À la Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, la troupe du Théâtre du Soleil joue Notre vie dans l’art, création du dramaturge américain Richard Nelson autour de Stanislavski.
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À la Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, la troupe du Théâtre du Soleil joue Notre vie dans l’art, création du dramaturge américain Richard Nelson autour de Stanislavski.
Sous les nefs du Théâtre du Soleil, on a rompu les habitudes. Ariane Mnouchkine a confié à Richard Nelson, pour sa première création dans une langue autre que l’anglais, le soin de mettre en scène sa propre pièce Notre vie dans l’art, entre les gradins intimistes installés pour l’occasion.
Maintes fois récompensé pour son travail de librettiste de comédie musicale et de scénariste de films, et pour ses nombreuses pièces écrites notamment pour la Royal Shakespeare Company à Stratford-upon-Avon et à Londres, et pour le Public Theater de New York, le dramaturge et metteur en scène américain s’est inspiré, pour cette nouvelle pièce, de la vie de la légende russe Constantin Stanislavski (1863-1938) et du Théâtre d’art de Moscou (fondé en 1898).
Relatant une journée de la vie de Stanislavski et de sa troupe, la pièce réunit onze comédiens de la troupe du Soleil. Onze acteurs jouant des acteurs qui ne jouent pas, saisis dans leur quotidien, réunis autour d’une table de fête, au cours d’une tournée américaine en plein resserrement autoritaire du régime de Lénine. Onze personnages faisant vivre leur vocation commune, dans l’espoir, les inquiétudes, les doutes et les résignations, comme pour suspendre un instant le temps du monde.
La vie des idées : Notre vie dans l’art se déroule à Chicago en 1923, pendant la tournée américaine du Théâtre d’art de Moscou. S’agit-il d’une pièce historique ?
Richard Nelson : J’ai écrit beaucoup de pièces dites historiques au cours de ma carrière et reconstituer l’histoire, comme s’il s’agissait d’une leçon, ne m’a jamais intéressé. Ce n’est pas ce que je fais, je ne pense pas que ce soit ce que le théâtre peut faire, ni ce que l’art fait vraiment. Ce que l’on peut faire, c’est utiliser des événements historiques pour parler de quelque chose qui concerne vraiment notre temps. C’est ce qui m’intéresse. On peut alors explorer l’histoire et découvrir des choses qu’on n’aurait jamais découvertes soi-même. On apprend comment une chose mène à une autre, et cela vous surprend. C’est donc aussi une manière d’affronter le présent (sa propre vie, sa propre situation, la société dans son ensemble) dans une sorte de conversation avec le passé. C’est ce que je me suis efforcé de faire et ce qui m’a intéressé depuis toujours.
La vie des idées : Quand avez-vous eu l’idée d’écrire une pièce sur cette tournée, et comment en êtes-vous venu à la créer avec le Théâtre du soleil ?
Richard Nelson : J’ai l’idée d’une pièce sur Stanislavski dans mes carnets depuis longtemps. J’y ai pensé, j’ai envisagé différentes approches, différentes histoires de sa vie et de celle du Théâtre d’art de Moscou. En 2020, je me suis plus ou moins arrêté sur une idée. Ayant une grande admiration pour le metteur en scène russe Lev Dodine, j’ai discuté avec David Binder qui était le directeur artistique de la Brooklyn Academy of Music [BAM]. J’ai suggéré d’écrire une pièce pour Lev sur le Théâtre d’art de Moscou, David et la BAM m’ont soutenu et j’ai contacté Lev. Il s’est montré très intéressé, il connaissait mon travail, j’ai donc écrit la pièce en 2020, et je l’ai envoyée à Lev début 2021. Mon amie Larissa Volokhonsky l’a traduite en russe. Je travaille avec Larissa et son époux Richard [Pevear] depuis 12 ou 13 ans sur une série de traductions de pièces russes en anglais.
