de rester sur le territoire. La Convention de Montego Bay régissant le droit de la mer interdit par ailleurs de pénétrer dans les eaux territoriales d’un État, même pour y patrouiller, ce qui pose de graves difficultés au large de la Somalie. Des résolutions de l’ONU ont tenté d’y remédier en 2008 mais la souveraineté constitue un obstacle de taille dans la chasse aux pirates. De plus, d’un point de vue opérationnel, ces déploiements navals doivent faire face à l’étendue des zones à surveiller : un couloir long de presque mille kilomètres dans le détroit de Malacca et plus de deux millions de kilomètres carrés dans la Corne de l’Afrique. Là, les pirates utilisent en effet des bateaux-mères comme base arrière, très au large. Les vingt-cinq bâtiments déployés ne suffisent donc pas à rassurer tous les navires. Le chef d’état-major britannique de l’opération Atalanta réclamait soixante bâtiments pour le golfe d’Aden et 150 au large de la Somalie [9], ce qui semble impossible au regard des coûts et des impératifs logistiques. Pour l’heure, avec les moyens à disposition, un hélicoptère mettra au moins un quart d’heure pour répondre à un appel de détresse : c’est moins qu’il n’en faut aux pirates pour tenir en joug l’équipage [10]. Enfin, repérer des pirates parmi les flottilles de pêcheurs demeure délicat. Des bavures sont à envisager : la marine indienne a ainsi coulé, dans sa précipitation, ce qui n’était qu’un bateau de pêche thaïlandais [11].
Malgré ces difficultés prévisibles, cette option strictement navale n’était pas pour déplaire à certains acteurs du jeu pirate. Au contraire.
Pirate ou le triomphe de l’expertise
Plus que la santé physique – et psychologique ! – des marins attaqués, les intérêts diplomatiques, stratégiques et économiques ont biaisé les raisonnements et dicté les prescriptions. La piraterie a tout d’abord représenté en 2008 une niche diplomatico-marketing intéressante : à terre, le shérif George W. Bush, ses adjoints – Australie, Royaume-Uni – et d’autres mercenaires dont la société militaire privée Blackwater, rebaptisée Xe, n’en finissaient pas de traquer leurs desperados toujours aussi barbus et à la gâchette hélas encore très facile [12]. Mais en mer, on ne trouvait personne, surtout au large de la Somalie où il s’agit essentiellement de surveiller les approvisionnements de populations affamées plutôt que les 85 % des hydrocarbures chinois et japonais qui transitent en Asie du Sud-Est. Très efficacement secondé par ALINDIEN [13] et les forces françaises pour l’océan Indien, le président Sarkozy a pris en main et géré au mieux les contre-abordages du Ponant, du Carré d’As et du Tanit, hélas endeuillé. Mais il manque aujourd’hui le service après-vente : sans action sur le long terme, la piraterie perdure. On préfère à présent souligner le rôle de la coopération européenne, à travers la mise en place de l’opération Atalanta lancée le 8 décembre 2008, et franco-britannique, en confiant le commandement opérationnel à un Britannique, peu de temps après les difficiles discussions à propos d’un porte-avions commun. Les pirates semblent alors loin des préoccupations directes et immédiates [14].
De même, lorsque la Chine engage dans le golfe d’Aden trois unités modernes – le pétrolier Weishanhu, la frégate anti-aérienne Haikou et la frégate Wuhan – il s’agit en l’occurrence d’un exercice grandeur nature pour une marine jusqu’alors cantonnée à sa posture côtière. Par ailleurs, Russes, Indiens et Japonais saisissent l’opportunité pour épier le voisin et montrer le pavillon. Les Américains ne sont pas en reste. Déjà en 2004, ils avaient brandi la menace d’une connexion avec le terrorisme pour proposer leur déploiement dans le détroit de Malacca, ce qu’avaient refusé en bloc Malaisiens et Indonésiens. Il n’empêche, à défaut de patrouilles, Washington soutient et collabore de près avec les marines riveraines. Aujourd’hui, en prenant en charge la Task Force151 en charge uniquement de la lutte anti-pirates au large de la Somalie, l’objectif est sans doute de mieux surveiller ce chokepoint maritime (point de passage étroit et obligé revêtant une importance stratégique) après celui d’Insulinde. Certains parlent de nouvel endiguement vis-à-vis de la Chine, à moins que la Chine ne cherche elle aussi à encercler l’Inde selon la stratégie dite du « collier de perles » à partir de ses bases en Birmanie (îles Cocos), au Bangladesh (Chittagong) et au Pakistan (Gadwar)… ainsi que depuis sa flotte dans le golfe d’Aden !
