Recensé : Jihane Sfeir, L’exil palestinien au Liban. Le temps des origines (1947-1952), Paris/Beyrouth, Karthala - IFPO, 2008.
Le siège, puis la destruction, par l’armée libanaise du camp de réfugiés palestiniens de Nahr al Bared (juin-septembre 2007), pour en déloger un groupuscule de militants sunnites radicaux récemment venus d’Irak et résolus à transformer le camp en foyer d’insurrection dirigée tout à la fois contre Israël, l’État libanais et le Hezbollah shiite, est sans doute l’épisode qui a le moins retenu l’attention des médias internationaux dans l’actualité chargée du Liban lors des trois dernières années. On peut s’interroger sur cette couverture plutôt pudique au vu de l’ampleur meurtrière de l’événement [1], des violations graves des droits de l’homme qui l’ont accompagné de la part d’un régime bénéficiant du soutien sans failles des présidences américaine et française [2], et de ses conséquences désastreuses pour les 30 000 habitants du camp, évacués sans préavis au début des combats et contraints d’assister impuissants à sa lente démolition à coups d’obus approximatifs. On peut aussi s’étonner que l’ironie sordide inhérente à la décision de passer par pertes et profits une ville bâtie à mains nues par des réfugiés déjà dépossédés de tout une première fois n’ait guère été relevée dans les comptes rendus.
Il est vrai que les tenants et aboutissants de l’affaire de Nahr al Bared n’étaient simples ni à comprendre ni à expliquer, et que, marquée par une union sacrée de la classe politique et de la société libanaises dans la lutte contre un « terrorisme » aux contours flottants, celle-ci apportait une fausse note dans le récit de fracture nationale auquel les médias avaient habitué leur audience s’agissant du Liban contemporain. Il est vrai surtout que, mettant en jeu le destin des réfugiés palestiniens du pays du Cèdre, elle touche à ce qui constitue sans doute le dossier le plus brûlant, le plus désespérant, du conflit israélo-palestinien, le moins soluble en tout cas dans une solution à deux États et, pour cette raison, le plus systématiquement gardé sous le boisseau. Qu’une telle solution, la seule qu’on dise possible à présent (mais jusqu’à quand ?), se heurterait au refus intraitable de l’État libanais de favoriser « l’implantation » (tawtin) des réfugiés, et laisserait de fait en suspens le sort des 300 000 Palestiniens du Liban, originaires des territoires conquis par Israël en 1948 et dont le « retour » dans une hypothétique entité Cisjordanie-Gaza déjà asphyxiée n’est guère envisageable – voilà des considérations qui renvoient implacablement, par-delà 1967 et les conséquences de la Guerre des Six Jours, à la dépossession qui est aux origines mêmes du conflit israélo-palestinien et dont, depuis le processus d’Oslo au moins, on préfère ne plus parler.
Le livre de Jihane Sfeir, L’exil palestinien au Liban. Le temps des origines (1947-1952), envoyé à l’imprimeur juste avant la destruction de Nahr al Bared, vient fort à propos rappeler que de tels événements n’arrivent pas dans le vide, et qu’un règlement de paix sérieux ne saurait faire l’impasse sur les défis moraux, politiques et humanitaires présentés par la présence palestinienne au Liban. Sfeir y brosse un tableau fascinant et subtil des toutes premières années d’une situation d’exil appelée à durer : composition et recompositions de la population palestinienne réfugiée en regard de la société libanaise ; typologie des expulsions, des arrivées et des installations ; tâtonnements institutionnels et politiques, enfin, aboutissant à la mise en place du régime administratif le plus dur du monde arabe concernant les « frères palestiniens » exilés et, conjointement, d’un discours stigmatisant leur présence comme insupportable pour le pays hôte.
