Quelles étaient les représentations mentales occidentales du Moyen-Orient au tournant du XXe siècle ? En étudiant le champ restreint de la cartographie, Daniel Foliard s’attache à dessiner une « carte mentale » de la pensée impériale britannique.
Quelles étaient les représentations mentales occidentales du Moyen-Orient au tournant du XXe siècle ? En étudiant le champ restreint de la cartographie, Daniel Foliard s’attache à dessiner une « carte mentale » de la pensée impériale britannique.
Daniel Foliard revient dans Dislocating the Orient sur les origines du Moyen-Orient, tant dans les termes que dans les représentations mentales occidentales de la région. En huit chapitres suivant la chronologie de l’évolution des investissements européens entre l’Égypte et l’Inde, l’auteur retrace, à travers l’histoire du développement de la cartographie moderne, les transformations intervenues au cours du lent déclin de l’Empire ottoman entre la fin de la guerre de Crimée et les négociations de paix de 1918-1921.
Cet ouvrage s’inscrit dans une historiographie fournie dont le dernier acte d’importance date de 2011, avec le retentissant A Line in the Sand de James Barr (Londres : Simon and Schuster, 2011). Mais l’ouvrage de Daniel Foliard se conclue pratiquement là où celui de James Barr commence, à savoir aux négociations interalliées de la Première Guerre mondiale. Il fallait remonter à 2000 pour voir une publication très complète sur des thèmes similaires à ceux de Dislocating the Orient, avec l’ouvrage de John James Moscrop, Measuring Jerusalem : The Palestine Exploration Fund and British Interests in the Holy Land (Londres : Leicester UP, 2000). D’autres monographies plus anciennes (citons le très solide ouvrage d’A.L. Tibawi, British Interests in Palestine, 1800-1901 : A Study of Religious and Educational Enterprise, Londres, Oxford UP, 1961) exploraient des thèmes communs à l’ouvrage de Daniel Foliard, mais sans tenter de proposer une analyse intellectuelle de la signification de la cartographie britannique pour l’Empire. C’est l’une des forces de Dislocating the Orient que de proposer une lecture quasiment littéraire des cartes d’État-Major, et de tenter de se détacher d’une vision strictement géopolitique.
À travers trois grandes périodes historiques (de la guerre de Crimée à 1869, de 1869 à l’occupation de l’Égypte en 1882 puis des années 1890 à la Première Guerre mondiale), Daniel Foliard soulève de nombreuses questions passionnantes quant à l’impact de la cartographie militaire et journalistique sur les prises de position impériales des Britanniques entre Suez et Bombay, en focalisant l’attention sur la Turquie, la Palestine, la Syrie, l’Égypte et la Perse. L’auteur réussit à dépasser la facilité d’inscrire son ouvrage dans l’actualité en étudiant plutôt l’impact culturel de la production de cartes pour le grand public ou pour celui, plus restreint, des diplomates et des militaires. C’est ainsi le rôle des explorateurs et des aventuriers amateurs, au cours des années du Grand Jeu anglo-russe, qui est d’abord étudié, l’accent étant mis sur l’aspect artisanal des débuts de l‘intérêt pour une cartographie moyen-orientale. Daniel Foliard constate alors fort justement que l’amateurisme et l’aspect parcellaire de cette première cartographie très incomplète de la région par certains Britanniques ne fit, in fine, que renforcer la dimension mythique que les Occidentaux attribuaient aux terres qui avaient vu naître la civilisation judéo-chrétienne.
L’auteur en arrive à une conclusion malheureusement toujours d’actualité : le Moyen-Orient ne peut échapper à son passé biblique. Lors de la Première Guerre mondiale, note-t-il par exemple, l’absence de cartes fiables au cours de la campagne de Mésopotamie, avec son lot de places, de villages et de chemins anonymes poussèrent les militaires à se référer aux dénominations tirées de l’Ancien Testament pour identifier certains lieux clefs : ainsi, Sodome et Gomorrhe, Dan et les frontières des 12 tribus d’Israël firent-elles leur réapparition sur les cartes au moment même où, paradoxalement, la science allait permettre à la cartographie de faire sa grande révolution grâce à l’aviation. Dans le même temps, cependant, les cartes produites à partir de la fin de l’ère victorienne tendirent à montrer l’avenir plutôt que le passé : on s’appuyait alors sur des termes bibliques en projetant le futur géopolitique de la région sur les cartes. Or, tous ces blancs laissés sur les cartes révèlent aussi, selon Daniel Foliard, une réelle fragilité de l’Empire britannique lié à un manque criant de connaissances des territoires placés sur la route des Indes. Si psychologiquement ces absences pouvaient renforcer l’attrait des Victoriens pour un Orient biblique fantasmé, la disparition des vides sur les cartes s’imposa tout autant que le besoin de faire entrer la région de plain-pied dans le présent au tournant du XXe siècle.