Aux côtés des diplomates et stratèges, les industriels trouvent aussi leur compte dans ce regain de la piraterie. La mise en place du code ISPS, entré en vigueur en 2004, impose aux navires marchands d’adopter un plan de sûreté maritime à activer en cas d’attaques. Pour aider les compagnies à mettre en place des dispositifs préventifs, des sociétés se montent, des consultants se proposent et des commerçants suggèrent. Lors de deux conférences sur la sûreté maritime organisées à Singapour en avril et mai dernier, des salons accueillaient nombre d’industriels venus présenter leurs produits et gadgets. Émetteurs cachés pour indiquer d’éventuels détournements, systèmes d’alarme, mannequins factices, bastingages électrifiés, caméras de surveillance : tout est bon pour transformer les navires marchands en forteresse flottante.
Des instituts et experts ont eux aussi trouvé à travers la piraterie une niche dans laquelle s’engouffrer. À l’épreuve des faits, leurs analyses se révèlent souvent fragiles, car en délicat équilibre entre la nécessité d’exister via la menace et l’obligation de se justifier en prouvant leur efficacité à travers la baisse de la piraterie. Les médias ne contribuent pas non plus à présenter une image objective de la piraterie. Certes les recherches sur le terrain de certains peuvent parfois se révéler précieuses pour la compréhension du phénomène, mais la pratique de la reconstitution par quelques autres fausse l’analyse. Rétribués, les pirates se sentent souvent obligés de surjouer ; ils se montrent plus à l’écoute et à la disposition du journaliste que l’inverse. Enfin, inutile non plus de se fier aux compagnies de sécurité privées anglo-saxonnes qui appréhendent la piraterie tel un rapport de force afin de vendre leur service au plus offrant.
Chaque acteur du jeu pirate étant mû par ses propres instincts, les premières mesures proposées ont montré leurs limites, dans la Corne de l’Afrique comme dans le détroit de Malacca. N’en déplaise au Conseil de sécurité national malaisien qui se gargarisait à nouveau des patrouilles mises en place et de la baisse du nombre d’incidents [15], des attaques ont encore cours en mer de Chine méridionale ou au sud du détroit. D’autres pirates n’ont fait que migrer vers le sud – dans les provinces de Jambi ou Bangka-Belitung – en guettant la première opportunité pour repasser à l’action. Un officier indonésien en poste dans cette région de Sumatra craignait les effets pervers de la crise économique au cas où le secteur informel ne pourrait pas absorber ni occuper les nouveaux chômeurs [16]. Face aux autruches gouvernementales, le phénix pirate pourrait à nouveau faire montre, sans difficulté, de sa capacité de nuisance. Aussi convient-il de rester vigilant, sans répéter les mêmes erreurs.
Afin de mieux faire face au défi de la piraterie, il paraît nécessaire de cibler plus rigoureusement la menace afin de ne pas se fourvoyer, ensuite, dans des mesures coûteuses et inutiles.
