La violence provoquée par la quête de la pureté de l’engagement au sein des groupes militants n’est pas nouvelle. Les années post-68 en témoignent : harcèlement moral, phallocratisme, homophobie, police des mœurs y faisaient des ravages.
La violence provoquée par la quête de la pureté de l’engagement au sein des groupes militants n’est pas nouvelle. Les années post-68 en témoignent : harcèlement moral, phallocratisme, homophobie, police des mœurs y faisaient des ravages.
Depuis quelques mois, des voix s’élèvent pour témoigner de la violence des relations interpersonnelles ou intergroupes au sein du milieu militant de gauche, notamment féministe. Certaines accusent l’effet amplificateur et délétère des réseaux sociaux qui, de par leur nature même, généreraient une montée de l’intolérance et en quelque sorte de la chasse en meute, quand d’autres y voient surtout une pente mortifère de « dérive identitaire » venue d’outre-Atlantique conduisant à des comportements sectaires et une fragmentation des causes dans des niches toujours plus restreintes et hostiles les unes aux autres.
Comme souvent, un simple décentrement du regard, sur une séquence historique ou une aire culturelle autres, conduit à nuancer la nouveauté apparente de tels phénomènes. Ces témoignages (de souffrances individuelles et de scissiparités des collectifs) font en effet singulièrement écho à ceux recueillis auprès des militants « gauchistes » ordinaires des années 1968 [1] . Bien que dans leur très large majorité ils ne regrettent en rien leur engagement d’alors, à l’inverse de la quasi-totalité des écrits d’ex-figures, réelles ou supposées, de l’époque, beaucoup font le récit d’une négation de soi dans des groupes à bien des égards tyranniques, tout à la fois peu sensibles à leur personne, mais pour certains très prompts à codifier leurs comportements et règles de sentiment au service d’un engagement total. D’émancipateur, le militantisme se fait aliénant, les relations de camaraderie muent en relations toxiques. Ce n’est qu’à partir de l’affaiblissement des convictions révolutionnaires, au mitan des années 1970, que des paroles privées, à la première personne, vont parvenir à se frayer une voie pour dénoncer ce qui sera qualifié d’« idéal limitant ». Celui-ci est alors associé au militantisme « viril » de l’extrême gauche, typique du modèle « révolutionnaire professionnel », en particulier par les militantes qui le quittent pour les collectifs féministes, pensant que la « sororité » les préserverait de ses dérives, et par voie de conséquence à un modèle d’engagement historiquement situé et donc dépassé. La suite, tout comme l’actualité sur laquelle nous ouvrions cet essai, ne donne pas raison à la prédiction.
Quelle que soit leur obédience, les organisations d’extrême gauche ont en commun d’être des « institutions voraces » ou « dévoreuses » (greedy institutions), d’exiger un engagement total, niant parfois le principe même d’espace privé, et par voie de conséquence, d’être aveugles aux états d’âme de leurs militants, lesquels les laissent volontiers sous silence, par refoulement. Par ce concept, Lewis Coser désigne des groupes, tels les jésuites ou les bolcheviques, « qui réclament l’adhésion complète de leurs membres et qui s’efforcent d’absorber l’intégralité de leur personne » [2] . Ils se caractérisent par leurs « prétentions totales sur leurs membres », une « loyauté exclusive et sans partage », par conséquent des attentes omnivores à leur égard : du temps certes, un dévouement et une disponibilité sans failles, mais aussi une identité exclusive les conduisant à chercher à limiter ou à fragiliser les liens extérieurs au groupe qui sont susceptibles de fragiliser le don de soi du militant. À la différence de l’ « institution totale » [3] d’Erving Goffman à partir de laquelle Coser a entamé sa réflexion, l’institution vorace n’est pas en mesure d’instaurer une coupure totale entre ses membres et l’extérieur. Par ailleurs, elle fonctionne non d’abord à la coercition, mais par la pression psychologique à la conformité, ce qui conduit beaucoup à anticiper volontiers les injonctions pour se mettre au diapason du groupe et de ses attentes. Ainsi, nul besoin souvent d’interdire formellement telle ou telle pratique susceptible de fragiliser l’organisation (comme, à l’époque, la consommation de stupéfiants) voire jugée futile (ainsi, côté maoïste, les attributs bourgeois que seraient les livres classiques ou a fortiori les disques dont l’abandon s’apparente à une technique de mortification).