Lev a vraiment aimé la pièce, et s’est montré désireux d’en discuter, ayant aussi des idées. À l’été 2021 je suis allé à Saint-Pétersbourg et j’ai passé quelques semaines avec Lev, à parcourir la pièce et à en discuter, et nous avons fini par accepter nos désaccords à propos d’une partie substantielle de la pièce, bien que nous soyons devenus bons amis. Puis, j’ai eu l’idée de voir du côté de Sergueï Jenovatch qui était à cette époque directeur artistique du Théâtre d’art de Moscou, et qui est aussi à la tête d’un autre théâtre de Moscou [le Studio d’art théâtral], d’ailleurs construit à l’intérieur de la fabrique qui appartenait à la famille de Stanislavski. Sergueï aussi a beaucoup aimé la pièce. Je suis allé à Moscou à l’automne 2021, et il a organisé une première lecture à sa troupe le 23 février 2022. Tout le monde sait ce qui s’est passé le lendemain.
En parallèle de tout cela, Ariane Mnouchkine qui était intéressée par mon travail, et qui l’avait vu à New York et en vidéo, m’a demandé si je pouvais faire quelque chose avec sa troupe. Bien sûr j’en ai été extrêmement honoré et flatté. Nous nous sommes rencontrés en novembre dernier. La troupe était à Toulouse [en tournée pour L’Île d’or], je m’y suis rendu et nous avons dîné ensemble, discutant de choses et d’autres, quand on m’a demandé si j’avais une pièce qui pourrait les intéresser et j’ai répondu : « Eh bien il se trouve que j’ai une pièce au sujet d’une troupe de théâtre, que j’avais commencé à monter en Russie. » Ariane l’a lue dans la nuit et m’a dit qu’elle voulait la monter.
La vie des idées : Pourquoi avoir écrit une pièce sur Stanislavski ?
Richard Nelson : Il y a un moment important dans ma pièce, vers la toute fin, au cours duquel Stanislavski essaie de dire en quoi nous sommes importants. Et il dit : « que faisons-nous en tant qu’acteurs ? Nous observons. Nous regardons telle personne, et telle personne. Et dans une myriade de gestes tous mis ensemble, nous trouvons un être humain. » Et il dit aussi : « Ce que nous faisons, c’est que nous nous voyons nous-mêmes chez les autres, et nous voyons les autres en nous-mêmes. »
Cela est au cœur même de ce que signifie trouver un terrain commun entre humains. Et en un temps comme le sien, et comme le nôtre, caractérisé par les divisions, et où le but semble souvent de mettre les gens dans des silos ou des cages, de garder les cultures séparées les unes des autres au lieu qu’elles se combinent, se connectent, s’influencent… Voilà ce que le théâtre fait, ce que font des acteurs vivants devant un public vivant : ils se voient dans les autres et voient les autres en eux. Et cela n’est-il pas essentiel, à une époque où tant de choses se passent par ailleurs ?
La vie des idées : Un siècle plus tard, comment la méthode de Stanislavski, son approche du théâtre, peut-elle rester reliée au présent ?
Richard Nelson : Le théâtre est une partie très intéressante et, je crois, très importante, et aussi très précieuse de notre culture et de notre société. Et une partie nécessaire de la société. Le théâtre est la seule forme artistique qui s’exprime à travers l’être humain vivant. La seule. La danse utilise le corps, la musique le son, mais au théâtre c’est l’être humain qui se trouve au centre. En cela, le théâtre s’appuie sur une base philosophique. C’est une forme d’humanisme, plaçant en son centre l’être humain. Et dans un temps comme le nôtre qui remet en cause l’idée de communauté, le théâtre est une forme très significative.
Stanislavski s’intéressait à la complexité de l’être humain, et à la façon de la restituer dans une pièce. Et tandis qu’il évoluait au cours de sa vie, ayant toujours été un chercheur, un explorateur (il ne s’est jamais fixé sur une méthode ou quelque chose d’unique), il a toujours cherché de quelle façon créer des êtres humains et les placer sur scène dans toute leur complexité. Je cite souvent Strindberg, qui écrit – dans la préface de Mademoiselle Julie – que la multiplicité de mobiles est symptomatique de son temps. Il entend par là que nous accomplissons des actions, y compris des actions similaires, pour des raisons différentes, en un même moment. Et parfois ces raisons sont même contradictoires. Voilà à quel point les êtres humains sont complexes. Or, le théâtre est la recherche de cette complexité, comment la mettre sur la scène, comment la recréer.
