Recensé : Hélène L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides, Paris, Fayard, 2009, 346 p.
L’ouvrage d’Hélène L’Heuillet a pour ambition de proposer un état des lieux sur les questions philosophiques que pose le terrorisme. Tout en reprenant le point de départ historique consensuel de l’anarchisme russe, elle ne s’en tient pas à la seule évolution et aux mutations du phénomène et privilégie une approche par contiguïté thématique. Deux postulats sont au principe de la recherche : 1) le terrorisme est une autre forme de guerre ; 2) il existe un « terrorisme actuel » qui se résume au terrorisme islamiste. Dès lors, sa méthode consiste à poser la condamnation morale comme prémisse pour ignorer les idéologies justificatrices.
L’anarchisme russe du XIXe siècle fournit à l’ouvrage son fil directeur et sa problématique philosophique : selon l’auteur, les éléments, les mots et les idées de ce courant se retrouveraient peu ou prou, sous la forme du nihilisme, dans la négation de soi et des autres propre au terrorisme. La force de l’argumentation est aussi sa faiblesse : L’Heuillet a le grand mérite de se défaire des références convenues pour plonger sans hésiter dans la littérature, et ce sont Dostoïevski ou Tourgueniev qui font parler le nihiliste Netchaïev (1847-1882). Ce faisant, l’objectif de l’auteur est de révéler l’essence du terrorisme actuel. La composante internationaliste rapprocherait Al Qaida de Bakounine, lequel était en rupture avec Marx dans les années 1860 ; la critique de l’Occident bourgeois et étatique fait se rejoindre terrorisme russe et islamisme.
Mais l’intention de l’auteur ne s’arrête pas là. L’évocation de Nietzsche et du rapport entre le ressentiment et l’ennui anarchiste entraîne une seconde thèse : le nihilisme est une source commune du nazisme et de l’islamisme, dans un refus commun de la civilisation. De même, la « propagande » menée par les terroristes, qui font primer le changement par la force sur le changement par la loi, rapproche cette violence du totalitarisme.
Le terrorisme, une « guerre psychologique »
L’originalité de l’ouvrage réside dans les références à Lacan, souvent disséminées dans les conclusions intermédiaires, et dans l’attention qu’il porte à la clinique, que celle-ci se trouve dans les textes de Derrida ou qu’elle participe de l’analyse du passage à l’acte terroriste. Les attentats-suicides, notamment, retiennent toute l’attention de l’auteure, de sorte qu’explication psychologique et explication sociologique se marient de manière convaincante. Si les mécanismes de la peur et de la terreur ne sont pas abordés pour eux-mêmes, le mythe œdipien, présenté par Freud dans Totem et tabou, fait passer des figures de la guerre classique – étatique – à l’islamisme en rupture avec l’Islam traditionnel. La psychanalyse fournit des éléments pertinents pour comprendre le refus du corps et de la sexualité par les islamistes et la négation de la vie chez les anarchistes russes, ou le rapport d’identité et de similitude à partir de la filiation. L’Occident et l’Amérique sont des « mères » que l’islamisme envie ; les auteurs d’attentats-suicides, jeunes, sérieux, solitaires, intégrés ou occidentalisés, éprouvent la nostalgie de l’harmonie avec la mère. Le relais de l’individuel au collectif est assuré : vouloir sa propre mort soude le groupe.
La comparaison avec la guerre est le point de départ choisi par L’Heuillet pour définir son sujet. Le terrorisme, affirme-t-elle, est une « guerre psychologique » qui dérive de la mutation décisive de la guerre, devenue populaire à partir de la Révolution française. Se référant à Clausewitz, pour qui la participation du peuple à la guerre en repousse les limites et dépasse la diplomatie des « guerres de gouvernement » de l’Ancien Régime, elle identifie terrorisme et guérillas ou mouvements de résistance. Elle met ainsi en lumière ce que l’on a l’habitude de comprendre comme une arme du pauvre : la libération nationale et le terrorisme poursuivent une « tactique de l’échec ». Outre la volonté de remplacer une légalité par une autre de manière violente, le terrorisme, compris comme absolue dérégulation, emprunte aux libérations nationales une conception de la violence comme fin en soi et l’opposition entre colonisés et oppresseurs.
C’est dans une perspective morale que l’auteur veut démontrer que le terrorisme est une « perte du code de la guerre » tout en étant un « type de guerre ». Par rapport à la guerre conventionnelle, et même à la guérilla qui maintient une différence entre combattants et innocents, le terrorisme s’affranchit de tout « code ». Ainsi – et peut-être est-ce une contradiction dans les termes – le terrorisme est défini comme « nouvelle forme de guerre » et « usage spécial de la violence » à l’intérieur de la guerre.
