Les jeux vidéo sont un fait social massif, aussi bien par l’ampleur de son chiffre d’affaire que par celle de ses pratiques. Cet univers masculiniste se caractérise par une tension entre la mainmise des industries marchandes et l’autonomie de ses diverses sous-cultures.
Les jeux vidéo sont la plus jeune des industries culturelles. Ils sont devenus, avec la massification de leur pratique au cours des années 2000, l’un des loisirs les plus répandus dans les pays industrialisés [1]. Il s’agit d’une industrie culturelle importante, avec un chiffre d’affaires estimé à 5 milliards d’euros en France [2], plus que la musique enregistrée ou le cinéma. Le succès des jeux vidéo auprès du grand public s’est accompagné d’une série de controverses et de scandales toujours vivaces. Les années 1990 furent marquées par des débats sur les dangers des représentations de la violence dans les jeux vidéo ; les années 2000 par des dénonciations du caractère addictif des jeux vidéo en ligne. Ces deux problèmes publics sont encore d’actualité : aux États-Unis, chaque tuerie de masse réactive la question de la violence des jeux vidéo. Désormais, les tensions les plus fortes dans le débat public se situent autour de la misogynie, du racisme, de l’hétéronormativité, et plus largement de la fermeture de ce monde.
Les jeux vidéo sont rarement considérés par les sciences sociales. Il s’agit en effet d’un loisir numérique : or, la technique, notamment les techniques d’information et de communication, embarrassent les sociologues (Dagiral et Martin 2017), et les loisirs, objet de débat central de la sociologie il y a encore quelques décennies (Dumazedier 1962 ; Bourdieu 1979), font désormais l’objet de peu d’enquêtes. Dans cet essai, je propose, à partir d’une synthèse de travaux menés en France et à l’international, un éclairage de trois problématiques centrales et interconnectées que posent les jeux vidéo. Une première interrogation sur les publics contemporains du jeu met en évidence l’omniprésence de ce loisir, mais la massification de la pratique s’accompagne d’une différenciation importante, un indice supplémentaire des inégalités persistantes d’usage du numérique (Pasquier 2018). Ensuite, l’examen de la dynamique d’intégration de l’industrie des jeux vidéo met en lumière une tension fondamentale entre l’autonomie des sous-cultures fans et le contrôle croissant exercé par les industries culturelles. Enfin, malgré la massification des publics, l’image dominante du joueur demeure jeune et masculine. Les jeux vidéo se caractérisent par des mouvements sociaux masculinistes défendant une exclusivité du médium. La troisième partie de l’article examine ces mouvements et leurs conséquences sur les pratiques féminines des jeux.
Une pratique de masse fortement différenciée
Les jeux vidéo ont une histoire déjà longue. Comme le raconte Mathieu Triclot (2011) dans son ouvrage sur les formes d’expérience du jeu vidéo, ils naissent, dans les années 1950 au sein de départements d’informatique des universités états-uniennes, de détournements d’usage des ordinateurs employés par les chercheurs. Ils ont depuis connu plusieurs grandes mutations, liés aux contextes de leur conception et de leur pratique. Après ce moment universitaire, les jeux vidéo intègrent les lieux de sociabilité masculine, les bars, bowlings, etc., puis les salles d’arcade, dédiés à leur pratique. La filiation principale du médium, alors, est avec les jeux de bars : ils sont les héritiers des fléchettes, du billard et du flipper ; leur public est masculin, jeune et populaire – l’inverse, au genre près, de ce qu’il était à l’université.