Je dis à mes acteurs, au premier jour de répétition de chaque pièce, que notre métier est très, très simple et très, très difficile. Il s’agit de placer sur la scène des gens qui sont aussi complexes, perturbés, ambigus, perdus, joyeux que n’importe quelle personne du public. Et nous échouerons toujours, parce qu’on ne peut pas faire cela. Mais c’est notre but. C’est notre ambition. C’est ce vers quoi nous tendons. Et je crois que c’est ce à quoi aspirait Stanislavski depuis le début de sa carrière, essayant une chose, essayant une autre…
La vie des idées : De même que dans vos précédentes œuvres, comme les pièces de la famille Apple, la trilogie des Gabriel, ou encore Les Michael, la place de la conversation apparaît centrale au sein de cette nouvelle pièce.
Richard Nelson : L’approche de Stanislavski et la mienne sont légèrement différentes parce qu’il est parvenu à l’ensemble de sa conception à partir de son point de vue d’acteur. C’est ce qu’il était. J’y arrive à partir du point de vue d’un dramaturge, puisque c’est ce que je suis. Par conséquent, il fouillait souvent les tréfonds de l’acteur comme individu, pour trouver sa vérité. Tandis que moi, qui n’ai à ma disposition que les outils du dialogue, de la conversation entre personnes…
Je vois tout en termes de relations. Je vois cet individu-là, qui est une chose qui parle à une personne, une autre chose qui parle à une autre personne, et ainsi de suite, et toutes ces choses font de cette personne qui elle est. Et c’est cela qui devient la source de mon travail de metteur en scène et de dramaturge, et aussi de mon lien avec Stanislavski, mais en allant dans une direction un peu différente.
La vie des idées : Outre Stanislavski, Notre vie dans l’art apparaît aussi comme un hommage à Tchekhov et au théâtre de Tchekhov. Jusqu’à votre propre travail hérite-t-il de lui, et de vos précédentes mises en scène de certaines de ses pièces ?
Richard Nelson : Tchekhov est encore autre chose. Et il est fascinant d’observer Tchekhov et Stanislavski, comment ils travaillaient, fonctionnaient ensemble, et comment ils ne fonctionnaient pas. Il y a bien des exemples où Stanislavski ne comprenait clairement pas ce que Tchekhov faisait, et nous le savons parce que Larissa Volokhonsky et moi-même avons reconstitué le texte de La Cerisaie tel qu’il était au début des répétitions de Stanislavski, par opposition à celui qui en est sorti [et a été publié], et il y a beaucoup, beaucoup de changements, et presque tous sont au détriment de la pièce. Il y a des choses que Stanislavski n’a pas comprises, n’a pas saisies, et il le savait très bien. Même dans son livre, Ma vie dans l’art, il parle des répétitions de La Cerisaie, de la manière dont il a dû couper la scène à la fin de l’acte II, de la tristesse dans laquelle cela plongea Tchekhov, et du sentiment d’échec que lui, Stanislavski, a ressenti en n’ayant pu mener cela à bien.
L’un des éléments les plus invraisemblables du génie de Tchekhov réside dans le fait qu’il parvenait à trouver une manière de mettre sur la scène la complexité des hommes sans avoir pratiquement aucune tradition en la matière. Il inventait simplement, d’une certaine manière, et cette sorte de liberté qui émanait de lui en fait une source de grandes découvertes, et de façons de ne pas juger un personnage. Il n’y a jamais un seul jugement.