Réunion le soir, tractage à l’aube aux portes des usines, manifestations et mobilisations diverses en journée. Le militantisme est chronophage et difficilement tenable sur la durée. L’épuisement physique guette les militants. Ivan, membre de la Gauche Prolétarienne (GP) marseillaise, parle d’un « engagement total » ; outre le travail en usine, il y a « tout le temps » des réunions,
tout le temps. On passait des jours et une partie des nuits à mettre au point des choses, à discuter, à mettre au point des actions...
– Et c’était exaltant... ? Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
– C’était surtout fatigant. J’en retiens que pendant trois ans, on n’a rien bouffé...
Sa camarade Camille est « devenue militante professionnelle » tout en travaillant en supermarché : « il y a une période où on ne mangeait même pas assez, moi j’ai été me retaper chez mes parents, je me faisais faire des piqûres de vitamines à la cité-U, on me regardait de travers parce qu’on croyait que je me droguais, mais c’étaient des piqûres de vitamines qu’un copain médecin et une copine infirmière me faisaient. »
Loin d’offrir du soutien, le groupe ignore les soucis de la vie quotidienne quand ils ne sont pas délégitimés ou moqués. Ainsi une militante enceinte en conflit avec la direction de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) lyonnaise s’entend rétorquer « que c’était sans doute parce [elle] avai[t]s des hormones qui [la] chatouillaient. » D’autres souffrent en silence de l’indifférence de leurs camarades à un deuil conjugal ou à la maladie d’un enfant, jusqu’à ce que le refoulé refasse surface à l’occasion de leur démission.
La violence des relations interpersonnelles est évoquée par une grande partie des enquêtés, jusqu’à conduire une militante à qualifier les membres de son groupe maoïste rennais Dimitrov de « fêlés » qui la vaccinent définitivement « contre le Grand Soir ». Les femmes font particulièrement les frais de cette violence psychologique interne et des rapports de domination qu’elle traduit. Parmi bien des témoignages, Martine, dont le militantisme au Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF) aixois fut pourtant court, dénonce à plusieurs reprises des groupes d’extrême gauche « très pernicieux », « une violence forte qui s’exerçait à l’intérieur des groupes ; c’est des années de grande violence personnelle, je pense que les gens exerçaient un pouvoir démesuré... »
Inimitiés et luttes fratricides, critiques et attaques ad hominem, scissionnites aiguës : les conflits sont légion et souvent de haute volée idéologique, mais à y regarder de plus près, les débats stratégiques et divergences d’analyse sans fin cachent souvent des rivalités de personnes en compétition dans des jeux de pouvoir. Le vernis idéologique craque parfois au paroxysme de la crise, comme en fut témoin un militant de l’Organisation communiste des travailleurs (OCT), très impliqué dans sa ville de province, mais qui la quitte en 1980, un an avant son implosion, dégoûté par les tensions internes : « je suis allé à Paris dans un congrès et quand j’ai vu que les dirigeants se traitaient de tous les noms d’oiseaux, là ça m’a fait craquer. » Cet envers du décor est particulièrement important dans l’univers de la gauche radicale où les liens affectifs sont forts, mais les questions personnelles indicibles, le leadership imposant et hautement concurrentiel qui se traduit par des « combat de coqs » où le statut des uns et des autres (jamais au féminin) se joue sur des réputations et des postures valorisant le masculin voire le virilisme.