Les statistiques invitent tout d’abord à relativiser le danger. Les probabilités pour être victime d’un acte de piraterie restent très faibles. Dans le cas du détroit de Malacca, même en confrontant une estimation basse pour le trafic (65 000 navires par an) et le nombre annuel d’attaques le plus élevé (75 en 2000), le risque avoisine les 0,1 %. Dans le golfe d’Aden, selon la même méthode, le rapport entre le nombre d’attaque en 2008 (92) et l’estimation basse du trafic maritime (16 000 navires par an) est d’environ 0,5 %. Le nombre d’attaques tient par ailleurs compte des simples tentatives (93 sur un total mondial de 293 incidents en 2008) ainsi que des agressions en milieu portuaire (123 en 2008), ce qui permet de gonfler les chiffres. Les pirates ne prennent donc pas encore en otage la mondialisation, en particulier dans le golfe d’Aden par lequel ne transitaient en 2006 que 3,3 millions de barils par jour ; 4,8 millions barils empruntent en effet un pipeline qui coupe par l’Arabie Saoudite. Même les 300 000 tonnes de capacité du Sirius Star, le plus gros pétrolier attaqué par les pirates somaliens, ne rivalisent pas avec les ULCC (Ultra Large Crude Carriers) qui peuvent jauger jusqu’à plus de 500 000 tonnes [18]. En comparaison, la consommation mondiale avoisine les 86 millions de barils par jour et 15 millions de barils traversaient chaque jour le détroit de Malacca en 2006 [19]. Enfin, si l’on a compté en 2008 trente-deux morts ou disparus dus à la piraterie dans le monde, ils seraient soixante-dix marins-pêcheurs dans le monde à laisser leur vie, chaque jour, dans l’exercice de leur profession [20].
Mais ces précisions ne suffisent pas. Il devient urgent d’adopter pour la recherche la même approche que pour le théâtre d’ombre malais : ne pas se satisfaire du reflet des marionnettes sur le drap tendu mais aller observer de l’autre côté le marionnettiste et l’orchestre. Or, en matière de piraterie, beaucoup se contentent d’un regard sur le phénomène uniquement depuis les côtes septentrionales du détroit de Malacca ou depuis les bâtiments en patrouilles. C’est bien. Mais depuis la terre, c’est au moins complémentaire sinon mieux. Les marionnettistes y sont dévisagés : fonctionnaires corrompus, parrains locaux, etc. Les pirates apparaissent dans leur diversité, qu’il s’agisse des origines ethniques et sociales, ou des équipements nautiques et militaires. Cette profondeur dans l’appréciation et l’analyse permet une plongée dans les coulisses d’une menace qu’on a imaginée potentiellement fatale pour les gouvernements en place.
En plus de l’identification précise des pirates, des dimensions insoupçonnées concernant la répression peuvent émerger et se faire plus évidentes. Dans les Anambas, des marins en civil, à l’ombre d’échoppes aux rideaux tirés à cause du Ramadan, confiaient entre deux cafés : « Je peux le dire aujourd’hui parce que je ne suis pas en service. Si les pirates courent toujours, c’est principalement à cause des fantômes des mers qui vagabondent sur les îles alentours ». Avec leurs deux énormes yeux verts et leurs grandes bouches rouges qui découpent leur visage de haut en bas, ces personnages échappés du panthéon local effraient les forces de l’ordre. Ces dernières n’osent dès lors pas intervenir aux abords de leurs tanières localisées dans ce groupe d’îles et que seuls les enfants osent indiquer malgré les avertissements des anciens. Ces relents d’animisme s’inscrivent dans une longue histoire. Déjà les annales malaises racontaient comment une attaque d’espadons contre Singapura avait déstabilisé la cavalerie éléphantine, causant finalement des milliers de victimes [21]. Notons simplement que ces « fantômes des mers » volent des poulets pour se sustenter ; ils boivent également de la Tiger beer à en croire les canettes retrouvées sur place alors que les villageois pratiquent fidèlement l’islam. De plus, les navires mouillant au large – en particulier des bateaux-mères pour les pirates semble-t-il – allument leurs feux de signalisation rouges et verts quand la brume tombe sur le petit archipel. Ne s’agirait-il pas de ce que les habitants prennent pour les visages des fantômes ? À confirmer.