Le tournant le plus important est celui qui se produit dans les années 1980, et se solidifie dans les années 1990 : la domestication du médium. La naissance de l’informatique personnelle, avec la miniaturisation des composants informatiques, permet à l’industrie de produire et de vendre des consoles, branchées sur le téléviseur ; et les jeux font partie des premiers logiciels proposés sur les ordinateurs personnels. L’engouement important conduit l’industrie à sa première crise de surproduction dès 1983 (Gallagher et Park 2002). La domestication des jeux modifie considérablement leurs publics. Il rajeunit fortement, du moins pour ce qui concerne les consoles, qui sont vendues avec pour cible les « familles », c’est-à-dire les couples avec enfants ; il se féminise un peu, le foyer étant plus favorable à la pratique féminine que les lieux de sociabilités masculines ; et il s’embourgeoise, là encore relativement, touchant d’abord les classes moyennes et supérieures. Le public des jeux sur ordinateur est un peu plus âgé et plus riche, comme le montre l’enquête pionnière de Pierre Bruno (1993) ce qui tient notamment à la diffusion précoce de l’informatique chez les cadres (Gollac et Kramarz 2000). Enfin, les années 2000 sont le moment de la massification du public des jeux vidéo : l’écart de genre se réduit, les adultes jouent de plus en plus, et le jeu pénètre dans toutes les couches de la population, à la faveur de la massification d’Internet et de la généralisation du jeu sur des terminaux non dédiés, comme le téléphone portable.
Quelle place occupent les jeux vidéo dans nos quotidiens ?
La mesure de la pratique des jeux vidéo n’est pas aisée. La définition même de « jeu vidéo » est sujette à controverse : par exemple, les jeux sur mobile, comme Candy Crush, ou les jeux préinstallés sur des terminaux, comme le Démineur de Windows ou le Serpent des téléphones Nokia, sont souvent dénigrés par les joueurs, y compris ceux qui s’y adonnent (« je ne joue pas vraiment »), et même par les spécialistes universitaires, et le terme devrait pour eux être réservé aux jeux du cœur du canon, ceux produits pour les consoles et les ordinateurs. De fait, près de la moitié de la littérature académique est consacrée à quelques genres de jeux vidéo médiatiquement très visibles, mais relativement peu joués, les jeux multijoueurs en ligne (Coavoux, Boutet, et Zabban 2017). Ces luttes de définition tendent à idéaliser un public d’adolescents et de jeunes adultes masculins, et à invisibiliser les autres publics, pourtant engagés : les femmes, les enfants, et les adultes d’âge moyen ou plus âgés. De plus, il apparaît difficile de distinguer formellement ces deux ensembles, les « vrais » jeux vidéo et les jeux numériques « grand public » : les pratiques concrètes tendent à circuler entre ces catégories, les joueurs les plus engagés dans les jeux du cœur du canon étant aussi des consommateurs de jeux plus périphériques.
Dans l’enquête Ludespace, une étude par questionnaire auprès d’un échantillon de 2 542 personnes, dont 500 personnes de 11 à 17 ans, passée au téléphone en 2012, nous avons employé la définition la plus large, celle qui considère que tous les jeux présents sur des supports électroniques pouvaient être considérés comme des jeux vidéo. Cette définition est désormais celle qu’emploient les études de public menées par l’industrie. La pratique des jeux vidéo ainsi mesurée apparaît massive. Environ 6 enquêtés sur 10 affirment avoir joué à un jeu vidéo au cours des douze derniers mois. Cette proportion varie évidemment fortement, notamment en fonction de l’âge et du sexe. Chez les 11-17 ans, les jeux sont hégémoniques (plus de 95%), et les pratiques plus fréquentes et plus diversifiées que chez les adultes. À tous les âges, les femmes jouent un peu moins et un peu moins fréquemment que les hommes. Cependant, même les catégories les plus éloignées du jeu connaissent des taux de pratiques loin d’être négligeables. Ainsi, près d’un tiers des plus de 60 ans interrogés a joué au moins une fois dans l’année, et près de 15% l’ont fait au moins une fois par semaine ; et si les femmes adultes sont moins nombreuses que les hommes du même âge parmi les joueurs, la pratique au moins une fois dans l’année concerne tout de même une femme sur deux (Rufat, Ter Minassian, et Coavoux 2014).