À partir de là apparaît la notion de conversation, parce qu’il s’agit d’êtres humains qui parlent entre eux, sans forcément que cela aboutisse à une grande dispute. Il peut y avoir un moment de dispute… Nous avons fait quelque chose dans ma production d’Oncle Vania. C’est un moment dont j’étais vraiment fier. Vania est en colère contre sa mère. Elle est en colère contre lui. Et mon Vania était très grand, et sa mère très petite, et assise à une table. Et au milieu de tout ça, il se lève et va chercher un coussin pour son dos à elle, tandis qu’il se dispute avec elle. C’est exactement ce qu’il ferait ! Voilà, en une seconde, la complexité d’une dispute, mais c’est une famille… Il y a tellement d’autres choses qui se passent, plutôt que d’essayer de démontrer quelque chose. Et c’est ça, la vie. C’est ce que je recherche. Comment pouvons-nous sculpter la vie, la vie, la vie dans cette pièce ?
La vie des idées : Quel message diriez-vous que votre pièce transmet au public d’aujourd’hui ?
Richard Nelson : C’est une histoire curieuse au sujet d’artistes dans une période de bouleversements politiques, au cours de laquelle l’art et les artistes sont utilisés pour incarner ceci ou cela. Et ces acteurs – dans ma pièce tout le monde est acteur – sont perçus depuis l’Union soviétique comme étant démodés, bourgeois, nécessitant d’être rééduqués, et suscitant la méfiance. Parmi leur public américain, certains les voient comme des bolcheviques, parce qu’ils viennent eux-mêmes d’Union soviétique ou font partie du public des Russes blancs, ou encore, ils accueillent en eux la sentimentalité d’un temps révolu. Le Canada les interdit de séjour, parce qu’ils sont considérés comme bolcheviques. Ils ont été critiqués par la presse aussi bien en Russie pour avoir été à la rencontre des Russes blancs, qu’en Amérique en tant que bolcheviques. Comment est-ce que l’on peut naviguer au milieu de tout cela, comment quelqu’un peut-il trouver sa place, sa valeur et sa raison d’être ?
J’ai souvent dit que l’art ou le théâtre existent parallèlement à la politique. C’est quelque chose qui est parallèle, pas mêlé à la politique, mais présent et nécessaire à côté d’elle. C’est ce que la pièce essaie d’exprimer, à travers une journée au cours de laquelle ils fêtent, ils mangent, ils plaisantent, tout en formant une famille, et en faisant face à des problèmes très difficiles et sérieux, et à d’autres moins sérieux. J’espère ainsi que nous puissions faire l’expérience d’une journée de la vie de ces artistes et de ces individus. Et le détail de cette vie devient ce qui est célébré.
Il y a une phrase que je cite à mes acteurs. Proust a écrit un petit texte à propos de Chardin, et il dit : « en regardant un Chardin, les natures mortes, on se dit, oh ! cela ressemble à ma cuisine. Puis, on rentre dans sa cuisine, et on dit, cela ressemble à un Chardin. » Les détails, le petit, l’insignifiant de la vie – et l’on y trouve sa grandeur, sa beauté et sa profondeur.
Tournage & montage : Ariel Suhamy.
Propos recueillis et traduits de l’anglais
par , le 8 décembre 2023
Photos : A. Suhamy.
Textes cités :
• Richard Nelson, Notre vie dans l’art. Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, Illinois en 1923, trad. Ariane Mnouchkine, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2023.
• Constantin Stanislavski, Ma Vie dans l’Art (1924), trad. Nina Gourfinkel et Léon Chancerel, préface de Jacques Copeau, Paris, éd. Albert, 1934.
• August Strindberg, Mademoiselle Julie (1889), trad. Boris Vian, Paris, L’Arche, 1957. Préface sur le site du Théâtre de la Colline.
• Anton Tchekhov, La Cerisaie, version originale (1903) et version académique (Stanislavski, 1904), trad. André Markowicz et Françoise Morvan, Arles, Actes Sud, 2002.
• Anton Tchekhov, Oncle Vania (1897), trad. André Markowicz et Françoise Morvan, Arles, Actes Sud.
• Marcel Proust, « Chardin et Rembrandt » (1895), Paris, Le Bruit du temps, 2009.
Liens :
• Brooklyn Academy of Music
• Studio d’art théâtral (Serguei Jenovatch)
• L’Île d’or
Julien Le Mauff, « Le siècle de Stanislavski. Entretien avec Richard Nelson », La Vie des idées , 8 décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Le-siecle-de-Stanislavski
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