Une fois sur place parmi les pirates, l’idée, abondamment reprise dans la presse, d’une connexion avec les terroristes paraît improbable. Les pirates boivent de l’alcool durant le Ramadan et préfèrent les prostituées de leurs repaires aux vierges promises au paradis du jihadiste [22]. Comment de rigoristes musulmans pourraient fréquenter de tels impies ? Surtout, ces derniers n’auraient aucun intérêt à provoquer, en particulier à terre, des opérations répressives venues d’Occident ou d’ailleurs à la suite d’une attaque terroriste menée en mer avec leur soutien. De même, les pirates ne sont que très rarement connectés à de grandes mafias régionales. Aujourd’hui, Mr Pang – un parrain réputé au sud de Singapour – adopte un profil bas et se cache sur l’île de Batam. En Somalie, l’International Chamber of Shipping et quelques autres associations ont démenti l’idée d’attaques planifiées [23]. Les pirates n’agissent que par opportunisme en fonction des navires les plus vulnérables. Ils ne sont que des voyous qui tentent de s’en sortir. Dans le golfe d’Aden comme dans le détroit de Malacca, la pêche y est rendue de plus en plus difficile, à cause de la hausse du trafic et surtout des concurrences, souvent déloyales, de la part de marines étrangères. Dans un contexte de crise politique et/ou économique, les pirates s’en remettent parfois à l’immigration clandestine : 700 candidats malheureux seraient morts en 2008 au large de la Somalie contre un marin à cause de la piraterie [24]. Sur une plage des Riau, au sud du détroit de Malacca, des clandestins payaient en 2007 environ quarante euros leur billet vers la Malaisie. Toujours en Indonésie, d’autres se lancent dans le trafic de granit, de sable [25] ou de cigarettes, comme par exemple depuis Belakang Padang d’où part trois fois par semaine, de nuit, un sampan rempli de cartouches ; il lui faut seulement vingt-cinq minutes pour atteindre les rives de Singapour.
En Afrique orientale comme en Asie du Sud-est, la piraterie s’inscrit donc dans ce contexte socio-économique délabré. Loin d’hypothétiques connexions terroristes, elle représente moins une menace globale qu’un élément parmi d’autres de l’éventail criminel offert aux chômeurs désœuvrés des littoraux de la planète. L’approche doit être globale ; les solutions sont en mer – dissuasion – mais aussi à terre – prévention.
Suggestions : l’ONG et l’Armée
Certes les états-majors ne sont pas préparés à lutter contre les fantômes qui protègent les pirates, les rendent invisibles et leur permettent de marcher sur l’eau. De même, impossible de contrecarrer les volontés d’Éole même si les reprises des attaques en Somalie ou en mer de Chine méridionale, en avril, rappellent avec force l’importance du facteur météorologique.
En revanche, il est envisageable de mieux équiper les forces de l’ordre locales. Il est vrai que le plus proche poste de police aux abords du repaire des Anambas, en 2007, ne comptait que cinq marins, sans bateau ! Le chef des garde-côtes de Tanjung Pinang – non loin de plusieurs repaires dans les Riau – ne pouvait effectuer de patrouilles par manque de pétrole en 2007. Cette même année, non loin du repaire de Kampung Laut, plus au sud, les policiers se limitaient à des virées dans l’estuaire, non en mer. À la même période, des patrouilles navales trilatérales, entre Singapour, Malaisie et Indonésie sont annoncées dans le détroit. Pourtant, confiait un marin indonésien, les bâtiments employés sont de trop gros tonnage pour espérer poursuivre les pirates jusque dans les mangroves. Parfaits pour rassurer la communauté internationale, ces navires ne peuvent contrecarrer ce qui relève tactiquement de la guérilla maritime.