La différenciation sociale des pratiques des jeux vidéo se caractérise, outre la fréquence de pratique, par les genres de jeux pratiqués. Chez les enfants et les jeunes adolescents, les jeux de simulation de vie (Les sims), de musique et de danse (Just Dance), et de plateforme (Mario) sont les plus représentés ; les adultes privilégient les jeux de cartes ou les jeux de chiffre et de lettres. C’est chez les adolescents et les jeunes adultes que les jeux du cœur du canon, comme les jeux de tirs, sont les plus pratiqués. L’orientation vers des types de jeux est fortement genrée (Coavoux 2019a), notamment chez les plus jeunes (Lignon 2013 ; Coavoux 2019b) – à l’adolescence, les pratiques culturelles sont un élément central de la construction des identités sociales, notamment genrées (Pasquier 2005 ; Octobre et al. 2010). La pratique des jeux vidéo est répandue dans toutes les classes sociales, mais l’on constate, chez les adultes, que les classes supérieures ont un taux de pratique plus faible que les classes populaires (54 % des cadres et professions intellectuelles supérieures contre 62 % des ouvriers), une pratique sur ordinateur (par opposition à la console) plus élevée, et des choix de genres comme les jeux de stratégies plus fréquents (par opposition aux jeux de tirs ou de combat), confirmant la persistance de distinctions repérées dans les années 1990 (Bruno 1993). En outre, on repère au sein des mêmes jeux des manières de jouer différentes, indiquant des écarts dans les formes d’appropriation du médium (Coavoux, Berry, et Boutet 2014).
Ces indicateurs dessinent ainsi un paysage dans lequel le jeu vidéo est une pratique massive, présente dans le quotidien d’une partie importante de la population, mais de manière différente. L’étude ethnographique des usages rend compte de la capacité des jeux à rythmer le quotidien, qui explique son ancrage dans les modes de vie actuels (Boutet 2011 ; Ter Minassian et Boutet 2015 ; Keogh et Richardson 2017). Ces recherches pointent ainsi l’importance de ne pas réduire le phénomène à une sous-culture adolescente.
Entre sous-cultures autonomes et mainmise de l’industrie
Le concept de sous-culture a été forgé par l’école de cultural studies de Birmingham pour désigner les ensembles cohérents de biens et de symboles (produits culturels, vêtements, attitudes, langage) qui rassemblent des communautés restreintes dans leur opposition à la culture dominante (Mattelart et Neveu 2003). Le prefixe « sous- » est purement descriptif (une sous-culture est un sous-ensemble inscrit à l’intérieur d’autres cultures) et non normatif (une sous-culture n’est pas une culture inférieure). Les cas d’école étudiés par les cultural studies sont les sous-cultures musicales : rocker, mods (Hebdige 1979), musiques électroniques (Thornton 1995), etc. À leur suite, les fan studies se sont intéressées à l’audiovisuel, le cinéma et la télévision (Jenkins 1992). Les sous-cultures se caractérisent par leur taille restreinte, le fort degré d’engagement nécessaire pour y participer, la force des frontières symboliques entre les membres et les non-membres, mais aussi l’activité et la productivité des membres (Fiske 1992).
Dans son compte-rendu de l’étude ethnographique par Gary Alan Fine (1983) de groupes de joueurs du jeu de rôle sur table Donjons et Dragons, Daniel Dayan (1986) propose de parler de « copyrighted subculture », une « sous-culture propriétaire » (Fine 2015a) ou « sous-culture sous droit d’auteur ». Les sous-cultures jeunes des années 1960 et 1970 se construisaient par le bas, par le rassemblement autour de musiques populaires, et laissaient une forte autonomie à leurs participants dans la fabrication des symboles. Les sous-cultures marchandes se définissent à l’inverse par leur fabrication commerciale : elles se constituent autour de biens industriels sur lesquels les publics n’ont aucune prise formelle – bien que leurs mobilisations contribuent à cette production. L’évolution contemporaine de la culture de masse renforce ce phénomène : commercialisation de la culture de fan, centrée autour de franchises transmédiatiques (Star Wars, Marvel, Lego, Pokemon…), diversification des âges des publics (des seuls adolescents à l’ensemble de la population), etc.