La « mélancolie nihilisante »
Hélène L’Heuillet évite les pièges évidents propres à l’étude de la notion de terrorisme : pas d’ambivalence entre un terrorisme condamné et un terrorisme acceptable, passage sous silence des formulations juridiques qui sont effectivement insatisfaisantes, croisement de sources multidisciplinaires. La conclusion, qui part du terrorisme suicidaire pour conduire à l’idée d’une « mélancolie nihilisante », ou syndrome de Cotard, fait du terrorisme une forme de psychose qui nie toute subjectivité. Ne nous laissons pas aveugler par la forme abrupte de l’assertion, qui est en fait l’aboutissement de plusieurs pistes développées simultanément par L’Heuillet. Étant données les compétences de l’auteur en matière de psychanalyse, on regrette presque le saupoudrage des références. De même, à force de vouloir éviter le piège des mots du politique et de l’idéologie, l’auteur néglige l’aspect éminemment symbolique de l’action terroriste. Or son ouvrage suggère que l’étude du terrorisme aurait tout à gagner de la compréhension psychanalytique d’un phénomène politique.
L’impression d’ensemble est celle de choix assumés (la condamnation morale de départ et la compréhension du terrorisme par l’anarchisme comme nihilisme) qui voilent des allusions susceptibles de se révéler de vrais problèmes. Par exemple, selon L’Heuillet, la guérilla serait l’origine commune du résistant et du terroriste (elle occulte sciemment la différence possible entre terrorisme tactique et terrorisme substantiel) ; outre que le parallèle est un peu anachronique, on est fondé à s’interroger sur le lien entre la guérilla selon Clausewitz et ce que l’auteur développe sur le nihilisme russe, d’autant que la comparaison entre « petite guerre » et « grande guerre » fait défaut. N’y aurait-il pas deux filiations non homogènes à identifier ? Les guerres de libération, voire la révolution, ne pourraient-elles pas apporter des éléments de compréhension, d’autant que L’Heuillet fait référence à la distinction de Raymond Aron entre guerre de libération nationale et guerre révolutionnaire cherchant l’anéantissement de l’adversaire ? De même, les analyses auraient sans doute pu être enrichies par une actualisation des théories de l’impérialisme, plutôt que de s’en tenir à la seule affirmation de « l’actualité » du terrorisme islamiste (aucune évocation n’est faite du terrorisme séparatiste basque ou corse, du terrorisme d’extrême-gauche en Grèce, autant de formes de terrorisme qui constituent pourtant l’écrasante majorité des actes auxquels les démocraties européennes sont confrontées).
À force de refuser toute argumentation qui pourrait se transformer en excuse, l’auteur néglige de répondre à certaines objections qui ne sont pourtant pas assimilables à une exonération morale des terroristes, par exemple concernant l’« actualité » toujours assimilée au terrorisme « islamiste », ou la comparaison entre terrorisme, nazisme et totalitarisme. De même, il n’est pas forcément évident que le terrorisme soit une forme de guerre. Les critiques de cette thèse ont vu le jour dans le sillage de la panique et des analyses apocalyptiques du 11 septembre 2001, et constituent désormais un corpus sérieux, développé et approfondi. La notion de code pourrait être d’autant plus éclairante, à condition de la confronter à celles de « loi », de « coutumes », etc., qui ont justement des résonances linguistiques et psychanalytiques.
Enfin si l’on sait gré à L’Heuillet de ne pas s’appesantir sur la définition de la modernité et sur les rapports que les terroristes entretiennent avec elle, le lien n’est pas clairement établi entre l’archaïsme et la modernité, la visibilité et l’invisibilité des terroristes islamistes. L’éclairage sur la modernité éclipse la question cruciale de la démocratie confrontée à ses contradictions en même temps qu’au terrorisme. En voulant jusqu’au bout discréditer le terrorisme, l’auteur en rabat sur ses propres forces argumentatives : certes le terrorisme nie la démocratie en s’attaquant à la masse anonyme, il est inféodé à l’image médiatique tout comme la démocratie qu’il critique, mais si l’on veut condamner définitivement, résolument et absolument le terrorisme, ce jugement moral mâtiné d’analyse sociologique paraît bien faible. Pourquoi l’auteur recule-t-elle devant ce qui paraît être l’aboutissement logique des thèses fortes qui précèdent ? C’est sans doute qu’elle réserve sa meilleure arme pour la dernière partie de l’ouvrage.
La définition, pour être dérangeante, n’en est pas moins stimulante et mériterait une étude en soi : les terroristes seraient des pervers au sens psychanalytique du terme. On retiendra de cette synthèse historique et philosophique, empruntant des chemins de traverse bienvenus, l’approfondissement du messianisme – une très bonne page sur Gandhi enfin cité textuellement et la comparaison entre non-violence et terrorisme suicidaire – qui aboutit à une ultime thèse faussement paradoxale : le terrorisme est nihiliste mais le nihilisme le réfute.