En bon travail d’historien, l’ouvrage restitue la contingence d’un déroulement, et permet de mettre en perspective les termes dans lesquels sont le plus souvent appréhendés les débuts de la chronique palestinienne au Liban : en gros, ceux de l’arrivée soudaine de masses paysannes étrangères et désorientées, faisant presque immédiatement l’objet d’une politique de mise au ban et de contrôle strict de la part d’un État libanais de toute façon incapable de leur offrir un meilleur accueil. À l’aide d’archives mal connues ou inédites – rapports de terrain de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, minutes officielles et journalistiques de la vie politique libanaise de l’époque, témoignages oraux et, singulièrement, un lot massif de fiches familiales établies lors du recensement des réfugiés en 1951 –, Sfeir montre au contraire que ce récit stéréotypé n’a pu « devenir vrai » qu’au prix du refoulement de l’histoire partagée de deux sociétés étroitement imbriquées, par les réseaux commerciaux et religieux, le travail saisonnier et souvent des liens de parenté, avant la fixation des frontières en 1948. Qu’au prix, surtout, d’opérations administratives de tri et de classement visant à produire des arrivants assimilables (Palestiniens d’origines libanaise et arménienne, Chrétiens, notables disposant de réseaux anciens), et dont la naturalisation assez rapide contribue par contrecoup à la mise en place d’une figure épurée du réfugié (pauvre, malade, musulman, petit paysan) comme élément suspect à confiner dans des camps, à tenir légalement à l’écart du marché du travail, et à éduquer sans relâche et à la dure sur le caractère intenable de sa présence au Liban.
L’argument n’est pas entièrement nouveau, mais c’est la première fois qu’il est si solidement étayé par une discussion globale et serrée des méthodes, des acteurs et des résultats, très fluctuants, des premiers recensements des réfugiés, ainsi que sur une comparaison détaillée avec ce qui est connu de la société palestinienne avant 1948. Sfeir met ainsi en évidence des spécificités oubliées de la communauté palestinienne en ces premières années d’exil au Liban, par exemple l’importance numérique des Chrétiens dans ses rangs (20 à 25% des réfugiés), ou encore le fait que les travailleurs ruraux n’en constituaient qu’une faible minorité (29%). Elle montre aussi que les réfugiés, y compris leur fraction la plus déshéritée, firent preuve de bien plus de ressource et d’initiative qu’on ne le suppose d’ordinaire dans leurs stratégies d’installation, avant que ne se referme sur eux, au bout de quelques années seulement, l’étau réglementaire et policier de l’État libanais. Elle révise ainsi considérablement un tableau tendancieux, mobilisé jusqu’à ce jour pour justifier post hoc la politique de fragmentation et de marginalisation qui l’a rendu possible.
Les réfugiés et la construction de l’État libanais
Mais il ne s’agit pas seulement pour Sfeir de corriger par la preuve un récit simplifié et persistant. L’ouvrage développe aussi un petit nombre de propositions puissantes dont on attend avec une certaine impatience les réactions qu’elles vont susciter dans l’historiographie palestinienne, et surtout libanaise. Car la première de ces propositions, la plus forte peut-être, concerne au moins autant le pays hôte que les nouveaux arrivants. Sfeir soutient que l’arrivée et la mise au ban des réfugiés palestiniens ne constituent pas un développement périphérique mais bien plutôt un événement fondateur et déterminant dans la fixation d’une entité libanaise dont l’élaboration coloniale est, en 1948, encore récente et la pérennité loin d’être évidente.