L’un des enjeux majeurs de cette marchandisation des cultures fans est le rapport de pouvoir entre les industries culturelles et leurs publics. Les mouvements de fans sont caractérisés par leur autonomie, leur capacité à participer à produire les mondes auxquels ils se réfèrent (Fiske 1992), par exemple via des fanfiction, « des textes que certains spectateurs écrivent pour prolonger, compléter ou amender leurs romans, films ou encore séries télévisées favoris » (François 2009, 159). La mainmise de plus en plus importante des industries culturelles sur ces univers réduit leur marge de manœuvre. N’importe quelle franchise se déploie désormais sous de nombreux médias, incluant jeux, films, livres, mais aussi figurines, costumes, objets du quotidien, etc., colonisant l’espace des fans et réduisant leur marge de manœuvre. Les jeux vidéo se voient intégrés à ces circuits transmédiatiques, par exemple via leurs adaptations cinématographiques (Blanchet 2010), réduisant la marge de manœuvre des fans.
Par ailleurs, dans le cas des jeux vidéo, la situation est aggravée par le tournant économique de l’industrie. Le modèle économique dominant jusqu’au milieu des années 2000 consistait en une transaction unique : le joueur achetait un produit fini, un jeu, dont il disposait à sa guise. L’avènement des jeux sur abonnement, avec les jeux en ligne, puis du modèle free-to-play – un jeu gratuit, mais dans lequel figure des possibilités d’achats de fonctionnalités supplémentaires, soit d’apparence, soit permettant de progresser plus rapidement – ont bouleversé cet équilibre (Benghozi et Chantepie 2017). La logique des microtransactions s’est généralisée, jusqu’à poser des problèmes publics spécifiques, comme les loots boxes, des objets virtuels achetés avec de la monnaie réelle sans que l’acheteur sache précisément ce qu’ils contiennent avant la transaction, désormais assimilés aux jeux d’argent dans certains pays comme la Belgique. Ainsi, un jeu acheté n’est pas forcément possédé en plein par le joueur. De fait, cela se traduit par un contrôle constant de l’éditeur de jeu : il ne livre plus un produit fini, mais un logiciel évoluant sans cesse, ne lâchant jamais prise sur son produit. La logique économique de l’abonnement ou du free-to-play impose d’ailleurs un renouvellement constant, pour maintenir un intérêt pour l’abonnement, et susciter de nouveaux achats. Ces renouvellements sont attendus par les joueurs, mais posent problème car ils tendent à remettre en cause les règles établies. Ainsi, dans un jeu en ligne, les mises à jour remettent en question l’engagement des joueurs qui voient disparaître leur capital accumulé en jeu (Coavoux 2011).
L’émergence de l’esport
L’exemple le plus récent de ce tournant est le monde de l’esport, les compétitions de jeux vidéo (Taylor 2012). L’existence de compétitions est ancienne : dans les années 1980, des systèmes d’enregistrement des records permettaient de classer les joueurs entre eux à distance. Les événements compétitifs, les tournois, ont d’abord été organisés par des tiers, bénévoles passionnés ou entreprises qui employaient des jeux multijoueurs sans que ceux-ci aient été spécifiquement fabriqués pour la compétition. Le succès, à la fin des années 1990, du jeu Starcraft en constitue le meilleur exemple. En Corée du Sud, un fort investissement public dans le réseau Internet et dans l’industrie du jeu vidéo conduit à l’émergence précoce des jeux vidéo comme sport instutitionnalisé : dès le début des années 2000, le pays se caractérise par un fort taux de pratique, l’existence de ligues professionnelles et de positions de joueur rémunérés, la diffusion télévisée, à grande audience, des compétitions, etc. (Paberz 2012, 251‑52), alors que le phénomène est bien plus discret dans les autres pays industrialisés. Les années 2000 et surtout 2010 voient, dans le monde entier, les éditeurs reprendre la main sur ces compétitions. Le tournant est notamment la sortie, en 2009, de League of Legend, un jeu free-to-play qui attire à la fois un grand nombre de joueurs et de spectateurs. Institutionnellement, l’esport cherche à imiter les mondes du sport, en reprenant par exemple le format des ligues sportives états-uniennes dans lesquelles des équipes doivent payer un ticket d’entrée pour avoir le droit de participer.