Toutes à la recherche de la vertu révolutionnaire, les organisations trient ou sélectionnent leurs membres y compris sur la base de leur moralité. Un enquêté par exemple voit les portes du PCMLF se fermer en raison de son donjuanisme : « Je suis un sympathisant proche, mais en même temps mon profil ne leur convenait pas (...) parce que j’avais une vie dissolue et eux ils n’approuvaient pas du tout cela. Ils étaient très rigoristes, quand on les voyait on aurait dit des curés. » La phase de probation, ou de stage, longue de 18 mois pour qu’un sympathisant de la LCR en devienne membre à part entière, vise précisément à contrôler le recrutement par l’observation du comportement du postulant, comme l’apprend à ses dépens le jeune Volna, recalé car « sa vie privée n’est pas celle que l’on peut attendre d’un militant révolutionnaire » [4] .
Afin d’éviter que « l’économie libidinale » [5] de leurs activistes ne concurrence leur libido militante, deux solutions s’offrent aux institutions voraces pour réguler ces relations affectives, voire également sexuelles : leur prohibition, par exemple avec le célibat du « communisme de guerre », ou leur codification plus ou moins autoritaire. Une militante lyonnaise de Lutte Ouvrière (LO) se souvient par exemple qu’Hardy, le leader, rejetait le recours à la pilule au profit du coïtus interruptus, qui apprend la maîtrise de soi, et décourageait la maternité : « c’était se mettre une charge de famille incompatible avec le militantisme, c’était ça l’explication officielle. Je pense que l’explication un peu plus en creusant, c’était aussi que ça distrayait les gens du militantisme, ça les replongeait dans la vie quotidienne de Monsieur tout un chacun, ça les obligeait à avoir des contacts avec d’autres gens de la vraie vie, en quelque sorte ça les sortait du cocon quoi. »
Les organisations apparaissent contrastées dans leur rapport à la norme conjugale. Quand certaines s’en désintéressent (la LCR), d’autres ont des attentes et des exigences précises, telles LO. Les maoïstes semblent cependant en pointe, en raison sans doute de leur populisme foncier, ainsi que le suggèrent (entre autres) les propos d’une secrétaire de cellule du Parti communiste révolutionnaire marxiste-léniniste (PCRml) à Lyon, qui convole avec un autre militant au nom du principe que « pour arriver à transformer la société et à transformer les choses du côté des ouvriers, il fallait vivre un peu comme les ouvriers. Dans notre idée, les ouvriers se mariaient et faisaient des enfants. » Le manquement aux normes prolétariennes supposées entraîne une sanction ; le chef de la GP marseillaise, coupable d’infidélité, en fait les frais par la « remise à la base », c’est-à-dire l’obligation d’aller travailler en usine, pour « le remettre dans le droit chemin ». La même organisation, cette fois à Lille, oblige Pierre à accueillir chez lui une famille du lumpenprolétariat avant de changer d’avis et de les enjoindre à quitter son domicile. Pierre s’y opposant, il reçoit la visite de la responsable locale et d’un autre militant qui lui promet, lorsqu’ils prendront le pouvoir, de le « rééduquer dans une porcherie ». Quelques mois plus tard, au retour du service militaire, sa femme le quitte. Pierre se dispute alors de nouveau avec sa cheffe, la « direction de la GP » ayant décidé que ses filles devaient être gardées par d’autres militants, ce qu’il refuse. Quand il quitte l’organisation cette même année, il a « l’impression de sortir d’un monde de fous, et de [s]e retrouver dans la réalité. »
Le PCMLF et plus largement les autres groupes maoïstes attisent les critiques pour la violence morale qu’ils font subir à leurs militants à coups de règles et contrôle de comportements, sanctionnés par des séances d’autocritiques. Maria raconte comment elle et son mari passent d’une « ébullition militante » à un « assèchement intellectuel et humain » à force d’autocritiques car « on était trop intellectuels » et de reniements successifs de ce qu’ils sont. À l’entendre, ils y ont subi diktat conjugal (« il fallait se marier »), dépouillement matériel (« il fallait donner la moitié de son salaire ! »), moral et identitaire (« à un moment donné il ne fallait plus dire bonjour aux amis dans la rue parce qu’on devait être en trio résistant etc., comme si c’était la guerre ! » ; « on ne devait plus lire »). Mais c’est pourtant avec un sentiment de culpabilité, « avec le sentiment de trahir la classe ouvrière » qu’elle et son mari quittent l’organisation en 1975 « parce que les groupes sectaires, ils produisent cette culpabilisation ».