En second lieu, il est temps de reconnecter les ghettos sur pilotis où croupissent les potentiels pirates avec les plus proches pôles administratifs. À cette fin, le développement économique devrait être accompagné d’aménagements urbains ou d’infrastructures. Mieux, il devrait offrir des emplois aux jeunes. Excepté les chefs de gangs, la plupart des pirates n’embrassent la carrière que par défaut. Car l’activité reste dangereuse. Mais le désespoir est plus grand. Deux pirates passés par la prison expliquaient en février 2009 qu’entre gagner trois euros par jour comme ils le font sur un marché ou un parking et empocher entre 10 000 et 35 000 euros à l’occasion d’un détournement qu’ils disaient en prévision, le choix est rapidement fait. À plus long terme, le travail des organisations non-gouvernementales se révèlera précieux. En Somalie, ces missions humanitaires demeurent périlleuses. Il faut donc s’attendre à travailler davantage avec la mission de l’Union africaine et l’ONU. Dans cet objectif, une réunion s’est tenue à Bruxelles en avril 2009 afin d’accorder une enveloppe de 215 millions d’euros à la Somalie. Hillary Clinton a également souligné d’autres pistes de travail, dont le gel des avoirs pirates, les rançons pouvant être réinvesties dans des armes. Afin de contourner l’obstacle juridique susmentionné, il est aussi question de travailler à l’établissement de forces de police locales et d’un système judiciaire opérationnels.
Ces initiatives auront un coût. Néanmoins, elles permettront d’importantes économies si, grâce à elles, le nombre de patrouilles peut baisser. Le rapport remis par le député Christian Ménard à Nicolas Sarkozy proposait une participation des compagnies maritimes, en fonction des marchandises empruntant le golfe d’Aden, mais le groupement Armateurs de France s’y oppose fermement. Il n’empêche, les autorités françaises s’inscrivent dans le sillage de la nouvelle approche américaine, à savoir globale car sociale, économique et diplomatique. La conférence sur la piraterie tenue à Kuala Lumpur le 20 mai a renchéri en insérant à son programme les circuits de financements et le devenir des pirates appréhendés. Les autorités somaliennes présentes ont refusé toute intervention étrangère à terre, sous prétexte de leur souveraineté. D’ailleurs, frapper les villages comme ce fut parfois évoqué en 2008 s’avèrerait illusoire : en Somalie, comme en Indonésie et ailleurs, le « voyou » fréquente le père de famille, voisin du chef de gang et meilleur ami du fiston. Impossible de mener des opérations militaires dans cet environnement civil. En revanche, les autorités somaliennes présentes à Kuala Lumpur ont réclamé du soutien pour aider l’État à se stabiliser et à se protéger des attaques incessantes de la part des milices islamistes. D’autre part, elles ont demandé l’assistance de pays tiers pour bâtir une force de garde-côtes viables.
Conclusion
Après avoir nié, sous-estimé, détourné et mal abordé la question pirate, la communauté internationale prend conscience du drame qui se noue sous la pression des faits et des rapports. L’heure n’est plus aux gesticulations navales par pirates interposés. La « racaille des mers » possède sa propre histoire jalonnée d’abandons par un pouvoir politique absent et d’oubli de la part d’une mondialisation exigeante et sans scrupule. Face au constat de larges zones pillées ou exploitées sans retour par les compagnies de pêche ou pétrolières occidentales, la rancœur et l’amertume croissent non seulement en Somalie mais aussi au Nigeria. Là, dans le delta du Niger, lassée d’attendre les retombées de soixante ans d’exploitation pétrolière, les membres du MEDN (Mouvement d’émancipation du delta du Niger) ont attaqué mi-mai des installations de Chevron et Shell. Des heurts se sont produits avec l’armée. La tension semble monter d’un cran. Pour mémoire, en 2008, le Nigeria était le second pays le plus touché par la piraterie avec quarante attaques.
Fort de ces constats, l’inquiétude n’est-elle pas de mise dans les eaux arctiques ? À cause du réchauffement de la planète, on y parle de voies navigables toute l’année à l’horizon de 2015. Michel Rocard, nommé ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique, remarquait que pour la première fois, l’année dernière, « les deux chenaux de navigation contournant la banquise polaire, par l’est le long de la Sibérie et par l’ouest les long des îles canadiennes, ont été ouverts à la navigation en même temps plusieurs mois, permettant ainsi de passer d’Europe au Japon ou en Californie par le détroit de Béring plutôt que par le canal de Panama ou le sud de l’Afrique » [26]. Dans ces conditions, il convient de prêter attention au devenir non seulement des ours polaires et des phoques, mais aussi des communautés hyperboréennes tels les Tchouktches du détroit de Béring ou les Inuits aux abords des détroits de Smith et Lancester, au nord de la terre de Baffin. Le contexte socio-économique, marqué par le chômage et l’alcoolisme, ainsi que la promesse – précipitée ? – de ressources en hydrocarbures font écho aux cas somalien le long du golfe d’Aden, indonésien dans les Riau et nigérian dans le delta. Les tankers et navires marchands qui transiteront à l’avenir dans cette zone pourraient y subir les foudres d’une population elle aussi amère car oubliée dans les marges de la mondialisation, en bordure des autoroutes maritimes. Bientôt les premiers pirates du Groenland après Les Derniers Rois de Thulé ? Triste cercle polaire.