Mais contrairement aux sports traditionnels, où l’évolution des règles est lente, et se fait par consensus au sein des fédérations, les éditeurs de jeux ont tout pouvoir de modifier leur produit, tout comme les règles de la compétition. Ils disposent sur leur monde d’un pouvoir discrétionnaire. Ils peuvent, par exemple, interdire à un joueur ou à une équipe de concourir, sans recours possibles. Récemment, un joueur hong-kongais du jeu HearthStone a ainsi reçu une sanction sévère (interdiction de participer à des compétitions et non-paiement des prix des compétitions récentes) pour avoir manifesté durant une partie diffusée en ligne son soutien à la mobilisation en cours sur l’île. Cette décision a fait l’objet de réactions indignées, au sein de la communauté des joueurs et bien au-delà, qui ont obligé l’éditeur, Blizzard, à alléger cette sanction. Mais le cas est emblématique de centaines de situations bien moins médiatisées, dans lesquelles la participation des joueurs est mise en danger, parfois de manière définitive, avec peu de recours possibles.
En outre, les objets dépendants d’un producteur tout-puissant ont également pour caractéristique d’avoir des durées de vie limitées. Peu de jeux vidéo dépassent les dix ans d’existence ; et les jeux les plus populaires ne peuvent espérer le rester que quelques mois à quelques années, à de rares exceptions près. Le développement contemporain de l’esport prend appui sur le nouveau marché du streaming. Sur des plateformes comme Twitch.tv, des joueurs compétitifs, ou alors des vidéastes ayant d’abord des talents d’animation, à l’image des vidéastes de YouTube, diffusent en direct leurs parties, et interagissent avec leur public par le biais de chats. Il existe désormais un public de spectateurs de jeux vidéo. Le fort renouvellement de l’offre pose des problèmes spécifiques pour ces animateurs, qui doivent s’adapter constamment à la demande en changeant de jeux privilégiés. Le pouvoir des éditeurs sur leurs produits, ainsi que la forte concurrence entre les jeux, font peser une menace constante sur eux : celle de s’enfermer dans un jeu moribond, ou de rater le coche lorsque sortira le prochain jeu très populaire. Dans une enquête menée en 2017-2018 avec Noémie Roques sur les vidéastes utilisant cette plateforme, nous avons constaté que le renouvellement des titres était une préoccupation constante pour les producteurs de contenu, qui doivent sans cesse anticiper les sorties de jeux à venir, et parier sur les plus susceptibles d’obtenir un grand succès.
Pour les joueurs professionnels, les enjeux liés à la durée de vie des jeux sont encore plus aigus, car leur carrière est liée à des titres particuliers, et dont la compétence, mais aussi la réputation, n’est que partiellement transférable d’un jeu à l’autre. Si la reconversion des joueurs professionnels constitue un problème dans tous les sports, il est le plus souvent lié à l’évolution de la performance avec l’âge, et non à l’obsolescence rapide des disciplines comme c’est le cas pour les joueurs d’esport.
Des revendications masculinistes
Les jeux vidéo se trouvent donc engagés dans deux mouvements, la massification de leur pratique d’une part, et l’intégration croissante de l’industrie, conduisant au renforcement de sa mainmise sur les sous-cultures, d’autre part. Ce double mouvement permet de mieux comprendre les conflits et les tensions qui traversent actuellement le monde des jeux vidéo.