Hier signe de grandeur militante, la disposition à tout donner au groupe, à s’oublier au nom de la cause, devient au fil du temps et de l’éloignement du débouché révolutionnaire tant attendu un coût. Le burn out, la transformation des affects positifs (camaraderie militante, solidarité) en liens destructeurs à force de pression et de dogmatisme finissent par venir à bout de bien des vocations.
Départs fracassants ou le plus souvent sur la pointe des pieds, suicides en chaîne, autodissolutions de groupes locaux comme le groupuscule rennais Dimitrov qui s’autodétruit à coups d’exclusion de ses maigres troupes, jusqu’à exiger du mari qu’il préside au tribunal de sa femme en raison de ses origines bourgeoises dont elle ne parviendrait pas à se débarrasser – son autocritique ayant été jugée insatisfaisante, il est sommé de la quitter, ce qu’il fait. Les signes de crise du modèle du militantisme révolutionnaire se multiplient à compter de 1973. Des membres de la LCR prennent la plume pour demander à « moins user les militants », regretter l’absence de fraternité et de considération. Un texte du printemps 1975 publié par la revue Marx ou crève raillant ces plaintes et l’émergence du thème du « désir » dénonce les intellectuels « qui se mettent à cavaler aux basques de leur libido (…) et nous invitent à la danse plutôt qu’à l’effort et au sacrifice » [6]. Ce texte met le feu aux poudres dans le numéro suivant. Denise Avenas, alors membre de la direction fédérale du Nord de la LCR, fustige au nom des femmes « l’idéal limitant » qui sous-estime « le facteur humain » et les « rapports aliénés entre militants », tandis qu’un ancien militant, Michel Hascouet, signe un texte intitulé « Ligue et désir ou les incitations de la Ligue au suicide », qui sonne comme un appel au secours – il met fin à ses jours quelques semaines plus tard [7]. Ayant le sentiment de ne pas avoir été soutenu dans sa dépression, il y dénonçait « la manière dont la Ligue ressent les camarades qui l’ont quittée pour raisons personnelles et sont entrés en analyse. » Ce que reconnaîtra plus tard le Docteur Jacques Hassoun (Michel Péret) : « l’organisation dans laquelle Michel se reconnaissait, la LCR, ne lui a pas permis de passer un cap : par ignorance, par non disponibilité due à la surcharge des tâches militantes, mais peut-être aussi parce qu’imprégnés par l’idéologie dominante, nous continuons à diviser sujet public/sujet privé ». En terminant, il appelle à inventer « la nouvelle formule » du militant révolutionnaire [8].
Ces interpellations singulières quant à l’équilibre entre militantisme et vie quotidienne – on parle alors du « désir » et de la « subjectivité » – se frayent difficilement un chemin jusqu’à l’émergence de deux prises de parole collective qui réussissent à imposer que le privé est politique : la « question femme » et le mouvement homosexuel. Les plaintes des femmes gauchistes sont multiples et du reste communes à l’ensemble des entreprises politiques, partisanes comme contestataires : l’ignorance de la triple journée (celle du militantisme s’ajoutant à la double, professionnelle et domestique, des femmes) ; la répartition genrée des tâches contribuant à l’invisibilisation et la dépréciation de celles auxquelles elles sont dévolues ; le machisme voire les violences sexuelles symboliques (l’injonction à être « libérée », c’est-à-dire soumise au désir masculin) et parfois physiques (des affaires de viol ou d’agressions sexuelle précipitant leur départ de la LCR ou de Révolution !).