En rappelant les faiblesses structurelles d’un État libanais à peine affranchi de la tutelle française, en retraçant l’émergence dans le débat politique et médiatique d’un discours de « l’étranger » (l-ajnabi) constituant une menace pour une identité libanaise au contenu pour le reste très disputé, en décrivant enfin, sur quelques cas précis, comment le traitement discriminatoire des arrivants est aussi l’occasion concrète pour l’État libanais de manifester sa présence, de se produire de fait en tant qu’État qui recense, classifie, distribue des papiers d’identité et contrôle les déplacements, dans des territoires et des populations où son influence se faisait à peine sentir, Sfeir montre que « les réfugiés palestiniens représentent l’élément manquant pour que s’opère la cohésion nationale » (p. 83) dans un contexte où celle-ci est singulièrement mal assurée. On hésite toutefois à parler de simple logique du bouc émissaire, puisque ces « étrangers » constituent un élément autant séparateur que fédérateur : immédiatement décomposée et différemment administrée à la lueur des catégories confessionnelles qui, dans les termes du régime politique en vigueur, médiatisent le rapport des citoyens libanais à leur État, la présence des réfugiés exacerbe l’identification nationale mais aussi les clivages tournant autour du poids démographique respectif des communautés confessionnelles et de sa traduction institutionnelle et politique. Bref, nous dit Sfeir, l’événement inattendu de la présence palestinienne contribue de façon fondatrice à « la réinvention d’un soi libanais » (p. 127), qui s’éprouve dans la distance qui le sépare des arrivants, mais comme inachevé et profondément divisé, jusqu’à ce jour, sur la nature du projet national que l’État devrait porter.
Des pratiques héritées de l’administration coloniale
La seconde thèse forte de Sfeir, étroitement liée à la première, concerne l’empreinte profonde et concrète de la gouvernementalité coloniale (le Mandat français, 1920-1943) sur la logique classificatoire mise en œuvre à la réception des réfugiés pour aboutir à cette mise en quarantaine légale, sociale et spatiale qui singularise le Liban parmi les pays hôtes (dont la Syrie et la Jordanie). Il s’agit notamment pour Sfeir d’expliquer la décision que les autorités libanaises de l’époque prirent d’enregistrer l’appartenance confessionnelle des réfugiés lors de leur recensement. Quand elle n’est pas regardée comme allant de soi, laissée à l’évidence trompeuse de catégories religieuses dont il s’agit au contraire de comprendre la fixation dans le champ politique, cette décision est souvent mise au compte d’une vague idéologie confessionnaliste qui serait propre au domaine libanais, voire à un Orient incapable du passage à la modernité laïque. Sfeir déplace et précise considérablement les termes du débat en montrant qu’elle s’enracine, bien plus spécifiquement, dans le détail concret de la pratique gouvernementale ¬(textes de loi, circulaires, protocoles bureaucratiques) héritée de la période coloniale. Confronté au défi de la présence soudaine et imprévue d’une importante population de réfugiés, le très jeune État libanais a recours aux outils administratifs mis en place par la puissance mandataire française pour mettre en ordre et gouverner la population libanaise : notamment, aux procédures et catégories mobilisées pour la naturalisation, en 1925, de réfugiés rescapés du génocide arménien, et surtout lors du recensement de 1932 qui répartit les citoyens libanais selon leur groupe communautaire et leur lieu d’origine.
La reprise bureaucratique d’une logique classificatoire propre à la pratique coloniale s’avère ici lourde de conséquences : elle est de fait la condition de l’application les années suivantes d’un traitement sélectif, à savoir la naturalisation discrète des uns (la minorité de Chrétiens) et la mise au ban des autres (la masse homogénéisée de Musulmans sunnites), désormais présentés comme un élément déstabilisateur du jeu fragile des communautés confessionnelles sur lequel repose le caractère exceptionnel de la nation libanaise. En outre, explique Sfeir, les catégories du recensement français de 1932 sont déterminantes dans la mise en place d’un discours qui oppose les arrivants palestiniens, comme présents illégitimes, aux émigrés libanais, absents légitimés par leur inclusion dans le dénombrement colonial. Les réfugiés sont ainsi presque immédiatement accusés de précipiter, par la pression qu’ils exerceraient sur l’économie du pays hôte, un mouvement de départ des Libanais, notamment Chrétiens, devenu structurel dans les décennies précédant leur arrivée. Comme le remarque l’auteure, on n’aurait là guère plus qu’un discours xénophobe banal s’il ne s’était traduit, au Liban, par une forêt de lois et de décrets barrant aux Palestiniens l’accès au marché de l’emploi, avec à long terme des conséquences sociales désastreuses (chômage et sous-emploi estimés aujourd’hui bien au-dessus des 50% dans les camps de réfugiés).