Une première opposition clive cet univers : celle qui sépare les jeux du cœur du canon et les jeux perçus comme produisant des expériences de faible intensité. La définition du joueur légitime lui est liée : le « vrai » joueur serait celui qui joue à des « vrais » jeux. Cette définition tend à invisibiliser et marginaliser les femmes (Lignon 2013) en associant le jeu à la masculinité (Paaßen, Morgenroth, et Stratemeyer 2016). Ces dernières années, les luttes de définition se sont accentuées du fait, notamment, de mobilisations masculinistes de groupes de joueurs particulièrement virulents.
La mobilisation la plus emblématique est le Gamergate. Son point de départ est une affaire privée devenue scandale [3]. Suite à une séparation, un développeur de jeu publie un billet de blog diffamant son ex-compagne, elle aussi conceptrice indépendante de jeux vidéo, qu’il accuse d’avoir cherché à obtenir des faveurs de la presse dans la couverture de ses jeux. Le mouvement se structure sur les réseaux sociaux autour du hashtag #Gamergate. Ses défenseurs mettent en avant la dénonciation de la collusion entre la presse et l’industrie des jeux vidéo. Mais leurs actions portent surtout sur la place des femmes dans le secteur, comme conceptrices ou comme joueuses. Une mobilisation, peu centralisée (Mortensen 2016) mais extrêmement virulente, vise directement les femmes. Les militants du Gamergate organisent des campagnes coordonnées de harcèlement, ciblant des femmes visibles dans le milieu, notamment des conceptrices et des journalistes très présentes sur les réseaux sociaux (Massanari 2016).
L’épisode révèle de façon exacerbée la définition masculine du joueur que porte les sous-cultures des jeux vidéo. La plupart des militants du Gamergate sont ainsi ouvertement antiféministes, et considèrent que leur mouvement est justifié par ce qu’ils perçoivent comme une menace. Les jeux, selon eux, ont toujours visé un public masculin, et doivent demeurer ainsi. Les controverses récentes ont ainsi notamment porté sur la représentation des personnages de jeux vidéo, les mobilisations masculinistes, dans la foulée du Gamergate, cherchant à défendre l’hypersexualisation des personnages féminins, dénoncés par les féministes, ou encore à s’opposer à l’introduction d’une plus grande diversité de genre, de sexualité et de race dans les jeux vidéo, par exemple en critiquant en 2016 l’introduction d’un personnage lesbien dans le jeu d’action multijoueur Overwatch (l’information sur la sexualité du personnage, révélée dans une bande dessinée de la franchise, n’a aucun effet sur le déroulement du jeu). Lors de cet épisode, l’éditeur du jeu, et à travers lui l’industrie tout entière, a été accusé d’utiliser le jeu pour promouvoir une ligne politique progressiste.
Les femmes et les jeux vidéo
L’exclusivité des sous-cultures du jeu vidéo n’est cependant pas nouvelle : le Gamergate a contribué à révéler au grand public, plutôt qu’à créer, les difficultés auxquelles font face les joueuses. L’association du jeu à la masculinité précède les jeux vidéo. En tant qu’activité intellectuelle, les jeux sont associés dans l’imaginaire collectif à des masculinités alternatives, loin de la virilité traditionnelle et de ses manifestations corporelles, comme le sport. La réalité est toute autre. Dans les compétitions d’échec, les injures sexuelles, ou encore l’usage récurrent de la métaphore du viol pour désigner la victoire, sont la norme, et l’hostilité générale du milieu tend à exclure les femmes de la pratique compétitive dès l’âge des clubs scolaires (Fine 2015b). La position relativement dominée dans l’espace de la virilité des pratiquants de jeux de rôle ne les empêche pas d’entretenir dans leur pratique les normes de la masculinité hégémonique (Fine 1983 ; Lizé 2004). Les jeux vidéo n’échappent pas à ce tropisme masculiniste. Les représentations qu’ils véhiculent ont pu être décrites par le concept de « masculinité militarisée », un « ensemble partagé de liens sémiotiques tissés entre les thèmes de la guerre, de la conquête et du combat » (Kline, Dyer-Witheford, et Peuter 2003, 255). Au-delà, les pratiques des joueurs, en particulier de ceux qui se réclament d’une identité de « gamer », sont marquées par une forme de masculinité « geek » dans laquelle la maîtrise de la technologie est considérée comme fondamentale à la distinction des sexes (Kendall 2002).