La dénonciation par les femmes du phallocratisme de la LCR est reprise par les homosexuels. Un texte de la commission homosexuelle parisienne, paru dans le Bulletin intérieur de juillet 1976, commence par relever le point commun entre la police, l’armée et la Ligue : celui d’être « avant tout un monde d’hommes, pas simplement numériquement, mais structurellement dans leur mode de fonctionnement, et ses bases psychologiques et idéologiques sous-jacentes (...) La virilité, la ‘grande gueule’, la force physique et le ‘courage mâle’ sont des valeurs qui ont plus que cours dans nos rangs. » Il poursuit en regrettant que
les oreilles des militants, ouvertes aux grandes orgues du discours politique (ce qui est nécessaire), se referment souvent lorsqu’il n’est plus question du bruit de l’Histoire, mais tout simplement du murmure quotidien, banal, lancinant – et politique lui aussi. Alors on se replie, on s’enferme, on en vient à penser qu’il ne s’agit là effectivement que de petits ‘problèmes personnels’, on s’imagine être le seul dans ce cas. Il ne reste plus qu’à militer, militer, jusqu’au jour où ce n’est plus possible, et où l’on se casse sur la pointe des pieds, sans désaccord politique, sans avoir eu les moyens de débattre politiquement de ces questions.
Le modèle du militantisme révolutionnaire léniniste prend l’eau. Après des tentatives d’auto-organisation ou de groupes de paroles pour verbaliser leurs souffrances, bien des militantes partent et migrent pour certaines vers l’engagement féministe, à bas bruit ou plus rarement par des prises de parole publiques comme celle d’Elsa, une des rares à avoir les moyens d’imposer la parution de sa lettre de démission dans Rouge, où elle critique « pêle-mêle, que les hommes et les femmes n’avaient pas le même créneau à la LCR, que tout était fait pour exclure les femmes mères de famille, pleins de réunions le soir, plein de trucs... Ils faisaient les trucs en boucle, quand ils avaient fait 2/3 trucs, ils recommençaient, c’était pas possible. » En même temps, elle quitte son compagnon, lui aussi à la Ligue ; l’entrelacement de l’engagement militant et de l’engagement amoureux étant assez fréquent dans ce type d’organisation marqué par l’endogamie, le destin de l’un rejaillit souvent sur l’autre. De leur côté, les homosexuels de la LCR, démissionnaires pour la plupart, fondent en mai 1979 la revue Masques et inventent la « militance » qui, à la différence du militantisme et de ses connotations militaires, insiste sur le vécu et le « privé – politique » [9].
Cette critique croisée des femmes (puis du féminisme) et du mouvement homosexuel a été analysée pour la LCR par des chercheurs, à commencer par Jean-Paul Salles, tandis qu’elle n’émerge que sur le registre du témoignage personnel chez les anciens maoïstes, ce qui a contribué à surestimer la contribution de la LCR à entendre et intégrer les critiques. Sans nier le rigorisme majeur des maoïstes, plusieurs fois souligné ici, ni l’incubation du mouvement homosexuel essentiellement à la LCR, sans doute faut-il nuancer ce qui apparaît comme une historiographie dominante légèrement enchantée.
L’épuisement et la remise en cause du modèle organisationnel d’inspiration léniniste ont en effet débordé des rangs des minorités sexuelles et des militantes. Et celles-ci n’ont pas toutes, loin s’en faut, porté le fer [10]. « Au sein de la GP, on est passé à côté du combat féministe, oui là complet. Rétrospectivement, je me dis, nous, les filles, on était bien bonnes », considère Camille. Au PCMLF, la question resta non seulement inaudible, mais même impensable alors pour la plupart des concernées qui d’ailleurs s’en étonnent aujourd’hui. Enfin, à part Vive La Révolution ! qui se saborde dès 1971, les organisations sensibles à ces questions, y compris la LCR, n’ont pas été vraiment bouleversées par leur irruption : le sujet du privé s’y impose douloureusement plus qu’il n’est vraiment accepté, et en grande partie par souci de distinction militante dans un contexte de crise généralisée de l’engagement d’extrême gauche, obligeant les groupes à se positionner, en particulier par la « question femme », sur un marché concurrentiel opposant principalement LCR et Révolution !.