Cet aspect culturel est probablement l’un des plus intéressants de l’ouvrage : en s’appuyant sur une connaissance technique des méthodes de publication et des repérages topographiques, l’auteur montre avec une certaine finesse que les cartes ne font que représenter un espace mental européen plutôt que la réalité des territoires évoqués. Ce sont en effet plusieurs ombres qui planent sur le livre de Daniel Foliard : celle de John Mackenzie premièrement, lorsque Dislocating the Orient montre la manière dont la cartographie est révélatrice d’une vision britannique des « autres » coloniaux, celle de Benedict Anderson ensuite, dont les « communautés imaginées » trouvent ici un terrain d’expérimentation parfaitement adéquat, celle d’Edward Saïd enfin, même si l’on ne manquera de percevoir une volonté de prendre certaines distances avec l’œuvre de l’auteur d’Orientalism en dépassant une grille de lecture essentiellement littéraire.
Cette force de l’ouvrage de Daniel Foliard pourrait cependant constituer dans le même temps sa faiblesse, car en empruntant à l’essai mais en adoptant une méthodologie résolument historique, basée essentiellement sur des sources primaires issues de différents fonds d’archives français, britanniques et américains, le lecteur perdra parfois de vue la grande histoire au profit de la petite, parfois même de l’anecdote historique dont il sera donné une valeur universelle. L’organisation bibliographique reflète par ailleurs le manquement principal de l’ouvrage, à savoir un appareil critique théorique trop peu présent : deux pages et demie sont ainsi consacrées à la liste des nombreuses sources primaires mobilisées, contre deux pages de sources primaires publiées (mémoires, autobiographies, récits de voyage) et seulement une demi page pour les sources secondaires théoriques [1]. Si les sources primaires d’archives sont omniprésentes et régulièrement mises à contribution – ce qui constitue le point saillant de ce travail –, on retrouve de nombreuses références historiques et théoriques distillées au long de l’ouvrage mais non-listées en bibliographie. Pour autant, cette faible mobilisation de l’appareil critique théorique se fait parfois ressentir, dans la fin de l’ouvrage essentiellement, par l’absence d’une vision plus large des événements étudiés. Le lecteur non-spécialiste de l’histoire impériale britannique regrettera un manque d’ancrage certain de la petite histoire dans celle, plus large, des évolutions idéologiques et politiques de la Grande-Bretagne des années 1850-1920 : les termes « libéral(e) » et « conservateur » ne sont à titre d’exemple pas évoqués pour traiter des grandes orientations et des grands revirements des politiques de l’Empire entre la naissance du libre-échange institutionnalisé et la reconnaissance de l’ascendant américain et de son corollaire anti-impérialiste au cours des années 1914-1920.
Cependant, reconnaissons que le but avoué de l’ouvrage de Daniel Foliard est de tracer une « carte mentale » de la pensée impériale britannique concernant le Moyen-Orient, et pas une histoire de la région ou de l’Empire. Le sort du Moyen-Orient apparaît ici conditionné par la culture biblique occidentale, non moins que par une forme plus ou moins poussée de millénarisme au tournant du siècle précédent, qui enfermèrent la région dans un tropisme anti-moderne. C’est ainsi avec une grande humilité que l’auteur reconnaît ne pas avoir constamment inscrit son analyse dans une histoire plus large pour se concentrer sur l’aspect culturel du quadrillage cartographique de la région. Reconnaissons de même la solidité des analyses et l’originalité de l’ouvrage qui à aucun moment ne pêche par facilité et se permet d’explorer de nombreuses pistes en chemin, au nombre desquelles nous relevons en particulier le rôle des femmes dans l’exploration britannique et dans la publication des cartes, l’émergence du renseignement militaire et l’inclusion de plus en plus sensible des statistiques et de la topographie chez les fonctionnaires du Foreign Office puis, enfin, de l’absence parfois étonnante de concertation entre Foreign Office, War Office et Amirauté. C’est ainsi, pour finir, une autre ombre, celle de John Seeley et de son idée de « fit of absence of mind » dans la construction de l’Empire, qui plane sur cet ouvrage. En étudiant le champ restreint de la cartographie, Daniel Foliard met ainsi en lumière certains traits caractéristiques de l’impérialisme britannique, oscillant entre amateurisme, jingoïsme [2] et croyance en un destin impérial particulier.
par , le 18 octobre 2017
Flavien Bardet, « Les cartes de l’Empire », La Vie des idées , 18 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-cartes-de-l-Empire
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