Cette association des jeux vidéo au masculin a des conséquences importantes sur les joueuses. La possibilité de trouver des groupes de pairs où partager un intérêt pour le jeu est moindre pour les filles que pour les garçons (Coavoux 2019b), de sorte que les joueuses se trouvent plus souvent isolées (Soler-Benonie 2019). Elles doivent de plus se prémunir des figures féminines stigmatisées, comme la « fausse joueuse », pratiquant des jeux hors du cœur du canon, ce qui conduit les joueuses à masquer ces pratiques (Soler-Benonie 2019). En ligne, elles subissent violences verbales et harcèlement sexuel, en particulier dans les jeux compétitifs (Kerr 2003 ; Delamere et Shaw 2008), qui conduisent là encore à des stratégies de dissimulation et à des abandons de la pratique (Fox et Tang 2016). De façon générale, la moindre pratique des femmes, notamment adultes, s’explique au moins en partie par la violence des réactions auxquelles elles font face (Kerr 2003) et par la faiblesse des sociabilités ludiques féminines (Coavoux et Gerber 2016), deux phénomènes liés à l’association des jeux vidéo au masculin.
Les mobilisations masculinistes autour du jeu vidéo sont souvent rapportées à la massification de la pratique : la présence croissante de publics éloignés de la définition traditionnelle du cœur de cible de ce médium est venue menacer leur domination. La massification inexorable des jeux vidéo, l’un des loisirs les plus répandus aujourd’hui, conduit nécessairement à la diversification son public et à l’émergence concomitante de conflits entre les nouveaux venus et les fractions des joueurs les plus établis. Il convient cependant d’ajouter un autre facteur permettant de rendre compte des conflits traversant l’univers des jeux vidéo : l’intégration croissante de l’industrie. Alors que les sous-cultures se sont constituées comme des espaces d’autonomie de personnes rassemblées par leur passion, la mainmise grandissante des industries culturelles a réduit les marges de manœuvre de ces communautés. Les crispations actuelles, si elles sont ancrées dans une histoire de longue durée de la construction de masculinités centrées sur la maîtrise de la technologie, sont exacerbées par ce contrôle croissant.
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Pour citer cet article :
Samuel Coavoux, « Les jeux vidéo, sociologie d’un loisir de masse »,
La Vie des idées
, 12 novembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-jeux-video-sociologie-d-un-loisir-de-masse
Nota bene :
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[1] Ce texte s’appuie sur des travaux collectifs, notamment le projet Ludespace sur les publics du jeu vidéo en France, financé par l’ANR, porté par Hovig Ter Minassian, réunissant en outre Vincent Berry, Manuel Boutet, Isabel Colon de Carvajal, David Gerber, Samuel Rufat, Mathieu Triclot et Vinciane Zabban, ainsi qu’une recherche en cours de publication sur les vidéastes en ligne et leurs publics menée avec Noémie Roques. Je remercie l’ensemble des membres de ces projets, ainsi que Jules Naudet pour ses commentaires sur une première version de ce texte.
[2] Source : Xerfi, L’industrie du jeu vidéo, 2019, p. 8.
[3] On trouve un résumé détaillé de l’affaire dans les nombreuses publications dont elle a fait l’objet (par exemple Paul 2018, 80‑90).