Tout comme la « révolution sexuelle » puise ses racines des décennies bien avant 1968, ces évolutions apparaissent plus profondément comme la résultante d’une mutation de longue durée favorable à l’expression du « je » (en général) contre le « nous » de l’ensemble des institutions (conjugale etc.), y compris celle des institutions voraces dont les organisations continuaient à être l’expression. Le fait que les femmes puis les homosexuels aient été en première ligne de cette mutation (tout comme le fait qu’ils aient été les premiers à s’intéresser à la dimension affectuelle des mouvements sociaux) ne saurait surprendre. L’expression des sentiments est genrée et l’oppression des unes et des autres s’exerce d’abord sur leur corps et leur soi. Écartés de la sphère publique, ils y entrent par effraction en en subvertissant les codes, c’est-à-dire par l’importation de questions n’en relevant « normalement » pas [11].
Une autre interprétation dominante rapporte ces tensions au modèle du militantisme révolutionnaire d’inspiration léniniste dont les groupes d’extrême gauche se voulaient les héritiers. Ils en apparaissent ainsi, là encore sur le mode enchanté, comme le chant du cygne. La sociologue Rebecca Klatch les a pourtant également repérées au Students for a Democratic Society (SDS) des années 1960, puis dans le mouvement des femmes d’autant, note-t-elle, que le slogan « le personnel est politique » autorise en quelque sorte l’immixtion du groupe dans la vie personnelle des militantes [12]. La féministe étasunienne Jo Freeman en fut du reste victime. Connue pour avoir montré combien l’absence de structures formelles pratiquées, notamment, par les groupes de paroles des femmes, pouvait dans les faits générer de la tyrannie par leurs hiérarchies informelles et leur caractère exclusif, elle a témoigné dès 1976 des violences symboliques interpersonnelles au sein du « mouvement », jusqu’à la mise au ban définitive après la dénonciation publique et la diffusion de rumeurs pour détruire la réputation. Elle appela ce processus par lequel « ce qui est attaqué n’est pas ses actions ou ses idées, mais son moi », le trashing [13] (littéralement « mise à la poubelle »). Un processus qui a conduit le mari de Colette, militant nantais à la LCR, à mettre fin à ses jours en 1989 – bien après donc les années de militantisme révolutionnaire – comme elle l’explique :
Donc au retour de son année de congé organisationnel, quand il a dit : « Ça y est, je reviens », là l’orga lui a dit : « Niet ». Donc en fait il a été exclu. Moi j’ai les papiers, j’ai les papiers qui m’ont été redonnés plus tard par des gens qui les possédaient, qui étaient les comptes rendus des réunions internes de la Ligue pour son exclusion, j’ai les écrits, voilà. Mais ça ne leur avait pas suffi de l’exclure, ça s’est accompagné d’une campagne de dénigrement et quand une orga prend dans le nez un individu, c’est sauvage, c’est-à-dire que ça donne un modèle comportemental qui fait que les petits jeunes à qui on demande d’avoir la pureté de la conviction, c’était eux qui étaient les plus brutaux, d’autant plus qu’ils ne l’avaient jamais connu (...) Il était taxé de trahison, de social traître. Les petits jeunes ne lui disaient pas bonjour (...), ils changeaient de trottoir enfin c’était quelque chose d’assez dramatique.
Une telle issue tragique de l’engagement illustre sous une forme paroxystique le potentiel toxique du militantisme qui reste insuffisamment exploité par les chercheurs au profit de l’analyse de ses rétributions positives. La tension qu’elle révèle entre souci de se conformer au groupe et besoin d’affirmation en première personne est inhérente à tout processus de socialisation, et la socialisation secondaire opérée dans et par l’institution militante ne fait pas exception, on peut même penser qu’elle y est majeure depuis une cinquantaine d’années marquées par l’accélération continue du processus d’individuation. Tous les groupes n’y sont cependant pas également sujets car militantisme et engagement ne vont pas toujours de pair – il suffit de penser aux formes partisanes actuelles qui, pour la plupart d’entre elles, demandent peu à leurs membres et leur offrent du reste peu de place. Il en va autrement de ceux que l’on (et qui parfois se) qualifient aujourd’hui de « radicaux ». Deux éléments constitutifs les orientent vers la « voracité » et l’engagement total : leur aspiration à aller « à la racine » des maux qu’ils prennent en charge pour un changement en profondeur de la société les incline à l’intransigeance ; leur position en marges, qui les désigne comme subversifs pour l’ordre (social, politique ou sexuel), favorise sentiment d’adversité et repli sur soi déjà en germe dans leur volonté de rupture [14]. La dynamique s’est vérifiée pour les groupes d’extrême gauche des années 1970 ; elle pourrait aujourd’hui se cristalliser avec la montée des polémiques stériles tout autant que caricaturales portées contre certaines causes.