Mémoires et récits de l’exode
La troisième thèse forte de Sfeir, la première développée dans l’ouvrage, est peut-être aussi la moins aboutie, du moins en l’état. C’est d’autant plus dommage qu’elle repose sur un remarquable travail de collecte de récits oraux, et qu’elle soulève, du côté palestinien cette fois, des questions brûlantes sur les processus de subjectivation en rapport à l’expérience de l’exil. Sfeir propose en effet d’explorer les écarts, ou tensions, entre d’un côté la mémoire collectivement construite du corps national, avec son lot de silences, de simplifications et d’écrasements des singularités, et de l’autre la mémoire individuelle, inassimilable, de ceux désignés dans les problématiques des postcolonial studies anglo-saxonnes comme subaltern parce que leur voix est tue dans le récit de la communauté nationale. Pour ce faire, elle met en évidence, dans les récits d’exode qu’elle a pu collecter oralement auprès de réfugiés nés en Palestine, une dissonance entre deux registres de narration : d’une part, le registre figé, et profondément informé par l’élaboration rétrospective de la nakba comme événement intégrateur d’une nation en exil, d’un « désastre » qui s’abat de façon indiscriminée, avec ses passages obligés (beautés de la vie villageoise, trahison des Arabes, topoi sur la soudaineté impensable du déracinement ou l’humiliation de la vie de réfugié) ; d’autre part, le registre plus incertain et intime de l’exode comme hijra (littéralement, « émigration »), où s’expriment la singularité des stratégies et trajectoires de survie, et leur irréductibilité, douloureuse ou gratifiante, à l’épopée nationale.
La mise en évidence de cette tension, peu reconnue mais très palpable pour quiconque a travaillé sur le sujet de la mémoire de l’exode dans la communauté palestinienne, pose des questions fascinantes et difficiles sur le prix subjectif de l’appartenance à une communauté soumise à la violence politique. Mais elle souffre un peu d’être durcie sous la plume de Sfeir sous la forme d’une opposition tranchée entre la mémoire collective de la nakba comme « mythe » (p. 22), « notion floue » (p. 30) et « construction symbolique » (p. 57), et la mémoire individuelle de la hijra comme celle d’un « fait historique réel » (p. 22), « événement historique bien délimité » (p. 30), « réalité historique » (p. 57). La terminologie employée par Sfeir, outre qu’elle pourrait faire l’objet d’un usage tendancieux, implique une distinction, entre mémoire collective comme construction et mémoire individuelle comme donnée immédiate, discutable d’un point de vue anthropologique. Sans doute eût-il mieux valu se demander comment l’expérience de la violence et de la dépossession peut être, à la fois et différemment, intégratrice et individualisante, et quelles formations subjectives émergent de cette division.
L’historiographie libano-palestinienne n’est certes pas un champ apaisé, et Jihane Sfeir se fera probablement accuser d’être peu charitable avec un système libanais passé au crible de l’accueil qu’il fit aux Palestiniens expulsés. Elle peut désormais faire valoir que l’actualité récente du Liban – cette unité nationale retrouvée, après trois années de déchirures, dans l’élection à la présidence de la République du chef de l’armée, le général Michel Sleimane, dont la gestion intransigeante de l’affaire de Nahr al Bared a grandement assis la légitimité – valide précisément ses thèses qu’on risque de trouver les plus provocantes. Outre sa valeur de témoignage, ce solide travail d’historienne fait à nouveau la démonstration qu’un règlement durable du conflit israélo-arabe est difficilement pensable sans une réflexion profonde, au risque du vertige, sur le moment 1948 et les fondements du système étatique dans la région.