Éric Frécon, « Le retour des pirates. La piraterie maritime au large de l’Indonésie et de la Somalie »,
La Vie des idées
, 4 septembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Le-retour-des-pirates
Nota bene :
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[6] « Indonesia to lead UN force in Somalia », Bernama (Malaisie), 14 mai 2009.
[7] « Fending off the pirates », Today (Singapore), 13 mai 2009 ; « M’sia offers US piracy help », The Straits Times (Singapore), 11 mai 2009.
[8] Cet accord, entré en vigueur fin 2006, a été signé par dix-sept pays : le Bangladesh, Brunei, le Cambodge, la Chine populaire, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, la Corée du sud, le Laos, la Malaisie, la Norvège, les Philippines, Singapour, le Sri Lanka, la Thaïlande, le Viet-nam et la Birmanie.
[9] « Piraterie en Somalie : armer les navires n’est pas une solution », AFP, dépêche du 18 mai 2009, 12h36.
[10] « Navy patrols fail to deter Gulf of Aden hijacking », Lloyd’s List, 23 février 2009.
[11] « “Pirate” Ship Sunk by Indian Navy Was Thai Fishing Trawler », The Wall Street Journal, 26 novembre 2008.
[12] Voir par exemple : Fraser Cameron, US Foreign Policy After the Cold War Global Hegemon or Reluctant Sheriff ?, Londres, Routledge, 2005 (2e éd.).
[13] Amiral français en charge des forces interarmées dans l’océan Indien.
[14] Joseph Le Gall, « La piraterie au service de l’Europe ? », Marine, n° 222, 1er trimestre 2009, p. 3.
[15] « Pirates on the run », The Straits Times (Singapore), 19 mai 2009.
[16] « Sea Piracy Rampant in Tanjung Jabung », The Jakarta Post, 24 mars 2009.
[17] Détournement d’André Gide, Les Nourritures terrestres, Paris, Gallimard, 2001 (1917 ; 1936), p. 32 : « Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent… Toute connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile ».
[18] AFP, « Le Sirius Star, deux millions de barils en otage », E24, 17 novembre 2008.
[20] Benoît Duchenet (capitaine de frégate), « Réalité de la menace et perspectives de lutte », Bulletin d’études maritimes, juillet 2002, n° 24, p. 60-62.
[21] Sejarah Melayu or Malay annals, an annoted translation by C.C. Brown, with a new introduction by R. Roolvink. Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1970 (1953), p. 80
[22] Enquête à Belakang Padang (Indonésie) en mars et septembre 2003, février 2004, août-septembre 2007, janvier-février 2009.
[23] IMB, « Press release : Shipping Industry dismisses repots of targeted Somali pirate attacks », ICC-CCS, 15 mai 2009.
[24] « Général Sartre : interview », Face à l’info – RTBF (Radio), 20 avril 2009.
[25] « Sea Sad Export Debated », Riau Bulletin, n°6, 18 mai 2005, p. 2.
[26] Michel Rocard, « Le réveil des pôles », Les Échos, 23 février 2009. Voir aussi Jean Malaurie, Les Derniers Rois de Thulé : avec les Esquimaux polaires face à leur destin, Paris, Plon, 1996 ; Olivier Truc, « Au Groenland, une jeunesse sans espoir », Le Monde, 16 janvier 2009.