par , le 13 avril 2021
Isabelle Sommier, « Les pathologies du militantisme », La Vie des idées , 13 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-pathologies-du-militantisme
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[1] La réflexion qui a nourri cet article est ancienne. Débutée dans le cadre d’une thèse de doctorat (La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Presses Universitaires de Rennes, 1998), elle est principalement issue d’une recherche passée (ANR Sombrero, publiée sous le titre Changer le monde, changer sa vie à Actes Sud en 2018, en particulier des chapitres 16 et 18) et en cours sur les conséquences biographiques de l’engagement des années 1968 auprès de 400 activistes ordinaires de cinq villes de province.
[2] Lewis A. Coser, Greedy institutions : patterns of undivided commitment, New York, Free Press, 1974, p. 4-8.
[3] L’institution totale, élaborée à partir d’une recherche conduite dans un hôpital psychiatrique, se caractérise par la vie recluse, la prise en charge par l’institution de l’ensemble des besoins de l’individu, la surveillance, la coupure entre les organisateurs de l’institution et les membres « ordinaires », les obstacles aux conversations (Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Trad. Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 41 et suiv.).
[4] Cité par Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire, Rennes, PUR, 2005, p. 321. L’auteur rapporte également l’anecdote savoureuse des velléités du groupe rouennais à demander à ses militants leur adresse de vacances, p. 319.
[5] Jeff Goodwin, « The Libidinal Constitution of a High-Risk Social Movement : Affectual Ties and Solidarity in the Huk Rebellion, 1946 to 1954 », American Sociological Review, 62 (1), 1997, p. 53-69.
[6] Pierre Péju et Alain Brossat, “Un apolitisme nommé désir”, Marx ou Crève, Revue de critique communiste, n°1, avril-mai 1975, p. 75-87.
[7] Marx ou Crève. Revue de critique communiste, n°2, juin-juillet 1975.
[8] Dans Critique communiste n°4, décembre 1975-janvier 1976, p. 107-109, cité par Jean-Paul Salles, op. cit., p. 328, lequel compte 19 suicides dans ce groupe.
[9] Massimo Prearo, « La construction de la ‘militance’ gaie et lesbienne dans les années 1970 en France », in Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon et Fanny Gallot (dir.), « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Le genre de l’engagement dans les années 1968, Rennes, PUR, 2017, p. 139.
[10] Pour une illustration et une analyse de ces relations très différenciées des militantes à la question femmes, voir Clémentine Comer et Bleuwen Lechaux, « Vivre un double combat, mais à quel prix ? Les rapports contrariés des femmes gauchistes au féminisme », in Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier et collectif Sombrero, Changer le monde, changer sa vie, Arles, Actes Sud, 2018, p. 485-511.
[11] Dans son étude des féministes de la deuxième vague, Christine Bard, constatant que c’est pour beaucoup par le mode biographique que s’en est transmise la mémoire, l’explique par l’influence intellectuelle de la psychanalyse et le « travail sur soi » opéré notamment dans les groupes de conscience (in Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 15-21).
[12] Rebecca E. Klatch, « The Underside of Social Movements : The Effects of Destructive Affective Ties », Qualitative Sociology, 27 (4), 2004, p. 487-509.
[13] Jo Freeman, « Trashing : The Dark Side of Sisterhood », Ms. Magazine, Avril 1976, p. 49–51, 92–98. Dans les milieux militants actuels, on parle plutôt de calling out ou de shunning.
[14] Pour plus de développements sur les groupes les plus radicaux que sont les organisations clandestines, institutions totales (et non pas seulement voraces) s’il en est, voir Isabelle Sommier, « Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de fracture », in Lien social et Politiques, n° 68, 2012, p. 15-35.